Eva Hober : les quinze ans d’une galeriste visionnaire

Depuis son ouverture en 2004, la galerie Eva Hober défend une peinture contemporaine que l’on avait crue morte au début du siècle, autant qu’un art vidéographique vivifié par l’artiste plasticien et cinéaste Clément Cogitore, dont l’œuvre, The Evil Eye, fut gratifiée du prix Marcel Duchamp en 2018. Tandis qu’une rétrospective consacrée à la production audiovisuelle de l’artiste est à découvrir à la Base sous-marine de Bordeaux jusqu’au 5 janvier 2020 (1), une exposition monographique Veux tu ? (Théorème), du peintre d’origine iranienne Axel Pahlavi, met à l’épreuve du temps la foi, la famille et la passion, sur de grandes toiles acryliques et des dessins à la gouache, à l’encre, à la tempera ou au crayon de couleur, jusqu’au 20 décembre dans l’espace de la galerie parisienne (2).

Eva Hober et Peter Klasen, en 2018.

Installée depuis 2017 au 156, boulevard Haussmann, Eva Hober en avait transformé les lieux en 2018 pour y présenter les totems et hublots projetés de la dessinatrice et vidéaste Rebecca Bournigault, dans une étrange Constellation plongeant les visiteurs dans le noir, tandis que la fraîcheur des explosions florales d’Un monde flamboyant de Jennyfer Grassi réveillait, quelques mois plus tard, le classicisme minéral du quartier. La galerie, qui depuis sa création ne s’intéresse qu’aux artistes vivants, draine dans son sillage autant d’émergents qu’elle accompagne de plasticiens confirmés. En 2018, Peter Klasen, figure de proue de la Nouvelle Figuration et de la Figuration Narrative, y exposait des toiles en Dialogue avec les maîtres, Kasimir Malevitch, Piet Mondrian et Kurt Schwitters : « C’est Peter Klasen qui m’a révélé, avec son installation Shock Corridor/dead end – présentée par la galerie Louis Carré en 1991 à la Fiac – toute la puissance de l’art contemporain quand j’étais encore adolescente », se souvient Eva Hober, dont la personnalité bien trempée soutient une peinture qui lui ressemble, investie, généreuse, passionnée jusqu’à l’exubérance. « Je préfère être sans filtre, car faire semblant demande trop d’effort ! », admet la galeriste, pour qui l’année 2019 fut riche en rebondissements : celle qui s’aventura au pays du token – sollicitée comme conseil pour la plateforme virtuelle Monart – en revient désenchantée par « l’esthétique et les usages qui ne correspondent ni aux codes, ni à la relation de confiance qu’une galeriste s’évertue à tisser durant de longues années avec ses artistes autant qu’avec ses collectionneurs ». Jamais à court de projets, Eva Hober, qui aimait convier plus d’une centaine d’artistes à fêter le solstice d’hiver à la galerie – on se souvient notamment de son Grand bazar de Noël, en 2018, ou une vaste exposition collective de petits formats originaux, Friends & Family, en 2013 et 2017 –, a accepté de nous recevoir cette année, la jambe soutenue par une attelle, tandis qu’elle prépare son prochain rendez-vous, Vidéostarclub, une sélection de films d’artistes à projeter « plein pot » sur la façade de la galerie (avec pop-corn et champagne) pour célébrer l’art vidéo pendant les longues nuits de janvier !

ArtsHebdoMédias. – Quel a été le déclic, le désir qui vous a propulsé galeriste ?

La galerie Eva Hober.

Eva Hober. – J’ai ouvert la galerie après des études d’histoire de l’art très courtes à Nanterre. Les profs étaient bons mais je n’étais pas dans mon élément à la fac. J’allais naturellement vers les livres et les œuvres ; je suis plutôt autodidacte, que ce soit en art comme en affaires. Mes parents ne travaillaient pas dans le monde de l’art, ni n’en étaient particulièrement passionnés, mais à 13 ans, j’aimais les musées et quand j’ai découvert toutes ces galeries, un dimanche après-midi, un peu par hasard à la Fiac, je me suis dit : « Waouh, je veux être galeriste ! ». J’ai donc interrompu mes études assez tôt, en 1999, pour partir à New York. J’ai tout de suite compris qu’il fallait parler anglais. J’ai cherché un stage parmi les galeries qui soutenaient de jeunes artistes et je me suis retrouvée au service des ressources humaines d’une énorme galerie de la 57e rue. J’étais assez peu convaincue – elle présentait beaucoup de morts –, mais en me promenant dans les étages, j’ai découvert les plus beaux Rothko, des Picasso plus impressionnants encore que ceux de mes livres… J’étais chez Pace Gallery. J’ai accepté le stage, ils m’ont embauchée, j’y ai travaillé pendant deux ans !

Vous fêtez cette année les 15 ans de la galerie qui porte votre nom, quel a été son parcours ?

Dans l’atelier d’Axel Pahlavi.

