L’œuvre biopolitique d’Iglika Christova

L’Arsenal, galerie nationale et musée d’art contemporain de Sofia, réputé internationalement pour être le lieu le plus pointu de la scène artistique bulgare, a ouvert ses portes cet été à une exposition collective intitulée Over the past year, qui présente un véritable flash-back sur l’année écoulée, particulièrement fondé sur un choix rendant compte de la diversité de la création bulgare contemporaine à un moment particulier de l’histoire du monde et des relations Est-Ouest. L’idée de Nadezhda Dzhakova, initiatrice de l’exposition, a été d’inviter ses collègues conservateurs de la Galerie nationale. Boryana Valchanova, Diana Draganova-Stier, Martina Yordanova, Nikolay Ushtavaliiski, Yana Bratanova et Iara Boubnova, ainsi que Nadezhda Dzhakova elle-même, ont sélectionné des œuvres offrant des perceptions très affirmées sur leur temps. Cet échantillonnage ne reflète certes pas l’ensemble du paysage de l’art contemporain bulgare mais il incarne une tentative singulière d’appréhender sa diversité. Alors que Yana Bratanova invite l’artiste Lubri, auteur d’une œuvre photographique fragmentaire convoquant L’Arc de Triomphe Wrapped (2021), une référence directe à l’œuvre posthume et iconique de Christo et Jeanne-Claude pour Paris (1961-2021), que Nadezhda Dzhakova invite Yuliy Takov auteur d’un polyptique pictural intitulé The long Journey, 2020-22, le curateur Nikolay Ushtavaliiski invite quant à lui l’artiste franco-bulgare Iglika Christova. A cette occasion, ArtsHebdoMédias accueille l’analyse de l’artiste-chercheur Yann Toma à propos de Nature-vivante, l’œuvre biopolitique de la plasticienne.

Artiste singulière, dont la création s’inscrit dans une recherche interdisciplinaire tant théorique que plastique, Christova vit sa pratique au croisement de l’art et de la biologie. Engageant un dialogue entre le dessin et le microcosme des matières vivantes, l’artiste collabore depuis plusieurs années avec différents acteurs de la recherche scientifique internationale. Déjà reconnue pour avoir exploré largement la question des limites actuelles du bio-art, Christova a réalisé de nombreuses expositions et participé à des prises de parole que nous pourrions rétroactivement qualifier de « micropolitiques », dans le droit fil de l’intitulé de son récent ouvrage théorique Art & Microbiologie (éditions Jannink Paris, 2021). Par ses explorations artistiques où elle traite des sujets liés au végétal, aux OGM, ainsi qu’aux bactéries, Christova convoque les micro-organismes comme moyens d’agrandir et d’élargir les courants faibles du visible dans l’espace d’exposition même, voire au-delà. Car si elle explore le vivant, elle n’en demeure pas moins imprégnée d’une culture où la vie idéologique a longtemps ponctué la vie sociale.

Art & Microbiologie

Par ses recherches théoriques dans le domaine du bio-art, Iglika Christova interroge l’acte artistique contemporain né de l’apport de la microbiologie. Dans ce domaine de l’invu les œuvres pénètrent silencieusement des dimensions critiques, éthiques et historiques qui résultent de l’entrée des micro-organismes dans les processus de création mais également au cœur de notre quotidien. Si jusqu’alors elle questionnait les liens qui unissent l’artiste aux plus petits éléments de la nature, son œuvre nous projetait dans un futur de l’art déjà palpable et apportait de nouvelles clés de compréhension du microcosme, entre art et sciences. Son ouverture nouvelle vers le champ du réel politique via un bio-réalisme socialiste inattendu en voie de résurrection, à travers notamment la convocation d’un facteur signifiant de la mémoire collective, l’incarnation représentée du saint fondateur du communisme Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine, place ici l’art à un niveau perceptif qui dépasse la dualité art et science pour interférer avec le réel géopolitique de l’Europe, bien au-delà des Balkans d’où l’artiste nous interroge. Dès lors, l’œuvre questionne naturellement plus largement le devenir d’une Europe nourrie aujourd’hui de contradictions historiques, tout autant fédératrices qu’autodestructrices.

