Fabrice Hyber : « La vie ne s’arrête pas, elle se déplace »

Le Domaine de Chaumont-sur-Loire accueille cette semaine les invités de la cinquième édition des Conversations sous l’arbre : les philosophes Roberto Casati et Jean-Philippe Pierron, le mycologue et botaniste, Marc-André Selosse et l’artiste Fabrice Hyber autour du thème passionnant de « L’unité du vivant ». Du plus loin qu’elle s’en souvienne, l’humanité a été fascinée par la complexité et la diversité du monde vivant. Ce fut d’abord la croyance de toutes les religions animistes. Puis les scientifiques et philosophes se sont engagés dans une quête vertigineuse pour comprendre la nature profonde de la vie, cherchant à en percer les mystères. C’est ainsi qu’est née l’idée de l’existence d’une unité du vivant. Concept qui a pris racine dans les sciences et qui a également été développé par la philosophie, les doctrines ésotériques et la poésie pour explorer les liens unissant tous les êtres vivants entre eux. En immersion pendant 2 jours, les jeudi 19 et vendredi 20 octobre prochains, participants et invités s’empareront de ce sujet : conférences, table-ronde, visites d’exposition et autres temps de discussion sont au programme. A cette occasion, ArtsHebdoMédias a interrogé Fabrice Hyber sur ce que son œuvre nous raconte de la vie du monde.

ArtsHebdoMédias. – Quelles ont été les places de la nature, de la science et de l’art dans votre enfance ?

Fabrice Hyber. – Tout démarre par des expériences dans une petite vallée de Vendée. La campagne n’était pas sublime. Ce n’était ni le Grand Canyon, ni les chutes du Niagara mais j’y observais les saisons, les odeurs, les goûts, les moutons, la terre, sous la pluie ou sous le soleil, et tout ce qui y pousse. Tout le vivant. J’adorais aussi l’océan, qui est tout proche et le marais asséché, une conquête de l’humain. A l’école, il y avait les mathématiques. Je les appréciais car c’était une façon de comprendre ce qui se passait autour de moi, de le calculer. J’aimais les courbes de niveau, la topographie. Je fabriquais de petits barrages sur les ruisseaux pour détourner le cours de l’eau et l’orienter dans la rivière pour ne pas qu’elle se perde, j’apprenais alors qu’elle arrose tout sur son passage. J’aimais aussi inventer des machines. Je rêvais de tentes gonflables à mettre sur l’eau, de perforatrices capables de réaliser des trous de diverses formes, de tapis roulants pour voitures… J’aimais bien également réaménager le canal du Midi. Je le trouvais mal dessiné ! Je voulais inventer d’autres façons de voir le monde que celles qui étaient enseignées. C’est pour cela que je me suis très vite passionné pour la pensée mathématique. Plus tard, à partir de la topologie, je me suis intéressé à tout ce qui touche au paysage et à sa fabrication. Dans le même temps, j’ai découvert l’art. Je me souviens, adolescent, avoir vu des œuvres de Gaston Chaissac et de Supports/Surfaces au musée des Sables d’Olonne. Autre souvenir très présent, une visite à La Rochelle où j’avais assisté à un spectacle de zouk et à une exposition de Supports/Surfaces, encore eux ! Il y avait Viallat, Dezeuze, Pagès… A 16 ans, je suis allé visiter Beaubourg avec ma sœur et deux copines. Dans un même espace, j’ai découvert les éponges gorgées de bleu d’Yves Klein et le feutre qui servait de peau au piano de Joseph Beuys. C’était incroyable. Je n’avais pas les mots pour décrire ce que je ressentais. Il y avait une telle énergie. Pour revenir à votre question, nature, science et art formaient un tout, un biotope dans lequel je développais des expériences.

Pourquoi avoir choisi l’art plutôt que les mathématiques ?

