Nil Yalter, une parole à écouter

Le Mac Val, à Vitry-sur-Seine, consacre actuellement à Nil Yalter une vaste exposition rétrospective qui prend la forme d’un parcours davantage thématique que chronologique, sillonnant plus de cinquante années d’une pratique autodidacte et pluridisciplinaire. Peinture, collage, dessin, photographie, installation, performance, texte, vidéo et art numérique sont autant de champs d’expression investis par l’artiste franco-turque pour développer une œuvre engagée et militante – elle se définit comme marxiste et féministe –, s’inscrivant à la frontière entre art et documentaire pour explorer plus particulièrement, à partir d’enquêtes sociologiques de terrain, les questions d’immigration, de genre et de classe, tout en s’intéressant aux croyances populaires et aux mythologies. « TRANS / HUMANCE plonge le public dans des paroles fortes, qui touchent autant notre sensibilité que notre désir de connaissance rationnelle, écrit Fabienne Dumont, historienne de l’art et co-commissaire de l’exposition avec Frank Lamy, chargé des expositions temporaires du Mac Val. Emblématiques des luttes et des désirs d’une époque, les pièces entrent en résonance avec la nôtre, même si l’influence de l’ethnographie et des événements politiques et sociaux les ancrent dans des lieux et des histoires particulières. » Morceaux choisis.

Harem (détail), Nil Yalter, 1980.

« Je suis une artiste », « Je suis / une Juive de Salonique / une musulmane de Bosnie », « Une Circassienne de Russie », « Une Grecque orthodoxe », « Je viens de Turquie, je suis de France », « Je suis une immigrée », « Une nomade, une mongole », « Exilée », « Je suis le message », « I am »… Ces courtes citations sont extraites du texte tracé à même le mur et déclamé en fond sonore d’une vidéo où défilent photographies, dessins et images de femmes, migrantes, travailleuses, manifestant dans les rues d’Alger. C’est sur une œuvre-manifeste (Les rites circulaires, Trans-Voices, 1992), dans laquelle Nil Yalter invoque différentes identités, toutes liées à l’histoire de sa famille, que s’ouvre l’exposition. L’écriture comme le médium vidéo sont des compagnons de longue date de l’artiste qui n’a eu de cesse, depuis les années 1970 et après une dizaine d’années dédiées à la peinture, d’emprunter à la méthodologie ethnographique pour mettre en lumière les conditions de vie de communautés marginalisées.

Toiles signées Nil Yalter.

Née en 1938 au Caire, d’un père alors fonctionnaire et d’une mère professeur de langues, Nil Yalter a grandi et étudié à Istanbul. Attirée très jeune par la peinture, elle se forme toute seule en s’appuyant sur la lecture de livres et de revues d’art, s’inspirant notamment des expressionnistes abstraits de la première moitié du XXe siècle. « Elle va aussi pratiquer la danse et, avec son premier compagnon, apprend le mime, précise Fabienne Dumont, historienne de l’art qui suit son travail depuis près de 25 ans et est l’auteur du premier ouvrage monographique d’envergure publié en français à l’occasion de l’exposition (1). En 1965, elle quitte la Turquie avec son second mari, qui est médecin, et arrive en France, où elle découvre que sa pratique est déjà datée et ancienne. Elle circule, regarde ce qui est en train de se faire et elle passe à une seconde phase picturale. » Débute une période influencée par les constructivistes russes et l’abstraction géométrique, tandis que les utopies inhérentes aux avant-gardes historiques nourrissent sa réflexion et ses recherches. « Les évènements de Mai 1968, le Mouvement de libération des femmes, un nouveau séjour en Turquie en 1971, où elle est marquée par la sédentarisation forcée des nomades et la rencontre avec l’ethnologue Bernard Dupaigne, sont autant de sources d’inspiration pour son œuvre », explique Fabienne Dumont. En 1971, également, la condamnation à mort, à Ankara, du militant marxiste-léniniste turc Deniz Gezmis amène Nil Yalter à réaliser un premier projet sociocritique (Deniz Gezmis, 1972), prenant la forme d’un ensemble de dessins, de photos et de textes, qui va engendrer un basculement de sa pratique.