Nature-vivante, 2021-2022. Gypse, biocomposites organiques, milieu nutritif pour micro-organismes, agar-agar, micro-organismes du monde végétal. ©Iglika Christova

Regard phénoménologique

Le buste semble très atteint. Différentes mousses poussent sur son visage. Elles sont fournies et composent une sorte de zone organique intermédiaire, un halo d’énergie qui semble faire écho à l’activité éthérique d’une entité fantomatique en voie de révolte cutanée. Faisant face à nous, la sculpture cultive un regard inexistant autant qu’impalpable, ce qui provoque une perception profonde quasi immersive, où les yeux ne se devinent plus tant par les traits qu’on en perçoit que par leur profondeur. Le regard (le nôtre et le sien) semble avoir été plus ou moins irrité du fait d’une action bactériologique en action qui nous implique tout autant que le récit qu’il nous transmet. Cette vision passive renvoie à l’idée d’un corps en suspens (vibrant au-delà de la réalité du ready-made augmenté par les bactéries), le visage d’un corps pétrifié plutôt que momifié. Ainsi, nous serions face à cet étrange faculté qu’ont les empreintes des corps « arrêtés » de Pompéi de nous remémorer l’instant exact de la destruction de la cité. Et si les pétrifiés de Pompéi nous parlent de la date du 24 août de l’an 79 après J.-C., Nature-vivante nous renverrait plutôt au 25 décembre 1991, date retenue de la chute de l’URSS. La pétrification actée symboliquement en tant qu’instant de libération de la sculpture de Lénine, un retour sur la réalité première du buste pourrait dès lors s’opérer. Rappelons que ce type de buste, produit en masse de 1924 à 1970, a été initié par Staline et pensé comme une icône quasi-religieuse, qu’il renvoie directement à l’idéologie de l’URSS ou plus précisément au culte de Staline sous couvert d’un Lénine répliqué. Ce buste iconique, diffusé dès l’année de la mort de Lénine (1870-1924), devait rendre hommage non seulement au parti bolchévique, servir bien évidemment les intérêts de Staline, mais aussi faire référence à la « figuration » de Lénine la plus absolue, c’est-à-dire celle de sa momification dans son mausolée.

Par sa simple présence, cette œuvre évoque autant les pratiques qui accompagnèrent la répression de masse des années du régime soviétique qu’à l’état physique ou psychique actuel de notre société contemporaine. Ces problématiques, formulées en leur temps par un certain Karl Marx puis par Lénine lui-même lors de la révolution bolchévique, remontent à la surface dans le cadre actuel de démobilisation des masses critiques qui assuraient auparavant cohésion et paix pour l’Europe. Par la présence de cette sculpture « vivante », se pose clairement la situation de faiblesse et les limites de ce que Lénine considérait comme la chaîne impérialiste mondiale, celle que nous pourrions nommer mondialisation.

L’œuvre entérine implicitement le fait que nous assistons peut-être à une forme de miracle du fait de la reprise microbiologique de l’activité première du buste de Lénine, à une possible résurgence de l’acte de sacralisation de la massification des pouvoirs dans un cadre idéologique éprouvé historiquement. Ce que propose ici l’artiste Iglika Christova n’a rien d’anodin et nous questionne autant dans notre identité européenne que sur les possibles transformations déjà en cours, notamment à travers la réactivation de l’icône suprême. Par cette proposition de surface provisoire, elle nous interpelle et invite au débat autant qu’au dialogue.

Contrairement à la résurgence du « régiment des immortels », défilé organisé tous les ans le 9 mai sur la place Rouge et rituel collectif initié par Vladimir Poutine, qui consiste à inviter les descendants des illustres disparus du communisme à défiler le temps d’une manifestation de masse, il s’agit de considérer que Nature-vivante peut avoir la faculté de dégager autre chose que sa propre forme en appelant la dématérialisation d’un double (1), donc la disparition momentanée d’elle-même au profit de quelque chose d’informe, en complète redéfinition et recomposition. Il s’agirait d’une véritable image fantôme et non une simple évocation. Nous sommes face à un double incarné, autant présent que l’énergie noire (2) pourrait l’être car elle établit un pont entre l’infiniment grand et l’infiniment petit.

