Les possibles de Vincent Fournier

Le musée de la Chasse et de la Nature, à Paris, accueille pour quelques jours encore un bestiaire des plus fantastiques voisinant avec des fleurs à l’étrangeté fascinante. Uchronie de Vincent Fournier est un voyage. L’exposition entraîne le visiteur dans un monde hybride, oscillant entre réel, imaginaire, histoire et anticipation, à la découverte d’une flore et d’une faune d’après. Déployées dans l’institution, photographies, sculptures, vidéo, mosaïque, impressions 3D… dialoguent avec les œuvres de la collection permanente. Rencontre avec un photographe dont les images investissent nombre de médiums, et n’hésitent pas désormais à prendre forme.

ArtsHebdoMédias. – Le musée de la Chasse et de la Nature s’attache à mettre en évidence le rapport de l’homme à l’animal au fil des âges et à travers des pratiques artistiques très diverses. Quels sont vos premiers souvenirs de nature…

Vincent Fournier. – A ma naissance, mes parents vivaient déjà depuis plusieurs années en Afrique, à Ouagadougou, au Burkina Faso, le pays des haricots verts et surtout des Hommes intègres. Mon père était prof de français. Nous avions une vie d’expats. A l’époque, la ville n’était pas encore trop bétonnée et souvent nous allions faire des tours en brousse, du côté de Kamboincé. Quand je suis arrivé en Bretagne, à l’âge de 5 ans et demi, ma vie a changé. Tout était évidemment très différent. Le décalage était grand entre Ouaga et Fleurigné, petit village de quelques centaines d’habitants, près de Fougères. Récemment, j’ai demandé à mon père de ressortir les images d’Afrique, je voulais reprendre pied dans ces paysages et les montrer à mon fils. Quitter l’Afrique a inscrit en moi le sentiment de l’exil. Le mot peut paraître un peu fort. Et s’il est vrai que je ne suis pas africain, je suis né en Afrique et j’y ai grandi suffisamment longtemps pour développer un sentiment d’appartenance à ce territoire. Le reste de mon enfance s’est passé en campagne, très proche de la nature. Une enfance assez solitaire mais heureuse. Je faisais beaucoup de cabane, j’observais les étoiles, les oiseaux. Il y avait la forêt et les champs, une nature assez riche en biodiversité. Je me souviens aussi que j’étais un enfant très rêveur et assez obsessionnel, au point que mes parents m’appelaient parfois Idéfix !

…et d’art ?

Mon premier souvenir d’art date du CM2. Je suis resté en arrêt devant les Chasseurs dans la neige de Brueghel. Même si le tableau était réduit à une vignette dans un manuel, j’ai été fasciné par l’image, la beauté de la composition, l’atmosphère. Il y avait quelque chose de très romantique, très puissant, une porte d’entrée dans un monde. J’ai été touché par ce grand paysage ramassé en un espace restreint comme résumé pour aider notre regard à le comprendre. Ce fût un vrai choc esthétique. La deuxième chose marquante est un récit de Barjavel, un peu dystopique, qui prend appui sur une grande panne de courant et se pose la question de ce que nous pourrions encore faire sans la fée électricité. Plus tard, vers 9-10 ans, ma grand-mère m’a emmené à plusieurs reprises au Palais de la découverte, à Paris. Ces visites ont beaucoup contribué à développer ma curiosité et mon imagination. J’étais fasciné par ces objets du passé qui souhaitaient anticiper leur temps, tous ces outils technologiques d’époques révolues. J’aimais leurs formes futuristes alors même qu’ils étaient anciens. Il y avait également des outils en lien avec le monde de l’invisible. Tous portaient un potentiel narratif et esthétique qui m’a marqué. J’aimais aussi la BD, j’en dessinais même sans pour autant être spécialement doué !

Catalogue de l’exposition, Filigranes, 2023, 35 euros.

A quel moment la photographie est-elle apparue dans votre paysage ?