Au lycée de Luçon, j’avais un prof de dessin, qui était dessinateur et très féru d’art contemporain. Il organisait des expositions et aussi un concours. Alors que j’étais dans sa classe, j’ai eu la surprise de l’entendre raconter combien il avait trouvé merveilleux un dessin du concours de l’année précédente : une chaise qui avait été réduite à son plateau en perspective.  Une année, le sujet était une chaise. J’en avais dessiné uniquement le plateau en perspective. C’était mon dessin. Je me souviens que l’anecdote m’avait donné confiance. Mais j’étais bon en maths ! Là, j’ai compris deux choses. D’une part que les mathématiques de haut niveau obligent à inventer un langage, des concepts, comme en art. Et d’autre part, que les maths me prendraient tout mon temps. J’avais envie de vivre. J’ai donc décidé de présenter les Beaux-Arts, tout en me disant que je pourrais continuer les maths dans les livres. Pour mon dossier, j’ai dessiné des arbres et répertorié ce que j’aimais faire. Je n’avais pas vraiment d’activité artistique. Pour gagner un peu d’argent, je faisais des tableaux en fil et pointes et de petits dessins que je vendais dans mon entourage. Aux Beaux-Arts, j’y suis allé au culot, à l’époque il n’y avait pas d’écoles préparatoires pour formater les étudiants ! Toutes sortes de profils pouvaient être admis, c’était beaucoup plus riche qu’aujourd’hui.

Comment s’est passée votre admission aux Beaux-Arts de Nantes ?

Dans le jury, il y avait George Pichon, prix de Rome et créateur du logo du CiC, Jacques Sauvageot, une figure de Mai 68, Ekkehart Rautenstrauch, un artiste de l’Optical art, et Joachim Pfeufer, le meilleur ami de Robert Filliou. J’étais jeune. J’ai montré mes dessins, parlais de mes projets, et la conversation a dérivé. Nous avons discuté de vérité, de réalité… A la fin, ils m’ont demandé d’attendre et sont allés voir le directeur. En revenant, ils m’ont annoncé que j’étais admis. Mon père, qui m’attendait à l’extérieur, a eu du mal à me croire car l’annonce des résultats ne devait avoir lieu que deux semaines plus tard.  Il est allé vérifier et j’étais pris ! Par la suite, j’ai eu nombre de problèmes avec les profs. Ils ont même voulu me virer car j’étais très indépendant et travaillais beaucoup. Je faisais des expos, vendais des aquarelles sur la côte. J’étais très débrouillard. J’ai tout de même obtenu mon diplôme en 1985, avec essentiellement des dessins et des peintures. Les tableaux développaient déjà l’idée de viralité, de prolifération. Parmi eux, on peut citer le Mètre carré de rouge à lèvre. Les dessins, quant à eux, représentaient des fleurs, la lune, des paysages, un héron, un martin-pêcheur, une grenouille… Toutes sortes d’animaux de ma région. Certains motifs étaient ceux de mes dessins d’enfant. Le petit homme vert, par exemple.

Sous la forêts, les vies, Domaine de Chaumont-sur-Loire, 2023. ©Fabrice Hyber, photo Éric Sander

Quel lien voyez-vous entre l’art et la science ?