Dans cette « non-forme » se joue autre chose que la présence d’un objet d’étude inerte et désactivé, un phénomène qui dépasse le cadre tangible et analytique. Car ce que nous voyons est dans le même temps ce qui nous regarde. Au-delà des anfractuosités réfléchissantes, voici que le visiteur se trouve confronté à sa propre image en « redécomposition ». À la surface de ce buste jadis lisse et brillant, s’activent en ce moment même des vers parasites bien vivants, témoins rampants autant de la naissance que de la putréfaction relative de la relique soviétique, ce jusqu’à l’échelle nanoscopique (quelques millionièmes de millimètre) et microscopique. Ce que nous voyons à travers le plexiglass protecteur du musée n’est certes pas la « réalité » mais plutôt une « traduction » spécifique de celle-ci par le prisme de la nature vivante qui s’offre à nous. Notre histoire en devenir s’y échafaude tout autant qu’elle s’y déconstruit. Notre futur s’y projette au-delà du visible en limitant son champ de vision aux plus petites parcelles de la matière animée devenue champ de surface historique via l’action de l’art.

Défiant toutes les recherches scientifiques sur les capacités de résistance au vieillissement du vivant, ce bio-art frictionnel nous apporterait un nouveau regard sur la capacité de résistance du visage figuré de Lénine (3). Iglika Christova, qui connait la pratique du biologiste pour qui la peau est un organe complexe enveloppant le corps et composé de plusieurs couches (l’épiderme, le derme et l’hypoderme), s’inspire dans sa création du poète Paul Valéry pour qui « ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau, — en tant qu’il se connaît » (4). Pour l’artiste, la parole poétique n’est pas antagoniste à la parole scientifique car elle traduit par un langage différent le rapport à la profondeur des matières vivantes. L’approche artistique, comme la connaissance scientifique, nous invite à explorer autrement leur surface. Christova nous pousse à porter attention au « dedans » de la sculpture, de sa matière et des diverses formes de projections possibles à travers sa nouvelle présence, toujours pour dévoiler sa possible complexité cachée. L’artiste, avec Nature-vivante, chercherait peut-être même à « déshabiller » les idéologies via les matières vivantes qu’elle invite à « travailler », non pas pour percer leur mystère mais pour reconsidérer le microcosme de leur intimité. (5)

Nature-vivante, 2021-2022. Gypse, biocomposites organiques, milieu nutritif pour micro-organismes, agar-agar, micro-organismes du monde végétal. ©Iglika Christova

