Cet été à Sofia, en Bulgarie, les amateurs d’art contemporain ont pu découvrir un panorama de la création contemporaine bulgare. Sur une idée de Nadezhda Dzhakova, directrice de l’Arsenal de Sofia – Musée d’art contemporain, des œuvres issues de pratiques artistiques diverses ont été sélectionnées pour dresser un tableau dynamique de l’année écoulée. Parmi les invités d’Over the past year (1), Iglika Christova a profité de l’occasion pour présenter son premier dessin vivant tridimensionnel. Toujours très attentive à tout ce qui se trame en secret, l’artiste franco-bulgare ne laisse jamais passer un objet laissé par le « hasard » sur son chemin. Ainsi, ce buste de Lénine abandonné dans une rue sert-il aujourd’hui de « terreau » à Nature-vivante. Pour accompagner l’analyse de l’artiste-chercheur Yann Toma, ArtsHebdoMédias a dressé trois questions à celle qui a choisi de travailler avec le vivant sans pour autant abandonner les beaux-arts.
ArtsHebdoMédias. – Le choix du buste de Lénine ne peut pas être un hasard. Concevez-vous cette pièce comme politique ?
Iglika Christova. – Quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, au coin d’une rue de Sofia (ma ville natale), j’ai trouvé un buste de Lénine des années 1970. J’ai décidé de voir dans cette rencontre avec le buste, non pas un hasard mais une invitation à m’approprier l’image de l’idéologue. L’idée de réaliser un moulage en plâtre de la sculpture trouvée pour pouvoir le transformer en habitat pour des micro-organismes m’est alors apparu comme une évidence. Avec Nature-vivante, l’image de l’idéologue d’un certain temps historique, se voit petit à petit transfigurée par le développement non-contrôlé d’un « peuple » de micro-organismes qui trouvent un milieu favorable. Par cette transformation évolutive de l’image de Lénine, l’œuvre s’ouvre au hasard, à l’imprévu. Ainsi, j’interroge les possibles mécanismes communs entre les processus biologiques et les processus de propagation des théories politiques. Si la biologie peut expliquer la nature humaine – comme semble le démontrer le neurobiologiste Pier Vincenzo Piazza dans son ouvrage Homo biologicus (2) –, peut-elle nous éclairer aussi sur les mécanismes relatifs à la propagation des théories politiques ? Nous l’avons assez vu au cours de l’histoire, la notion de viralité peut s’appliquer tant aux micro-organismes qu’aux idées politiques. À l’instar des virus, il y a des théories, des idées, qui pénètrent les consciences, parfois naturellement, parfois par effraction… Une fois qu’elles sont rentrées et qu’elles trouvent un milieu favorable, elles se développent. Nature-vivante tente de montrer l’image de l’idéologue momifié en tant qu’Homo biologicus en perpétuelle évolution. Dans l’espace fragile entre la vie et la mort des micro-organismes qui s’emparent de la surface de la sculpture, l’image de Lénine évolue en rappelant le cycle de vie des idéologies.
Quelle place a-t-elle dans le développement de votre travail ?
Ces dernières années ma démarche s’articule autour d’une rencontre dynamique entre le monde microscopique vivant et le dessin sous toutes ses formes. Il s’agit tout d’abord de déplacer les frontières du dessin vers un dessin dit vivant réalisé grâce à la croissance de divers micro-organismes. De manière générale, mon travail résonne avec une pensée écologique incarnée dans le rapport sensible avec les plus petits éléments de la nature. Dans le cadre de mes récentes expositions individuelles et collectives, j’ai présenté des œuvres en relation avec la vie invisible des arbres (NDLR : Musée des Franciscaines 2022, Galerie Little Bird Place 2022, Galerie Arosita 2021). Si jusque-là mon travail substituait la dimension politique par une poétique du monde vivant, avec Nature-vivante ma démarche s’ouvre à une contextualisation historique et politique de l’œuvre. Les processus biologiques dévoilés par l’œuvre, se placent désormais au centre d’une position réflexive sur le passé. Depuis ma rencontre hasardeuse avec le buste de Lénine, j’ai commencé à mener des « enquêtes artistiques » sur certains lieux abandonnés en Bulgarie. Je trouve dans ces lieux en ruine l’expression d’une authentique poétique de l’espace (3) au sens bachelardien du terme. Comment se saisir de l’étrange beauté de ces mondes en ruine ? D’une usine abandonnée à l’autre, je récupère des indices du passé – dessins industriels, images et autres objets historiques voués à la destruction – ; portant en soi une fragilité assumée des activités humaines face au temps, ces éléments deviennent mes nouveaux « matériaux de création ». Je les observe au microscope pour pouvoir y révéler, par le dessin, les mondes biologiques qu’ils cachent. L’œuvre Nature-vivante semble se présenter en ce sens comme l’annonciatrice d’un nouveau programme de création où le monde microscopique vivant entrera en relation avec l’esthétique et la symbolique des indices historiques.
Comment et pourquoi être passée du dessin vivant à la sculpture vivante ?
En effet, depuis quelques années je considère comme « dessin vivant », toute image évolutive issue de ma pratique, réalisée via des micro-organismes évoluant sur agar-agar (4) dans des boîtes de Petri ou à travers d’autres dispositifs techniques. Ma démarche s’affranchit ainsi des grandes catégories expressives pour approcher une nouvelle dimension du dessin. Ainsi, dessiner revient pour moi à faire interagir des micro-organismes avec des dispositifs de production où se jouent des phénomènes naturels à peine perceptibles. Dans ce contexte, réaliser un dessin vivant implique de mettre en œuvre un processus naturel pour pouvoir l’observer. En ce sens, bien qu’en présentant des caractéristiques propres à la sculpture, l’œuvre Nature-vivante n’échappe pas à ma définition du dessin vivant. Je la conçois comme un dessin vivant tridimensionnel.
(1) Artistes invités : Adelina Popnedeleva, Aksiniya Peycheva, Boris Dalchev, Vitto Valentinov, Galab Galabov, J. PANK, Iglika Christova, Kalin Serapionov, Kamen Starchev, Krasimir Karabadzhakov, Lubri, Lyudmil Lazarov, Maria Nalbantova, Martin Atanassov, Mihaela Dobreva, Radostin Sedevchev, RASSIM®, Sasho Stoitzov, Stanimir Genov, Stoyan Iliev, Filip Popoff et Yuliy Takov.
(2) Pier Vincenzo Piazza, Homo biologicus. Rizzoli, 2019.
(3) Du grec poiêsis = création. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Presses universitaires de France, Paris, 1957.
(4) Produit gélifiant utilisé en microbiologie pour créer les milieux nécessaires à la culture in vitro des micro-organismes.
Image d’ouverture> Nature-vivante, 2022, œuvre évolutive, 43 x 17 x 25 cm, gypse, biocomposites organiques, agar-agar, culture de micro-organismes. ©Iglika Christova
Lire aussi> L’œuvre biopolitique d’Iglika Christova, analyse de Yann Toma.
Contact> Over the past year, du 7 juillet au 4 septembre, Arsenal de Sofia – Musée d’art contemporain (SAMCA), Sofia, Bulgarie. Site de l’artiste.