A l’adolescence, avec la découverte des appareils photo de mon père. Je mettais en scène mes copains dans des bars, dans la ville. Style roman-photo. Les images devaient raconter une histoire. Les études ne m’intéressaient pas beaucoup, j’étais un élève « peut mieux faire ». Le bac en poche, je voulais faire de la photo mais mon père n’était pas vraiment pour. Il me disait d’acheter des cartes postales ! J’ai finalement décidé de partir aux Etats-Unis avec un copain mais nous nous sommes arrêtés en Angleterre faute d’argent. Après une année à Londres à faire plein de petits métiers, je me suis inscrit en fac de cinéma, à Montpellier. Les profs n’étaient pas super mais ceux de ma copine, qui était en sociologie, l’étaient. J’ai donc fait un double cursus. A l’époque, j’étais attiré par les documentaires ethnologiques, comme ceux de Jean Rouche. Quand j’ai eu ma maîtrise de cinéma et ma licence de socio, je suis entré à l’Ecole d’Arles, aujourd’hui l’ENSP Arles.

L’idée était de faire de la photo documentaire ?

Je voulais mettre en pratique mon bagage théorique. Même si j’avais fait de la photo durant mes années universitaires – j’ai même eu un prix à la Biennale des Jeunes Créateurs d’Europe et de la Méditerranée –, j’avais besoin de passer par la technique pour décider de comment et avec quel outil j’allais traduire tout ce que j’avais appris à l’université. Je n’avais pas de terrain de jeu bien précis. Il faut dire que j’ai toujours voulu faire une chose et une autre. Quand j’étais en cinéma, je voulais faire de la socio, en socio je voulais faire de la photographie et en photographie, je voulais faire du graphisme ! J’en ai donc fait beaucoup. Notamment des affiches pour des événements culturels. Je mélangeais graphisme et photographie. J’expérimentais. Après l’obtention de mon diplôme en 1997, j’ai monté une petite maison d’édition de photographies et art contemporain, à Marseille. C’était sympa mais j’avais du mal à joindre les deux bouts et je ne me sentais pas stimulé par l’ambiance qui régnait à l’époque dans la ville. Mon arrivée à Paris a été un peu difficile. Je dormais à droite à gauche et partageais un bureau avec des architectes et des graphistes. Parmi mes clients, une femme m’a proposé un poste de directeur de création dans son agence de conseil en communication. Elle opérait dans les domaines du luxe et du cinéma. Pendant deux ans, je me suis occupé de campagnes importantes. J’étais très bien rétribué mais l’ennui s’est vite fait sentir. Le job n’était pas suffisamment créatif. Grâce à un départ négocié, j’ai passé un an à faire le tour du monde. Le billet à plusieurs étapes n’était pas cher, la seule contrainte était que je ne devais pas revenir en arrière. J’ai commencé par l’Asie, la Chine, la Malaisie, puis la Nouvelle-Zélande et Hawaï, pour rejoindre les Etats-Unis et terminer par le Canada. Mon fil conducteur : observer comment l’économie transformait la géographie. Je photographiais la nature domestiquée, les non-lieux. Mon travail s’est vite transformé en un carnet de voyage de ce qu’aujourd’hui nous nommerions l’anthropocène. C’était il y a 25 ans. Je faisais mes gammes.

Série Space Utopia, 2007-2021. ©Vincent Fournier, photo MLD

Ce voyage initie la série de photographies qui vous fera connaître.

Effectivement. Je n’avais pas beaucoup de budget et ne restais jamais très longtemps au même endroit. Tout cela provoquait une sorte d’urgence. La contrainte c’est bien, ça incite à l’action. C’est à Hawaï que j’ai trouvé le point de départ de mon travail. Les observatoires de Mauna Kea sont déployés sur une zone de 2 km2. J’ai été frappé par le contraste qu’il y avait entre ces oreilles technologiques écoutant l’invisible et le côté primitif du paysage. A partir de ce moment-là, j’ai eu envie de photographier les observatoires dans le monde. J’avais enfin trouvé mon terrain de jeu mais ma cagnotte avait fondu et bientôt j’ai dû rentrer à Paris. Il fallait désormais trouver les moyens de poursuivre mon projet. Pendant dix ans, j’ai fait de la photographie publicitaire pour de grandes marques dans le monde entier. C’était très prenant mais j’arrivais tout de même à faire avancer mon travail perso, même en pointillés. Pendant ces dix ans, je n’ai pas été obligé de courir après des prix, des bourses ou des institutions, j’ai pu investir en toute liberté dans mon travail artistique et réaliser ce que je voulais. Quand le marché de la pub s’est effondré, j’avais déjà commencé à travailler avec des galeries. J’ai totalement basculé du côté de l’art.