Cet angle de perception ouvert, nous accepterions l’idée d’une conduction traversante. L’ultériorité intégrant l’expression de l’antériorité. La convocation de l’histoire de l’URSS s’inscrit ici dans le contexte fondateur d’une recherche profonde sur la transformation de la société contemporaine, vers une redistribution désormais probable des équilibres issus des accords de Yalta (1945). Le buste de Lénine, découvert au milieu des rebus d’une rue de Sofia, extrait de son contexte déceptif par l’artiste, isolé de son corps de rattachement symbolique premier, convoque par ce déplacement la problématique de la circulation et de la transmission d’énergie. Tout se passant bien évidemment au cœur d’un système politique qui affronte une société globalisée où, paradoxalement, l’individu est de plus en plus isolé. Il opère dès lors comme un électrochoc. En changeant de corps d’activité, à travers l’intercession de l’art microbiologique, le voici devenu émetteur de flux nouveaux qui le réactivent et prennent sens, porte-parole, plate-forme de production idéologique de formes et d’idées. Par cette résurgence transparaissent les questions suivantes : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Que de charge en une œuvre et, au final, une sculpture supposée désactivée de tout pouvoir politique. Lénine, « bactérisé », nous interroge de manière inattendue sur le sens de la vie et sur les fantômes qui nous habitent. Les questions que posait Gauguin en son temps, fondatrices d’un postimpressionnisme naissant, marquent clairement la dimension réflexive qu’une œuvre apporte par sa simple présence. Le titre Nature-vivante, explicite, nous prend à témoin sur l’activité vitale qui sommeille en ce buste consacré. Le cadrage de l’artiste est à l’image de la réactivation de la sculpture comme moteur d’une prise de conscience. Elle annonce par le bio-art l’expérimentation de tous les possibles, la promesse d’un avenir incertain, contre toute attente, que la sculpture sur socle incarne de nouveau. Si l’arrivée de l’électricité à Papeete ne fut pas aux yeux de Gauguin un synonyme de progrès pour Tahiti (mais plutôt les prémisses de la disparition d’un monde), il faut considérer le retour de la sculpture de Lénine, dans l’état où nous la trouvons, comme un aiguillon et une incarnation de l’avènement d’un nouvel ordre mondial. La maxime célèbre de Vladimir Ilitch, « Le socialisme, c’est les soviets plus l’électricité » (6), prend ici un sens nouveau et s’en trouve déplacée. C’est notamment en dépassant la figuration que la sculpture s’impose comme médium inéluctable et porteur de changement. La défiguration s’opérant à travers l’action microbiologique. Mais ce dépassement n’est pas effacement pour autant : il est dépassement avant tout, et accession à un degré nouveau d’appréhension du réel. C’est de ce réalisme microbiologique dont il s’agit.

Face à cette sculpture, ce buste sur socle étrangement familier, nous voici en présence d’une figure historique consacrée en son temps et vraisemblablement marquée biologiquement au point d’en être défigurée. Malgré cela, Lénine demeure un personnage autant charismatique que lointain, une figure tutélaire supposée sous plexiglass dont l’aura demeure et qui appartenait jusqu’alors à un temps supposé disparu. La présentation de cette œuvre contextualisée arriverait à propos autant qu’elle pourrait être la conséquence d’une réaction épidermique, une dermatite de contact ayant modifié certaines des propriétés de la couche externe du gypse de la sculpture. Au niveau phénoménologique, cette sculpture à figure humaine, semblant rongée par une maladie incurable, pourrait tout autant avoir subi un véritable attentat bactériologique, manifester de ce fait la conséquence visible de l’action des poisons les plus inavouables, voire de l’action d’un Novichok pour sculpture, poison au moins dix fois plus puissant que n’importe quel agent innervant et pratiquement incurable pour l’humain. Ce qui ne s’appliquerait pas à la sculpture d’un « immortel », ne le dédouanant plus de manifester à nouveau physiquement sur son flan stalinien. Autant d’hypothèses qui pourraient paradoxalement avoir la faculté de réactiver profondément la charge énergétique et politique de ce ready-made augmenté alors que ce vestige du passé, jusqu’alors plongé dans l’oubli ou dans l’imagerie populaire du vintage soviétique, était devenu une image d’Épinal délavée et inoffensive. Le corps de Lénine sacralisé et biodégradé résisterait sans aucune difficulté au Novichok. Nous assisterions de ce fait à la manifestation temporaire d’un affect de surface, une énergie pulsionnelle en décharge où se dégagerait paradoxalement une sensation de rappel et de capacité d’agir tout à la fois (7).

Nature-vivante, 2022, œuvre évolutive, 43 x 17 x 25 cm, gypse, biocomposites organiques, agar-agar, culture de micro-organisme.