La Femme sans tête ou la danse du ventre (détail), Nil Yalter, 1974.

La peinture devient un médium parmi d’autres, la vidéo – elle est l’une des premières artistes femmes à utiliser une caméra vidéo – occupant une place de plus en plus grande. En 1974, dans le cadre de l’exposition internationale Art vidéo : confrontation 74, proposée par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, elle présente La Femme sans tête, ou la danse du ventre. Dans cette œuvre devenue emblématique, Nil Yalter filme en plan rapproché son ventre sur lequel elle vient écrire de manière circulaire, à l’encre noire et sur fond de musique orientale, des mots dénonçant l’excision et la négation du plaisir féminin – « La femme véritable est à la fois convexe et concave, mais encore faut-il qu’on ne l’ait point privée, moralement ou physiquement, du centre principal de sa convexité : le clitoris. » – empruntés à l’ouvrage du poète, philosophe et historien René Nelli (1906-1982), Erotique et civilisations. Un geste qui fait par ailleurs référence à un rite ancestral anatolien lors duquel un imam vient écrire, à la demande du mari et dans un geste « guérisseur », des versets du Coran sur le ventre d’une femme infertile ou désobéissante… Trente-cinq ans plus tard, en 2009, l’artiste adresse dans une autre vidéo, bouleversante, le thème de la lapidation dont elle tient à rappeler l’actualité dans des pays tels que l’Arabie saoudite, le Nigeria, l’Afghanistan ou encore le Pakistan, pour ne citer qu’eux. Nil Yalter y imbrique des images d’elle-même, vue de dos, pierre en main, d’autres créées informatiquement, d’autres encore retravaillées après avoir été extraites d’une vidéo diffusée sur Internet montrant la mise à mort, à Bagdad, d’une jeune fille chiite de 17 ans tombée amoureuse d’un garçon sunnite (Lapidation, 2009).

Lapidation (détail), Nil Yalter, 2009.

Le numérique, Nil Yalter s’y est mise « toute seule ». « Comme pour la plupart des autres techniques », glisse-t-elle. Dès les années 1987-1988, elle réalise ses premières images de synthèse en deux dimensions, et intervient sur la vidéo. « Pendant une dizaine d’années, je me suis aussi servi de logiciels pour développer des formes simples d’interactivité. » En témoigne Histoire de peau (2003), où l’artiste filme et numérise son épiderme vieillissant, zoomant sur les marques et cicatrices qui sont autant de révélateurs d’une histoire et d’une identité singulières. Le visiteur est invité à saisir la souris posée en contrebas de l’écran pour interagir avec l’une des trois formes chargées de symboles apparaissant à l’activation de l’œuvre : le triangle – évocation de la femme dans certaines sociétés traditionnelles, ou de la revendication et de la lutte contre les répressions et les discriminations subies par les lesbiennes durant la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle les nazis marquaient d’un triangle noir les gens jugés inaptes à la société –, le rond – qui fait écho à la maternité et symbolise tout autant le début cellulaire de quelque chose que sa progression – et la croix – évocation du corps enfermé, de la torture morale et, bien sûr, de signes religieux. Six thèmes permettent par ailleurs d’accéder à un environnement particulier : « peau », « désir », « abstraction », « torture », « feu », « identité ».

Habitations provisoires (série), Les Bois-de-L’Etang à La Verrière, Nil Yalter, 1975.

