Une fois encore, la céramique triomphe sur la Côte d’Azur ! Installée sur les hauteurs non loin de Cannes, Vallauris, connue pour ses argiles réfractaires depuis le XVIe siècle, accueille actuellement la 26e édition de sa Biennale consacrée à la création contemporaine et à la céramique. Sélectionnés à la suite d’un grand concours, 25 artistes de 14 nationalités y présentent leur travail de recherche, de modélisation et d’innovation autour d’un des plus anciens médiums : la terre. Initiée en 1966, cette manifestation internationale contribue à la valorisation de cette longue tradition et à la recherche de techniques innovantes. A travers les formes artistiques promues et les sujets qu’elle aborde, la Biennale de Vallauris veut encourager la liberté de création, sensibiliser aux réalités sociales et contribuer à décrire notre époque. Au Musée Magnelli, une sélection de 35 œuvres incroyables vous attend aux côtés de nombreuses pièces historiques de Picasso et autres artistes à la solide réputation. A découvrir jusqu’au 30 septembre.
Au Musée Magnelli, la Biennale internationale de Vallauris propose d’explorer 3 thématiques : « mémoires » et « hybridité », au premier étage, et « résonances », dans la salle Eden. Si la majeure partie des pièces sont exposées dans des vitrines, celles de la salle Eden ne sont pas limitées dans l’espace et, à l’inverse, engagent le spectateur à s’immerger dans la céramique. C’est par cette salle que nous commençons notre parcours. Le panorama d’ouverture est spectaculaire. La riche sélection fait montre d’une variété de couleurs, de formes et de symboles. Nous pénétrons dans un univers surréaliste, voire extraterrestre (comme vous le montre l’image d’ouverture de cet article), qui nous incite en douceur à une réflexion sur l’évolution de notre société.
L’œil est frappé d’emblée par des morceaux de viande posés sur une palette de bois ou à même le sol. L’aspect réaliste de ces côtes de bœuf provoque un fort sentiment chez le spectateur. Cette sorte de nature morte évoque d’abord un métier et la présence non loin, peut-être, d’une cuisine où des mains expertes s’affairent. La ressemblance est si parfaite qu’elle donne envie de toucher ou au contraire révulse. Des sentiments initiés par l’utilisation du concept d’installation totale, comme le pratiquait l’artiste Ilya Kabakov (né en Ukraine en 1933-disparu à New York en 2023) et que Daria Krotova perpétue. L’œuvre Meat témoigne de l’évolution du rapport esthétique entre l’homme et la viande, nous dit-on, tandis que l’artiste qualifie son approche d’« archéologie du présent ».
Un demi-tour plus tard, c’est la surprise ! Une joyeuse bande d’animaux donne à première vue envie de retourner en enfance. Occupant tout un mur, l’installation de Jeanne Rimbert est une référence directe à la pièce de théâtre Oh les beaux jours de Samuel Beckett, qui raconte l’histoire déroutante d’une femme enterrée jusqu’à la taille et qui va décider de tirer le meilleur parti de sa terrible existence. Détachés de la réalité et incohérents, les acteurs de céramique sont eux aussi contraints par leur environnement. Inscrit dans un cercle rouge, un koala porte des gants de boxe, tandis que dans un autre cercle, jaune cette fois, un calmar enlace un ballon. A portée de tentacule une créature hybride mi-lapin mi-pieuvre tire la langue, tandis qu’un dodo en plein grand écart facial rappelle le funeste destin de nombreuses espèces animales désormais disparues. Apparemment ludique, la proposition cache bien des désespérances.
Non loin, un ensemble discret mais néanmoins captivant se présente. Egotique de Marc Alberghina parle de la tyrannie qui peut s’imposer dans un pays, dans une entreprise ou même dans un foyer. Pressées par le même « joug » et posées dos à dos sur des supports, deux assiettes se trouvent à la fois dans l’union et dans l’opposition. Installées à l’aplomb des deux, une poignée de douilles d’obus dégouline sur elles. Sur une autre pile d’assiettes sales, des microphones s’apprêtent à capter le son d’un espace vide. Dirigés ostensiblement à l’opposé de l’action, ils ne témoigneront donc de rien, laissant les exactions méconnues, et donc impunies.
L’œuvre de Saana Murtti, quant à elle, s’attache à la disparition. Face à l’œuvre, nous sommes saisis par une étrange sensation de vide. Influencée notamment par la pensée philosophique de Martin Buber, pour lequel « toute vie réelle est rencontre », l’artiste finlandaise travaille sur l’altérité et la réciprocité. Pour échanger, il faut être au moins deux. Disappearances met l’accent sur l’absence. Une paire de chaussures quasiment recouverte de tissus, tels des vêtements tombés à cause de la disparition impromptue d’un corps volatilisé. La grande maîtrise technique de l’artiste rend possible cet effet spectaculaire. L’extrême précision de l’œuvre met en exergue deux attitudes de notre société : celle qui objectivise et catégorise sans comprendre la réalité des choses et celle qui engage un dialogue avec une personne, un objet ou un phénomène pour les découvrir tels qu’ils sont. Si la première approche crée une forte distance entre les deux parties, la deuxième les unit. Voilà comment, Saana Murtti éveille l’intérêt du public et propose de multiplier les perceptions.