Matières microbiologiques et aura

L’aura est liée à son hic et nunc. On retrouve, à travers elle, la question de la présence et tout ce qu’elle peut réunir comme conjonctions. Présence, charge du corps, émanations vis-à-vis du contexte dans lequel on se trouve : à son contact on pense différemment son environnement proche et lointain. Dans le sens où Benjamin l’entend, la résurgence de matières microbiologiques ne peut être à aucun moment une œuvre artistique conventionnelle, quand bien même elle se situerait dans un champ d’exposition classique. Tout en faisant œuvre, elle peut aussi devenir captation d’énergie, d’aura. Plus qu’une surface augmentée elle deviendrait rupture disqualifiante du monde objectif. Ainsi, elle échappe à la question de la reproductibilité dans sa production, voire à l’état de déliquescence de ses alter-égos reproduits. Elle est avant tout enregistrement hic et nunc de vibrations incontrôlables de l’histoire en cours, de zones obscures, le refuge de flux de pensées plus que de leur perte, surtout à travers le portrait de captation de l’icône qui rejoint des préoccupations soulevées par la perception de l’aura (8).

Dans la mesure où Nature-vivante, en phase de transformation, appelle intrinsèquement une reconfiguration du monde et de son espace immédiat, elle agit comme polarité énergétique. Redevenue icône référente, l’ancienne relique, jadis présente dans tous les intérieurs de l’Union soviétique, retrouve son rôle de support de nos imaginaires car, contrairement à nous, elle demeure immortelle (9). Réinvestie dans l’espace muséal et redevenue support de réflexions contradictoires, elle confirme aussi, à notre corps réfléchissant, notre libre choix dans une relation de pur partage (Glissant). Les forces qu’elle contient et qu’elle est en mesure d’incarner, par l’art, entraînent dans leur course les ondes de l’imprévisibilité, zones incompatibles avec la notion de stabilité. L’œuvre devient ici une sorte de médium intermédiaire entre le monde et la réalité éthérique de Lénine toujours momifié à Moscou, une clé de passage métaphysique autant que métaphorique. Par cet acte quantique, l’opération en cours irait, dès lors, jusqu’à réactiver le politique dans sa fonction première d’incarnation du divin, dans son essence idéologique incantatoire et fédératrice. Le bio-art comme opération de transsubstantiation où Lénine devenu Staline se réincarnerait par capillarité figurée en un Poutine investi par un Soviet Suprême disparu. Christova nous renverrait tout autant au principe de réalité que représentent les basculements historiques, politiques et technologiques (auxquels nous prenons part) qu’au processus de réincarnation décrit en leur temps par Mary Shelley (10), Villiers de l’Isle-Adam (11), ou encore Raymond Roussel (12).

Du bio-art au biopolitique

Le buste de Lénine opère comme relique sacrée en charge d’un pouvoir de résilience autant que d’activation des antagonismes d’une Europe de nouveau à feu et à sang. Et s’il tombe sous le coup de ce que Jacques Rancière nomme régime esthétique des arts (13), un régime où la surface tridimensionnelle prend vie (14), nous sommes ici essentiellement face à une surface en capacité de transmettre du sensible et incarner le vivant via le relief qu’elle autoproduit à nos yeux de façon organique. Cela reste toutefois inscrit dans un cadre balisé par les critères d’inscription des œuvres dans un monde de l’art considéré comme inopérant dans le monde réel.

Dans le cas de Nature-vivante, nous pouvons remarquer que l’œuvre se désigne avant tout comme simple révélateur plus que comme sujet même. L’artiste est même observatrice (autant qu’actrice) et formule sa création sur la simple libération d’organismes vivants sur une surface donnée. Les bactéries opèrent en un acte de révélation (15). C’est un fait. Elles ne font rien d’autre qu’opérer une forme de réactivation de surface, un lavement, un masque de réhydratation de la peau. Christova nous parle d’une histoire collective qui ne cesse de lui échapper depuis sa naissance, d’un ADN inaccessible enfoui tout au fond d’elle-même, tout comme des millions de citoyens de l’Europe le ressentent. Plus l’action des bactéries se précise, plus l’effacement s’opère, plus l’écart symbolique qui nous sépare de cet objet s’efface. Contrairement aux ready-made désignés par Duchamp (Roue de bicyclette, 1913, Porte-bouteilles, 1914, Fontaine, 1917), Nature-vivante ne s’approprie pas l’objet manufacturé, ni n’entend pas se débarrasser du beau ou du laid, elle emprunte strictement un marquage identitaire politique et collectif, puis le désindividualise pour mieux le rendre accessible à tous les publics. Si bien que le buste de Lénine n’est plus le buste de Lénine. Mais il est bien vivant. Le ready-made augmenté biopolitique, contrairement au ready-made duchampien, ne viserait plus la dignité d’objet d’art mais plutôt l’indignité de l’ordinaire : le débat.