Vous avez continué à photographier des observatoires ?

Pas seulement. Assez rapidement, j’ai élargi mon idée de départ et photographié des centres de lancement, des pas de tir, des entraînements de cosmonautes, bref, tout ce qui touche au voyage dans l’espace. Je voulais montrer son hors-champ, tout ce qui évoque la part de rêve de la conquête spatiale sans pour autant faire des images de fusées au décollage. Seul l’imaginaire m’intéressait. J’ai commencé avec Arianespace, dont la base de lancement se situe en Guyane française et aussi parce qu’à cette époque-là mon frère habitait à Kourou. Les prises de vue se sont étalées sur deux ans, 2007-2008. Les images ont été remarqués et ensuite j’ai déroulé mon projet tout autour du monde. Les dernières images datent de 2021. Parmi elles, il y a celles prises en Islande et actuellement exposées au musée de la Chasse et de la Nature. J’ai désormais près de 20 ans d’archives.

Quelle est la nature de ces images ?

Elles sont à la fois documentaires, sans montage, mais mises en scène et volontairement ambiguës. Mon souhait : provoquer une perception troublée, faire ressurgir des souvenirs de fiction, de cinéma, de télé, liés à l’aventure spatiale tout en conservant une vision documentaire. Je voulais y retrouver mes souvenirs d’enfance et réactiver une mémoire collective. Une sorte de vrai-faux documentaire. Pour la série sur Ariane, les mises en scène induisaient l’idée d’être face à des jouets comme si nous étions chez Playmobil. J’aime cultiver une dimension ludique, voire un peu ironique. Vous vous demandez si les séries restent ouvertes ? Il n’y a pas de règle, si ce n’est celle-là. Le moteur, c’est le désir.

Panthère Nostalgique (Panthera Melancholia) Mémoire de la constellation Auctus Animalis, 2022. ©Vincent Fournier, courtesy de l’artiste

Comment êtes-vous passé de l’espace aux animaux et aux plantes ?

La série sur l’espace commençait à être connue au point que j’y étais trop associé. J’ai pensé qu’il était temps de créer une rupture. Je voulais avoir d’autres couleurs à mon éventail. J’ai compris que ce qui m’intéressait était de faire remonter mes souvenirs d’enfance, de les réactualiser, d’activer ce double regard passé-futur, qui me nourrissait. J’ai réalisé la série The Man Machine, toujours entre documentaire et mise en scène, avec des robots humanoïdes au Japon. Pour chaque image, je cherchais un équilibre entre « chorégraphies » façon cinéma et scènes de la vie ordinaire. Je travaillais avec de vrais robots, ce qui impliquait une logistique importante, beaucoup d’autorisations et de manipulations délicates. Chaque production était très lourde. Après la réalisation d’une quinzaine d’images et malgré le succès de la série, j’ai préféré l’arrêter. Invité par une école d’architecture et par un architecte dans le speculative design à participer à un voyage organisé sur le thème « De l’atomique au cosmique », deux tropismes de l’âge d’or du futur imaginé dans les années 1960, j’ai eu l’idée de créer un bestiaire dont les créatures seraient à la fois modifiées par leur environnement et la main de l’homme, créer de la nature augmentée, tout en gardant l’aspect merveilleux du vivant. Je voulais développer une vision très classique de cabinet de curiosités, jouer sur un registre fantastique, voire surréaliste, mettre en parallèle conceptuellement l’idée du cadavre exquis et des ciseaux génétiques. Tout simplement : créer des chimères.

