Penser la nature. Telle est la proposition au long cours des Conversations sous l’arbre. Ainsi de mars à novembre, 7 rencontres inédites auront lieu au Bois des Chambres, l’hôtel d’Arts et de Nature, du Domaine de Chaumont-sur-Loire. Pour inaugurer le Centre de réflexion de l’institution qu’elle dirige, Chantal Colleu-Dumond a souhaité inviter la philosophe de la fragilité Cynthia Fleury, le designer spécialisé dans les liens entre design et éthiques du care, Antoine Fenoglio, la chercheuse en psychologie environnementale, Alix Cosquer, la réalisatrice préoccupée de nature Coline Serreau, et l’artiste à l’écoute des Grands-Vivants, Stéphane Guiran, à explorer le thème du « Jardin qui soigne ». En immersion pendant 2 jours, les 23 et 24 mars prochains, participants et invités s’empareront de ce sujet : conférences, table-ronde, visites d’exposition et autres temps de discussions se succéderont. Pour l’occasion, ArtsHebdoMédias, partenaire de l’événement, a interrogé Stéphane Guiran à propos du lien que son œuvre entretient avec la nature.
ArtsHebdoMédias. – Comment êtes-vous devenu artiste ?
Stéphane Guiran. – Je suis devenu artiste en écoutant le vent… C’était il y a 22 ans, j’avais 33 ans et je venais de quitter Paris où j’étais directeur artistique de la société que j’avais créée lorsque j’étais étudiant à l’ESSEC. A côté de ce travail, j’avais depuis des années besoin de peindre. Je n’imaginais pas que cela puisse déboucher sur autre chose que le plaisir de faire. Des gens ont vu mes tableaux, m’en ont demandé, puis m’ont sollicité pour des expositions. Le vent a continué de souffler dans cette direction. Rien n’était prémédité, j’ai laissé faire les hasards de la vie, les synchronicités. Je laisse les choses me porter. C’est ainsi que je suis devenu artiste, que mon travail a évolué. C’est un principe… une façon d’être au monde.
Est-ce dans l’enfance qu’est né ce besoin de créer ?
Enfant, j’étais rêveur. J’ai grandi dans la nature. Je dessinais beaucoup. Mes parents étaient pisciculteurs et la période n’était pas facile pour eux. Je n’ai pas eu la possibilité de choisir un métier autour de l’art, il fallait que je m’assume rapidement. Je suis entré dans une école de commerce. Ce n’était pas moi, mais j’ai appris d’autres choses. Ces études ont structuré mon esprit rêveur, ont ouvert d’autres capacités, sans pour autant m’éloigner de la création. A cette époque, je me souviens être allé à la Fiac. Sur un stand, j’ai découvert le travail de Julius Bissier. La galeriste, qui avait senti que j’étais complètement happé par cette peinture, m’a offert un catalogue, qui fut une source d’inspiration durant les 10 ans où j’ai peint chez moi. Des années plus tard, cette même galeriste m’a écrit, puis m’a représenté. Elle s’appelait Alice Pauli. Il faut dire également qu’un de mes oncles était sculpteur. J’ai été marqué par son univers, sa liberté. C’était un contemporain d’Albert Féraud, la génération de César. Le travail de Beppo est très abstrait, typique des années 1970. C’est avec lui que j’ai fait mes premières grandes pièces. Il m’a donné les bases de la sculpture sur métal.
Comment êtes-vous passé des dessins-peintures aux sculptures ?
Je ne fais pas de distinction entre les disciplines. S’il vient l’envie d’une forme, quelle qu’en soit la technique, elle doit suivre. J’assimile les différentes pratiques dans la mesure où elles me permettent de réaliser ce que j’ai en tête. La soudure, par exemple, est vraiment instinctive. Mon oncle m’a initié et ensuite j’ai eu l’impression de faire corps avec le poste à souder ! En ce moment, j’ai une passion pour la terre et le sentiment est identique. J’écoute les choses et me laisse guider.
Quelle est votre définition d’une œuvre d’art ?