La vera icona de l’inventeur de la doctrine du marxisme-léninisme révélée, sa maladie présentée au public de façon ostentatoire dans la Galerie nationale et Musée d’art contemporain de Sofia, l’art se fait figure autrement et donne place au débat, engageant ainsi le dialogue entre les acteurs d’une société qu’on ne cesse d’opposer idéologiquement et politiquement, une population qui subit frontalement les bouleversements historiques majeurs depuis la Seconde Guerre mondiale et l’avènement de la modernité. L’esthétique relationnelle qui se joue autour de l’œuvre Nature-vivante est une esthétique volontairement hors de contrôle, offerte aux corps pensants comme un hommage à leur propre capacité à disposer d’eux-mêmes en toute intelligence, sans freins idéologiques et sans environnement contraint. Jamais l’artiste ne revendique une quelconque volonté de contrôle ou de modification du buste de Lénine. Elle laisse faire le vivant de manière neutre, sans l’orienter par un regard anthropocentrique qui viserait nécessairement à lui faire « dire » quelque chose d’autre que ce qu’il est. Elle reste confiante sur le fait que les phénomènes qu’elle provoque possèdent en eux-mêmes leur propre « narrativité ». Ainsi, Lénine ne serait plus vivant dans le sens idéologique attendu.

En l’Arsenal, Iglika Christova fourbit ses armes poétiques, dépasse le champ de la microbiologie tout en rendant publique la part d’un mystère collectif et idéologique. Nature-vivante en appelle au libre-arbitre et nous témoigne que la nature humaine est belle et bien vibrante, libre en conscience d’elle-même. Christova affronte, en creux, les fausses filiations politico-biologiques figurées de type Lénine/Staline/Poutine tout en libérant nos potentialités collectives immédiates. Cette œuvre singulière, devenue immédiatement marqueur international signifiant dans le champ du bio-art, répond, voire excède, fondamentalement le désir de diversité voulu par la commissaire de l’exposition Nadezhda Dzhakova. Nature-vivante agit comme un outil de médiation direct, dépassant le simple champ formel, tout autant que celui de la spéculation culturelle et marchande.

Nature-vivante, 2021-2022. Gypse, biocomposites organiques, milieu nutritif pour micro-organismes, agar-agar, micro-organismes du monde végétal. ©Iglika Christova

(1) « Si la physique est immanence à l’univers jusque dans sa temporalité, et si l’univers n’est fait que d’interactions d’énergie, la science est un cas de l’interaction d’énergies, comme la perception en est un autre. Elle n’est pas le fait d’un esprit opposé à une matière, pas plus que l’œil ne l’est à ce qu’il voit. Voir, penser sont des conséquences incomplètes d’interaction obéissant à un champ de réversibilité sans symétrie qui enveloppe, instant par instant, l’objet vu ou pensé et son “double” formé par les neurones d‘un cortex » J.-F. Lyotard, J. Monory, L’assassinat de l’expérience par la peinture, Londres, Romantiques postmodernes, 1984, 1998, p. 216.

(2) « À cette différence près que nous savons que la partie immergée de l’iceberg est faite de glace, alors que nous n’avons aucune idée de la nature de la masse et de l’énergie noire. Faudra-t-il inventer une nouvelle physique pour percer le mystère ? Quoi qu’il en soit, rendons hommage à la sagesse du renard quand il confiait au Petit Prince : “L’essentiel est invisible pour les yeux” ».  Alain Bouquet, Emmanuel Monnier, Matière sombre et énergie noire, Mystères de l’Univers, Paris, 2009, p. XI.