Si les questions féministes sont centrales dans son travail, elles n’en forment pas moins un tout avec celles de la migration et des classes sociales, « envisagées en même temps », souligne Fabienne Dumont. « On entend rarement les femmes évoquer leur situation d’immigrantes et la manière dont elles se sentent. Or dans ses vidéos, Nil Yalter interroge des hommes et des femmes, octroyant systématiquement à ces dernières une véritable place. » Son engagement, l’artiste le traduit non seulement par son propos, mais aussi par son action sur le terrain, s’immergeant dans des contextes urbains, sociaux et politiques inhérents à des communautés données, provoquant la rencontre, le témoignage, l’écoute, la collaboration à l’aide d’outils ethnologiques. En 1975, par exemple, Nil Yalter accompagnait Bernard Dupaigne dans les bidonvilles de Noisy-le-Grand et d’Aubervilliers, puis dans la cité d’urgence accueillant des Algériens à Nanterre. Des panneaux et installations rassemblant dessins, photographies et textes viendront rendre compte de ces diverses expériences (série Habitations provisoires, 1975). « Il y a aussi toute la question des villes nouvelles qui est travaillée, poursuit Fabienne Dumont. Avec une série d’éléments qui sont pour la première fois donnés à revoir parce qu’on voulait également avoir un point de vue sur l’histoire de la France et les migrations qui lui sont liées. » Chicago (1975), qui tient son titre du surnom donné par ses habitants à un quartier de Saint-Quentin-en-Yvelines, où étaient hébergés des ouvriers et leurs familles venus d’Algérie moyennant des loyers modérés, mais dans des conditions sanitaires lamentables, est une installation composée d’une vidéo, d’une cinquantaine de photos et de trois textes tamponnés, à travers laquelle l’artiste tente de percevoir, et de faire comprendre, comment les « travailleurs et travailleuses dont l’Europe a besoin, mais qu’elle exploite, méprise et chasse à son gré (2) » vivent leur situation.

C’est un dur métier que l’exil, Nil Yalter, 1983-2019.

Dans le large couloir qu’emprunte le visiteur pour entrer et sortir de l’exposition, une immense œuvre murale :C’est un dur métier que l’exil. Jamais remontrée non plus en France depuis sa première présentation, en 1983, au Musée d’art moderne de Paris, la pièce n’a eu de cesse de se transformer selon le contexte et l’actualité de la ville et du pays l’ayant accueillie, le plus souvent sous forme d’affichages sauvages, au fil des trois dernières décennies. Nil Yalter y réunit notamment des témoignages de femmes et d’hommes employés dans des ateliers textiles clandestins du Faubourg Saint-Denis, à Paris. Son titre, extrait d’un poème du Turc Nâzim Hikmet (1902-1963), qui fut contraint à l’exil et déchu de sa nationalité – il est mort à Moscou après être devenu Polonais – du fait de son engagement communiste, résonne à travers toute l’exposition. Lui font écho, tel un point d’orgue, ces mots de Fabienne Dumont :« Nil Yalter donne la parole à des individus qui expriment leur difficulté à vivre quotidiennement une situation d’exil dans un quartier, une ville, un pays, ou au sein de la société. »Une parole qu’il semble plus que jamais essentiel d’écouter.

(1) Nil Yalter. A la confluence des mémoires migrantes, féministes, ouvrières et des mythologies, par Fabienne Dumont. Ouvrage publié par le Mac Val en octobre 2019.
(2) Propos extraits de l’ouvrage Nil Yalter. A la confluence des mémoires migrantes, féministes, ouvrières et des mythologies.

Vue de l’exposition TRANS / HUMANCE de Nil Yalter au Mac Val.
Contacts

TRANS / HUMANCE, jusqu’au 9 février 2020 au Mac Val à Vitry-sur-Seine.
Le site de Nil Yalter : www.nilyalter.com. Un programme spécifique de rencontres et de visites guidées a été établi autour de l’exposition. Plus d’infos d’un clic.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’exposition TRANS / HUMANCE de Nil Yalter au Mac Val. Sur la gauche, Niqab Blues (2018-2019, pièce réalisée spécifiquement pour l’exposition © Nil Yalter, photo S. Deman – Toutes les photos sont créditées © Nil Yalter, photo S. Deman