Pour moi, l’art et la science ont été liés d’emblée, notamment dans l’envie d’inventer des mondes. Observer la nature, c’est se poser de nombreuses questions. Peut-on la mettre en chiffres ? En calculer les phénomènes ? Et si oui, peut-on la dupliquer ? Voire, la redessiner ? Quand j’étais jeune, j’adorais aussi tout ce qui touche à l’Espace. La vitesse de la lumière. Les espaces courbes. Je pensais d’ailleurs que j’étais un extraterrestre ! Question qui est restée en suspens ! Les mathématiques m’ont amené à m’intéresser à Henri Poincaré. Son histoire et ses travaux sont passionnants. Frappé par la diphtérie à 5 ans, qui le paralyse durant plusieurs mois, la lecture trompera son ennui. C’est peut-être à ce moment précis qu’il développera ses capacités de conceptualisation, sa manière d’envisager le monde. Il compte parmi les fondateurs de l’étude qualitative des systèmes d’équations différentielles et de la théorie du chaos. Ses recherches ont initié la physique quantique et la physique des cordes. A titre personnel, elles m’ont influencé et incité à développer plusieurs projets artistiques. J’adore inventer des sauts de systèmes, imaginer que les tableaux sont des images en train de se faire qui peuvent être développées, redéveloppées… Tous les objets, les prototypes, les POF, éléments dont chacun peut s’emparer, qui n’ont pas de fonction mais peuvent en avoir une, toutes ces choses-là font que je propose, comme les mathématiciens le font, une autre façon de voir ce qui nous entoure, qui n’est pas évident mais qui peut être effectif. L’art et la science sont deux manières de décrire notre environnement avec beaucoup de liens en commun.

Quelle est votre définition de la nature ?

La nature n’est pas en dehors de nous. L’erreur de la Renaissance avec l’invention de la perspective est d’avoir positionné le regardeur à l’extérieur, comme s’il n’appartenait pas au paysage, qu’il se tenait à l’écart. Cela a alimenté le sentiment de l’homme face à la nature et non lui appartenant. Cette question me travaille depuis longtemps. Déjà au lycée, j’introduisais dans mes rendus mathématiques l’acronyme CQR pour Celui qui regarde. Ma volonté était de marquer l’appartenance de ce dernier au paysage décrit. Il faut se convaincre que la nature n’est pas une entité différente de nous mais que nous en sommes une partie. Le naturalisme est une aberration de notre fonctionnement. C’est un vrai drame pour l’environnement. La ville, la maison, ont été imaginées à partir d’une idée fausse de la nature. On dresse de grands buildings comme de grands arbres poussent. On copie la forme sans se soucier du système qu’elle abrite. Il faut redéfinir notre inscription à l’intérieur de la nature, mieux la regarder pour transformer la cité.

Que racontent vos toiles ?

Elles parlent de la forêt, du paysage, de la cité… Elles montrent des plantes qui poussent dans la ville, dans ses interstices, et esquissent un nouveau paysage. Elles possèdent des notes, comme des spéculations sur tout ce qu’il est possible de faire, témoignent de toutes sortes de réflexions. Je rassemble dans chaque tableau les références induites ou déduites de mon sujet. Celles qui émergent des recherches effectuées avant et pendant sa réalisation. Certaines toiles restent ouvertes très longtemps car leur question initiale en appelle d’autres. Ainsi, il me faut interrompre le faire pour m’informer et échanger avec des experts, architectes, astrophysiciens ou autres, selon le sujet. A Chaumont, il y en a une qui montre une digue potentiellement menacée par la mer. La spéculation développée est que les micro-organismes marins sont de la même famille que ceux contenus dans la terre et que la rupture de la digue, catastrophe pour nous, pourrait être une chance pour eux d’être réunis. Pourquoi pas ? Le sous-sol est très mal connu. Toute chose tombée à terre finit par remonter par les racines, par l’eau, par l’atmosphère… et nous atteindre. Dans mes ateliers, il y a des dizaines de tableaux commencés, non finis. Quand ils le sont nous les enlevons pour que se poursuivre l’histoire ailleurs et j’en accroche des nouveaux sur les murs.

Sous la forêts, les vies, Domaine de Chaumont-sur-Loire, 2023. ©Fabrice Hyber, photo Éric Sander

Vous envisagez chaque tableau comme appartenant à un grand tout en expansion… une histoire sans fin ?