Dans la salle Eden, toutes les pièces ne sont pas aussi graves. Rhizome de Rémy Dubibé s’ingénie à faire naître de nouvelles évocations du vivant. Composée de petites sculptures en porcelaine non-émaillée, suspendues en grappes, cette forme organique symbolise la vie. Tant la composition que ses reflets sur le mur créent un effet quasi magique. On regarde avec une légère inquiétude les minces fils de coton qui tiennent l’ensemble et dont on espère qu’ils sauront résister, comme nous, aux vicissitudes de l’existence. Dans un tout autre style, Hyunjun Kim propose lui aussi des formes organiques. Vertes, jaunes, violettes, bleues…, les émotions de l’artiste coréen se matérialisent et deviennent de petites créatures, autant de micro-organismes qui n’auraient pas besoin de microscope pour être admirés. Les formes bizarroïdes et colorées renvoient à la psychologie humaine, fragile et sensible. Hybridations entre le scientifique et le sensuel.
Mais poursuivons notre chemin au premier étage du Musée Magnelli. Parmi les œuvres inédites, il est indispensable de remarquer une série signée par Fanny Bouyagui. Regardez ces étonnantes assiettes attentivement et tentez de deviner ce qu’elles cachent ! Des QR codes sont présents pour nous y aider. Ils nous apprennent que portraits et ornements ont été imprimés et que les images ont été générées par un logiciel. L’artiste française s’amuse à mêler à la technique ancienne du travail de la terre celle très contemporaine de l’intelligence artificielle. Une alliance inédite qui a emporté l’enthousiasme du jury de sélection. Grâce aux QR codes, vous pourrez également découvrir les versions animées de ses personnages ! Autre exploration de l’outil numérique avec Anita Monori. Si l’impression 3D est de plus en plus utilisée dans la création céramique, l’artiste adopte une approche singulière : après la fabrication des moules à l’aide de cette technologie, elle façonne par coulage ses objets. Les motifs graphiques en surface de ces vases sont certes l’œuvre de la machine mais le rythme auquel ils se déploient est imprimé par la main de l’artiste.
Dépassons maintenant les travaux en lien avec les nouvelles technologies pour nous attarder sur des œuvres empruntant à la réalité. Face au Fauteuil club de Christine Coste, nous sommes saisis. Reproduit avec précision, son cuir vieilli est comme marqué par le temps qui passe. Le transfert dans le champ de la céramique, des pratiques du dessin et de la performance ont permis à l’artiste de capturer à la surface de cet objet de grès la mémoire d’événements passés et inconnus de nous mais dont le fauteuil conserve les stigmates. Avec cette œuvre, Christine Coste aborde, apprend-on, le thème délicat de l’inceste, expérience douloureuse et enfouie qu’elle fait résonner en elle la transformant en témoin silencieux.
Impossible de terminer notre visite sans évoquer les prix de l’édition 2024 de la Biennale. A commencer par celui de la jeune création. Le prix « Moins de 35 ans » a été attribué à Anna Sčuka. Allons-y ! À travers la maîtrise de techniques traditionnelles telles que le tour de potier et la terre sigillée, l’artiste slovène examine la corporalité. Ses créatures sont étranges. Entre animal et fossile, chacune d’elles est comme figée en plein développement. Le regardeur éprouve des sensations ambiguës. Faut-il faire confiance à cet inconnu ou s’en garder ? Des formes douces et arrondies sont complétées par des « membres » plus agressifs qui inhibent l’envie de toute caresse malgré l’habileté de l’artiste à rendre harmonieuses ces lignes aux accents dangereux.
Pour ménager le suspense et ne pas faire concurrence aux promenades qui vous attendent, nous en resterons là. Sachez toutefois que le Grand Prix est également visible au premier étage du Musée et n’hésitez pas à faire le voyage tout spécialement pour lui ! La Biennale de Vallauris est aussi l’occasion de découvrir les collections permanentes du Musée Magnelli, et les autres manifestations temporaires qui tous les deux ans profitent de la renommée désormais très établie de l’événement.
Infos pratiques> Biennale internationale de Vallauris/Création contemporaine et Céramique, du 6 juillet au 30 septembre 2024.
Image d’ouverture> Vue de la Biennale de Vallauris, salle Eden, de gauche à droite : Jeanne Rimbert. Oh les beaux jours !, 2019-2023, Hyunjun Kim, Emotion Memorial #3, Ying Zheng, Purity of true feelings (cream), 2023. ©Photo Polina Tkacheva