C’est une question difficile. Dans ma pratique, une œuvre d’art est la forme extérieure d’une narration intérieure. Je choisis une forme pour exprimer un récit qui vit en moi, de façon plus ou moins consciente. La forme peut être très libre. Parfois, je navigue à la frontière de la scénographie, de la sculpture, de la musique… Il peut y avoir de l’improvisation, de la performance… Il n’y a pas d’académisme, ni de carcan. Une œuvre d’art doit permettre d’amener quelqu’un à l’intérieur d’un récit. Peu importe sa forme, elle est partage d’une expérience. Un artiste est un créateur d’expériences.
Quelle est votre définition de la nature ?
J’ai été marqué par l’approche de Philippe Descola, notamment par cette idée que la nature n’existe pas, qu’elle est le fruit de notre pensée occidentale. Ayant grandi à la campagne, au milieu du monde végétal et animal, je n’ai jamais vraiment ressenti de séparation d’avec elle. La nature est l’ensemble du vivant, soit ce qui est habité par un état de conscience. Cela concerne aussi bien l’humain, que l’animal, le végétal, le minéral, et les écosystèmes, ce que j’appelle les Grands-Vivants. Par exemple, les lieux, les forêts, les montagnes, les glaciers… Tout cela est vivant. Ce sont des consciences auxquelles j’ai appris à me relier par la méditation. Ce lien que j’établis avec le vivant est le point de départ de toutes mes créations, et de celles que je fais en duo avec Katarzyna Kot.
Comment la nature est-elle entrée dans votre travail ?
Toujours le vent… En 2012, à l’issue de ma première exposition chez Alice Pauli, la galeriste m’a incité à chercher d’autres voies que celles des calligraphies d’acier que je réalisais depuis 10 ans. Elle avait l’intuition que je pouvais faire autre chose. La recherche, que j’entamais alors, m’a guidé vers moi-même. D’abord grâce au monde minéral. Je vis dans un petit village, dans une maison, tous deux posés sur un rocher. Là, j’ai commencé à pratiquer la méditation de façon quotidienne. Une méditation en lien avec les forces de la nature. Cette reliance m’a guidé vers de nouveau matériaux comme le verre, le cristal. Puis, je me suis pris de passion pour les cristaux. Je sentais qu’ils me transmettaient quelque chose. Ce travail intérieur m’a conduit à une forme de cocréation avec le vivant. J’ai voulu aller plus loin dans cette voie. Je me suis alors formé à la géobiologie et à la bioénergie, pour apprendre à travailler avec les forces présentes dans les formes et les lieux, dans l’ensemble du vivant. Depuis, je parcours dans la matière cet alphabet du sensible.
Vous évoquez la répétition, le silence, le vide, mais aussi la lumière, la plénitude, la paix. La recherche spirituelle a-t-elle pris le pas sur la recherche plastique ?
Je n’arrive pas à séparer les choses de cette manière. Je me sers de ce qui nourrit mon intériorité pour façonner des œuvres qui peuvent toucher les autres. L’intériorité pour moi est l’espace qui abrite notre conscience. Plus on l’agrandit, plus on fait grandir l’humain en nous. Je ne sais pas si je suis un être spirituel, simplement j’écoute respirer le monde et j’essaye d’entrer en résonance avec lui. Je ne fais pas de différence entre la méditation, la sculpture, le modelage de la terre, la musique, l’écriture… Tout est lié, indifférencié, et vit dans ce qu’Henri Michaux appelait l’espace du dedans. C’est mon matériau, il est fait de vibrations, d’émotions, de mouvements. Ma spiritualité est proche de la poésie. C’est un état d’attention au monde.
Comment travaillez-vous au quotidien avec la nature ?