(3) « Il y a des phénomènes biologiques qui ne s’expliquent pas dans l’instant. Il faut consentir à des recherches, se creuser les tréfonds du cerveau pour comprendre. Un visage qui ne vieillit pas, voilà qui mobilise les médecins, tu imagines. Voilà qui mobilise les marchands de cosmétiques. » Paul Ardenne, Sans visage, p. 27.

(4) Paul Valéry, Œuvres, vol. II, L’Idée fixe, Paris, Éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 217.

(5) « Il s’agit de plonger par un œil perçant dans l’intimité cellulaire des matières naturelles ; nous dessinons alors les mondes qui se trouvent dans le « dedans » tout en cherchant leur lien avec le “dehors”.  Ainsi, que l’attention se pose dans le “dedans” de la peau, de l’écorce et des diverses formes de vie dites primitives, c’est toujours pour découvrir leur complexité cachée. » Iglika Christova, Dessin élargi et microcosme : une pollinisation réciproque, thèse de doctorat en arts plastiques / label création-recherche, sous la direction de Sandrine Morsillo, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2019, p.180.

(6) Citation issue du VIIIe Congrès du Parti communiste (bolchévique) de Russie, compte-rendu sténographique, 18-23 mars 1919.

(7) « Au plan métapsychologique, l’acte est à comprendre, comme l’affect, en termes de décharge. Mais, au-delà de la décharge hallucinatoire du principe de plaisir, l’action est fonction de réalité : Le transport moteur qui, pendant la domination du principe de plaisir, avait servi au déchargement de l’appareil psychique du surplus d’excitations s’acquitte maintenant d’une nouvelle fonction, en s’appliquant à la transformation efficace de la réalité. Il se transforme en agir (Handeln). Le “passage à l’acte” peut donc être compris comme un retour à une expression “magique” du principe de plaisir. Dans la cure, !’agir se manifeste par la répétition, sous forme d’actes symptomatiques qui viennent à la place du “remémorer”, quand le patient “agit au lieu de se souvenir”. C’est la dimension de l’Agieren. » Paul-Laurent Assoun, Le vocabulaire de Freud, Ellipses, Paris, p.11.

(8) « Le visage humain, sa représentation dans l’art du portrait peint ou de la photographie, demeura peut-être le dernier lieu où l’aura refusait de mourir. À une époque où l’homme vivait sans papier d’identité et sans inscription, Benjamin remarque que le visage était à lui seul une signature » J.-M. Palmier, Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’ange et le petit bossu, Paris, Klincksieck, 2006, p. 660.

(9)  Il s’agit ici d’une charge poético-politique et métaphorique qui ne peut exister que si la relation se fait entre la sculpture et le sujet. « La part d’opacité aménagée entre l’autre et moi, mutuellement consentie (ce n’est pas un apartheid), agrandit sa liberté, confirme aussi mon libre choix, dans une relation de pur partage, où échange et découverte et respect sont infinis, allant de soi » É. Glissant, Philosophie de la relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 67-68.

(10)  Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1817.

(11) « Et voici que cette substance charnelle, éclatante et humaine s’unifie, grâce à de minutieuses précautions, à l’armure andréïdienne, selon les épaisseurs naturelles de la belle vivante. – Comme cette substance se prête, sous de très fins outils, à une ciselure d’une ténuité idéale, le vague de l’ébauche disparaît très vite : le modelé s’accuse, les traits apparaissent, mais sans teint ni nuances ; c’est la statue attendant le Pygmalion créateur. » Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, M. de Brunhoff éditeurs, Paris, 1886, p.253.

(12) « S’essayant longuement sur des cadavres soumis à temps au froid voulu, le maître, après maints tâtonnements, finit par composer d’une part du vitalium, d’autre part de la résurrectine, matière rougeâtre à base d’érythrite, qui, injectée liquide dans le crâne de tel sujet défunt, par une ouverture percée latéralement, se solidifiait d’elle-même autour du cerveau étreint de tous côtés. » Raymond Roussel, Locus Solus, Flammarion, Paris, 2005, p.144.