Oui, même si tous mes tableaux commencent par une question ou un mot précis que j’écris et ensuite dessine. Chaque histoire arrive dans le prolongement d’une autre et n’a pas la vocation d’un point final. Mon travail reste ouvert. Je ne me concentre pas sur la forme comme ont pu le faire les modernes. Chercher la forme idéale n’est pas mon but. Mon objectif est de trouver toutes les possibilités de voir le monde. La vie n’est pas faite pour être restreinte, mais pour s’épanouir à l’infini. C’est ça la vie ! Elle ne peut jamais être circonscrite, enfermée dans un pot ! Il y a peu, j’ai parlé avec une collectionneuse qui s’interrogeait sur toutes les œuvres finies qu’elle possédait et me disait apprécier mes histoires aux nombreux possibles, mes phrases dont on pouvait poursuivre l’écriture, mes systèmes dans lesquels je me permettais d’intervenir à tout moment. Pour elle, c’était vital. Le tableau quitte l’atelier à partir du moment où il possède suffisamment d’informations pour que les gens puissent prendre le relais. Ainsi son histoire ne s’arrête jamais. Il arrive même que je rachète certaines de mes œuvres et les continue.

Avant notre discussion, vous étiez en train d’écrire. Sur quoi ?

Sur René Thom et la théorie des catastrophes. Dalí a exécuté des tableaux en hommage aux travaux du mathématicien qui a étudié, pour l’exprimer de façon simplifiée, comment les solutions d’équations dépendent du nombre de paramètres qu’elles contiennent. La catastrophe désignant le lieu où une fonction change brusquement de forme. Par exemple, le passage de l’inerte à la cellule est une catastrophe. Et le passage du figé au non figé, c’est la vie ! Thom a répertorié sept formes de catastrophes : le pli, la fronce, la queue d’aronde, la vague, le poil, le papillon et le champignon. J’essaie de les rassembler toutes en un tableau. Il me faut donc élaborer un lien entre elles. Beaucoup de choses passent par l’écriture car elle est ma seule perspective. Elle ouvre un espace supplémentaire dans des dessins réalisés à plat. La perspective ayant tué le vivant, elle a fabriqué des images mortes. J’aime que les miennes contiennent différents possibles, différents scénarios, tant du point de vue de la forme que de son contenu. Ainsi, vais-je utiliser des métaphores. Un arbre meurt, sa souche pourrit et les champignons s’y développent. La pouriture est le lieu où la mort des uns donne naissance à d’autres. La vie ne s’arrête pas, elle se déplace. Il faut en prendre conscience.

Vos tableaux sont une « possible école » de la nature ? De la vie ?

Même à l’intérieur d’un bâtiment, nous sommes en immersion totale dans la nature. Notre action sur le vivant est permanente. Chaque mouvement que nous faisons a des conséquences. Souvenons-nous de l’effet papillon. L’art peut-il être pédagogique ? Toutes les œuvres nous apprennent quelque chose, je ne veux pas y échapper. Au contraire, j’ai envie que mes tableaux transmettent beaucoup. Qu’ils offrent des possibilités, tout en gommant le caractère autoritaire de l’image unique, du portrait… L’œuvre type Joconde ou boîtes de conserve Campbell, c’est ringard ! Ce sont des images mortes impossibles à rendre à la vie. L’art peut permettre de développer d’autres comportements, c’est ma seule croyance. Les artistes le prouvent. C’était génial de découvrir Beuys, Klein, Filliou. Je ne suis pas religieux mais je crois en la capacité de chacun à se dépasser, à augmenter son action, à transcender sa condition. C’est pour cela que j’ai choisi l’art.

Exposition Fabrice Hyber-La Vallée à la Fondation Cartier, Paris, 2023. ©Photo FC

Contact> Les Conversations sous l’arbre, L’unité du vivant, jeudi 19 et vendredi 20 octobre 2023, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Les expositions de la Saison d’art sont visibles jusqu’au 29 octobre et le Festival international des Jardins est ouvert jusqu’au 5 novembre.

Image d’ouverture> Fresque réalisée in situ, Domaine de Chaumont-sur-Loire. ©Fabrice Hyber, photo Éric Sander