Ce qui fait sens pour moi, c’est de créer avec un lieu. Autant que possible, je fais le vide, je libère l’espace pour recevoir ce que le lieu souhaite me donner. Puis j’écoute, je prends le temps de le laisser infuser en moi. En tant qu’humains, nous avons l’habitude d’entrer dans un lieu, pour ma part, j’essaie d’abord de le laisser entrer en moi. Je ne cherche pas à le maîtriser, mais juste à ressentir ce qu’il est. J’essaye de le sentir et non de le soumettre. Je laisse faire. Le Tao appelle ça le Wu Wei. C’est le vouloir non vouloir. Je pose une intention, esquisse un projet, puis laisse venir. Souvent, une image, un signe, une chanson ou un rêve viennent me guider. Par exemple à Chaumont, j’ai parcouru tout le Domaine en me laissant inspirer par lui. Je n’avais pas d’idées préconçues, et quand je suis entré dans le manège, j’ai reçu une image, comme une vision, très nette, qui est devenue le Nid des murmures. J’ai su que l’œuvre qui faisait sens dans ce lieu avait cette forme de nid, qu’elle était faite de pierres, ancrée dans le monde minéral et en même temps ouverte vers le ciel. Créer avec le vivant, c’est comme jeter une pierre dans l’eau et chercher à dessiner avec les ronds provoqués par son impact. Je cherche à cueillir ce qui respire dans le silence d’un espace, puis j’essaye de l’ébruiter.
Vous écrivez. Vos textes sont-ils explications, complément, partie intégrante, de votre œuvre plastique ?
Pourquoi mettre des frontières là où il n’y en a pas ? L’écriture s’inscrit dans ma recherche d’une forme d’art total, immersif, en mesure de nous mettre en résonance avec ce qui est profondément en nous. Mes œuvres sont des narrations, c’est donc naturel que mes textes viennent les nourrir. L’écriture, c’est de la sculpture faite avec des mots. Les textes peuvent donner à une œuvre ce que j’appelle un corps temporel. La plupart d’entre nous ne vivent l’œuvre que quelques minutes. Tandis que le récit écrit est une immersion prolongée qui peut durer des jours, voire des mois. J’aime expérimenter le temps long de ce lien à l’œuvre. Par ailleurs, j’attache une importance au fait de ne pas être explicatif, de mettre de l’espace entre le sens courant d’un mot et ce que l’imaginaire du lecteur pourra y mettre. C’est cet espace-là qui fait la poésie et m’intéresse. Je n’écris pas d’essais, je sème des images. La poésie est pour moi la forme la plus proche du vivant parce qu’elle laisse de la place à la vie intérieure de chacun.
Vous allez prendre la parole lors des Conversations sous l’arbre consacrées au « Jardin qui soigne ». Comment la notion de soin émerge-t-elle de votre travail d’artiste.
Les œuvres peuvent accompagner les personnes qui marchent vers une guérison. Les retours que j’ai eus, notamment du Nid des murmures, vont dans ce sens. L’harmonie avec le lieu transmet par résonance un état de vibration. L’être, qui entre et qui est prêt à un tel chemin, peut se mettre en mouvement, être enclin à une certaine harmonie intérieure. Le vecteur, c’est l’émotion, dans sa dimension étymologique, de mise en mouvement. L’émotion peut décristalliser les points qui ne demandent qu’à se transformer. Remettre en mouvement ce qui est figé en soi, c’est déjà se soigner.
Quelle est la qualité de la nature que vous aimeriez voir chez les humains ?
Ce qui me marque le plus dans la nature, c’est la notion de conscience collective qui lie tous les vivants. Il y a dans ce qu’on appelle la nature, nous les Occidentaux, cette capacité de concilier l’individualité d’un être et l’unité d’un groupe. Je trouve cela très beau. Dans Le rêve des neiges éternelles, vous voyez des centaines d’éléments, chacun incarnant un point de vue différent sur le monde, et pourtant l’ensemble forme une unité, un peu à l’image des murmurations ou des bancs de poissons formés d’individus singuliers mais porteurs d’une intelligence collective, une capacité à prendre forme ensemble. Pour moi, les Grands-Vivants nous montrent cela. C’est ce que j’exprime dans la répétition des formes que j’utilise en création. L’un est multiple et c’est ce qui fait sa force.
Contact> Les Conversations sous l’arbre, 23 et 24 mars, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Site de l’artiste : www.guiran.com
Image d’ouverture> Le rêve des neiges éternelles II, sculpture, 2022, verre, acier et chêne. ©Stéphane Guiran