Cette idée vous a amené à sortir du médium purement photographique, comme l’exposition Uchronie le montre.

Absolument, j’ai suivi plusieurs pistes qui ont abouti à des rendus différents. Tout d’abord, deux séries photographiques : Post Natural History et Auctus animalis, qui mettent en perspective les métamorphoses du vivant et l’évolution des espèces. Puis, Fleurs de chair, des pièces en 3D qui renvoient à la mort mais célèbrent le vivant. Elles questionnent la nature de la nature, l’idée de la technologie qui s’approprie non seulement l’extérieur du corps mais entre dedans. J’ai travaillé sur un cœur, symbole du vivant. Le Cœur immortel est un organe précieux en or et en plomb, matériaux choisis en référence à ceux de l’alchimie. Son poids et sa taille sont semblables à ceux d’un cœur humain. Cette pièce incarne notre désir d’immortalité et évoque aussi les biotechnologies. Il y a aussi Flora incognita, des fleurs numériques étranges, qui laissent entrevoir de possibles et infinies transformations du végétal. Avec cet ensemble, je continue d’instiller l’ambiguïté des sentiments comme des formes plastiques.

Série Fleurs de chair, 2015. ©Vincent Fournier, photo MLD

Quel lien voyez-vous entre l’art et la science ?

Le questionnement de sujets qui nous animent tous, physiques et métaphysiques. Questionner l’inconnu, c’est se rendre compte qu’il y a beaucoup plus de choses que l’on ne sait pas que de choses que l’on sait. Quand je travaillais sur le thème de l’espace, les scientifiques rencontrés n’avaient pas vraiment le temps d’échanger. Mes mises en scène étaient un peu comme une récrée pour eux. Depuis peu, je collabore avec le magazine American Science, qui me donne des missions assez dingues. Il y a peu, j’ai été chargé de photographier une expérience de réalité quantique dans une grotte en Sardaigne, dont l’objectif était de mesurer le plein du vide ou le vide du plein… Je n’ai pas tout compris mais c’était très enrichissant ! J’ai passé deux jours avec le chercheur et nous avons eu des discussions passionnantes. Les scientifiques ont un regard différent du commun. Il se peut que prochainement je participe à une résidence Art & Science avec un projet sur le végétal dans lequel je souhaite intégrer ce type de dialogue préalable avec des scientifiques. Je veux aller plus loin que ce que Flora incognita propose. Imaginer comment les plantes pourraient métaboliser des métaux, par exemple. Peut-être m’inspirer de ce qui a été fait pour les animaux ? Il est possible de tirer le fil d’une vision très anthropomorphique, qui raconterait le vivant et son territoire de prédation, comme de suivre d’autres pistes. Celle, par exemple, de créatures hybrides végétal-machine.

La métamorphose est au cœur de votre recherche.

Oui. J’explore un territoire indéfini qui renvoie notamment aux idées que Baptiste Morizot expose dans L’inexploré. Nous serions entrés dans l’ère de la métamorphose, et donc renvoyés au temps des mythes. Certains croisements déjà réalisés, comme celui du coyote et du loup, le coywolf, tendent à le prouver. De nouvelles espèces qui se reproduisent. De telles apparitions questionnent le vivant et renvoient aux récits des mythologies, à des temps où les choses n’étaient pas définies, un peu comme dans l’enfance, quand un chapeau se transforme en méduse sous nos yeux… Quand les choses ont potentiellement plusieurs histoires à vivre. Là, on y est.

Opera Cantus Flora, installation vidéo de 4 films, 2023. ©Vincent Fournier, photo MLD

Contact> Uchronie-Vincent Fournier, jusqu’au 17 septembre au musée de la Chasse et de la Nature, Paris. Site de l’artiste.

Image d’ouverture> Scarabée Brownleeite (scarabæus brownleeite), source d’énergie cosmique, 2022. ©Vincent Fournier courtesy de l’artiste

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