(13) « Le régime esthétique des arts, c’est d’abord la ruine du système de la représentation. » Jacques Rancière, Le partage du sensible, La fabrique éditions, Paris, 2000, p. 31.

(14) « Le discours moderniste présente la révolution picturale abstraite comme la découverte par la peinture de son “medium” propre : la surface bidimensionnelle. La révocation de l’illusion perspectiviste de la troisième dimension rendrait à la peinture la maîtrise de sa surface propre. Mais précisément cette surface n’a rien de propre. Une “surface” n’est pas simplement une composition géométrique de lignes. C’est une forme de partage du sensible. Écriture et peinture étaient pour Platon des surfaces équivalentes de signes muets, privés du souffle qui anime et transporte la parole vivante. Le plat, dans cette logique, ne s’oppose pas au profond, au sens du tridimensionnel. Il s’oppose au “vivant” ». Ibid. p.18-19.

(15) « L’esthétique des images vivantes dans les boîtes de Pétri se met au service de l’idée de rencontre qui « fait » sens. L’esthétique obtenue n’est pas l’objectif ; elle est la conséquence d’une approche sensible à la nature. La fonction artistique détourne ces cultures de micro-organismes de leur usage scientifique pour mettre l’accent non pas tant sur la beauté – valeur intrinsèque – de ce monde microscopique, mais sur notre capacité à établir un lien sensible avec ce dernier. Par l’invitation à l’attention portée envers les plus petits éléments, le geste artistique dévoile autrement les mêmes “images vivantes” que les scientifiques observent au quotidien dans leur laboratoire. » Iglika Christova, Dessin élargi et microcosme : une pollinisation réciproque, op. cit. p.367.

Lire aussi> Lénine phagocyté, trois questions à Iglika Christova.

Artistes invités> L’exposition Over the past year rassemble des œuvres des artistes Adelina Popnedeleva, Aksiniya Peycheva, Boris Dalchev, Vitto Valentinov, Galab Galabov, J. PANK, Iglika Hristova, Kalin Serapionov, Kamen Starchev, Krasimir Karabadzhakov, Lubri, Lyudmil Lazarov, Maria Nalbantova, Martin Atanassov, Mihaela Dobreva, Radostin Sedevchev, RASSIM®, Sasho Stoitzov, Stanimir Genov, Stoyan Iliev, Filip Popoff et Yuliy Takov.

Image d’ouverture> Nature-vivante, 2021-2022. Gypse, biocomposites organiques, milieu nutritif pour micro-organismes, agar-agar, micro-organismes du monde végétal. ©Iglika Christova

A propos de l’auteur> Yann Toma, né en 1969, vit et travaille à Paris et à New York. Artiste-observateur à l’ONU depuis 2007, Professeur des universités et directeur de recherche en arts à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il positionne son travail et sa réflexion à la frontière de l’expression artistique et citoyenne et l’inscrit dans l’actualité politique et médiatique. A la fois artiste et président à vie de la compagnie Ouest-Lumière, il développe depuis 1991 avec des mathématiciens le concept d’Energie Artistique (EA). Ouest-Lumière convoque la lumière, l’énergie, les réseaux, les moyens de production industriels et le monde de la mondialisation. Outre les photographies, installations et sculptures qu’il réalise, l’artiste produit des œuvres contextuelles et participatives parfois monumentales comme Dynamo-Fukushima (Paris 2011), Human Energy (Paris 2014), Human Greenergy (Pékin 2016) et Vegetal Coats (New York 2019). Son travail artistique, intégré à la collection du Centre Georges Pompidou, est inscrit à l’inventaire de la collection du Fonds National d’Art Contemporain. Son travail artistique participe des problématiques liées au changement climatique et à l’énergie dans lesquelles l’artiste engage des processus de révélation et prend position avec son corps. Il est par ailleurs cofondateur du mouvement Le Maximalisme. www.yanntoma.com

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