Sans fortune personnelle, ni réseau, n’étant pas new-yorkaise, ni même américaine, je n’avais aucune chance aux Etats-Unis. Je suis donc rentrée à Paris et j’ai ouvert à 25 ans la galerie Eva Hober. J’ai cherché un local dans Particulier à particulier qui, à l’époque, était un journal ; je me souviens que le loyer était cher pour un tout petit espace rue Saint-Claude dans le Marais ! Beaucoup de galeries s’installaient alors rue Louise-Weiss dans le XIIIe arrondissement. Nous sommes quinze personnes au rendez-vous : la propriétaire (Madame Taillefer) me regarde avec insistance et décide de faire mon thème astral. Elle me dit : « Vous, je vous vois ! » ; et c’est ainsi que j’ai eu le local ! Je disposais d’un petit PEL de 17 000 euros et j’avais gagné correctement ma vie chez Pace ; alors je me suis lancée. J’ai envoyé une petite annonce à afficher dans les écoles d’art, à Bourges, à la Villa Arson, aux Beaux-arts de Paris, etc. : « Je veux ouvrir une galerie, envoyez-moi votre dossier. » C’était assez vague. De fil en aiguille, j’ai rencontré des artistes, je suis allée dans leurs ateliers et puis j’ai fait la connaissance d’Axel Pahlavi. C’est le pilier de la galerie. On a ouvert en janvier 2004. Six mois plus tard, nous faisions la Fiac ensemble !
En 2004, Jennifer Flay, qui venait de prendre les rênes de la Fiac, cherchaient de jeunes galeries. Je me suis lancée avec de la peinture très figurative, alors que c’était totalement à contre-courant, mais les gens venaient chez moi par curiosité, pensant que j’étais totalement hors-sujet ; encore une fois, je n’étais pas la première de la classe, je ne savais rien des institutions, je n’avais jamais entendu parler d’un Frac, mais ce n’était pas grave. C’est ce qui me plaisait. Et puis, je présentais des artistes de ma génération sortis des ateliers de Boiron, de Velickovic, qui vient de nous quitter malheureusement, ou encore d’Alberola. Aujourd’hui, la seule société des « amis de l’art » à laquelle je suis adhérente, c’est celle des amis des Beaux-arts de Paris, car je dois presque tout à cette école !

Pourquoi avez-vous décidé de ne plus participer aux foires ?

En 2009, je cherchais un espace plus grand ; le Marais prenait de l’ampleur : des galeries comme celle de Perrotin venaient de s’y installer. Je suis donc partie rue des Arquebusiers, puis deux ans plus tard rue Chapon, et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de ne plus participer à des foires : je venais de trouver un espace dans lequel j’ai pu faire de véritables expositions. Une galerie, ce n’est pas seulement une boutique avec un bureau et des œuvres aux murs qui réalise quinze foires d’art par an. De fait, pour participer à ces événements, vous êtes dans l’obligation d’avoir un lieu d’exposition qui soit ouvert plus de deux jours par semaine, sinon vous êtes considéré comme marchand d’art. Mais « faire » des foires est très chronophage, voire violent, entre la réalisation du dossier et le fait d’y être jugé et choisi par ses pairs… Par ailleurs, c’est devenu un système économique de promotion.

Quelle a donc été votre stratégie pour faire connaître vos artistes ?

Catalogue consacré au travail de Jérôme Zonder.

En 2010, j’ai commencé à travailler avec l’Institut français, qui m’a commandé une exposition pour l’étranger : une sorte de carte blanche dans le cadre de laquelle j’ai choisi de montrer cinquante peintres français, principalement figuratifs, parmi lesquels Eva Nielsen, Claire Tabouret, Guillaume Bresson, Marc Desgrandchamps ou encore Jean-Michel Alberola. Dans un second volet, étaient montrés des peintres-sculpteurs ou céramistes comme Marlène Mocquet ; une troisième partie, intitulée La belle peinture, montrait aussi des vidéos en lien avec ce thème : l’une signée Pierrick Sorin (J’aime la peinture mais je n’arrive pas à la digérer), une autre montrant Ivan Argote bombant des tableaux de Mondrian, ou encore un film d’Antoine Roegiers animant magnifiquement des tableaux de Bruegel. Il y avait aussi Clément Cogitore, qui venait de réaliser une vidéo extraordinaire sur deux fous de peinture, un couple russe noyé dans la vodka et submergé par les œuvres de maîtres anciens. Sa vidéo, Bielutine, je l’ai trouvée en faisant des recherches sur Internet ! Conçue pour Istanbul, l’exposition a tourné dans six autres métropoles.
A cette époque, je prenais un réel plaisir à faire des expositions avec l’Institut français, à rencontrer de nombreux artistes, à emprunter des œuvres dans des institutions et à réaliser des catalogues avec des critiques d’art. Intellectuellement, c’était très épanouissant, et cela faisait travailler plein de gens ! J’avais pour complice majeure la toute jeune Aurélie Faure, qui depuis a fait une belle carrière. On peut dire, avec le recul, qu’avec les artistes qui ont pu tisser des liens très forts à travers cette aventure, nous avons décomplexé un renouveau de la peinture française. Je n’avais plus du tout envie d’acheter des mètres carrés de stand ; j’aime produire et travailler avec des musées, j’ai donc cherché avec ardeur à exposer mes artistes en parallèle des foires. En juin dernier, par exemple, j’ai fait en sorte que Clément Cogitore puisse bénéficier d’une exposition à la Kunsthaus Baselland de Bâle pendant la durée d’Art Basel ; j’avais conduit une opération similaire avec Jérôme Zonder au Musée Tinguely deux ans plus tôt.

Quelles qualités faut-il posséder pour être galeriste ?

Il faut bien savoir pourquoi on s’associe avec un artiste. Il convient de lui poser beaucoup de questions pour comprendre ce qu’il attend de vous et si l’on peut répondre à ses attentes. J’ai souvent, d’ailleurs, des réponses très intimes : il faut avoir du cran pour dire « Je veux être une rock star ! ». Il faut aller la chercher, son exposition, au Centre Pompidou ou au MoMA ! Passer du temps au téléphone ou par mail, pour programmer une exposition – pour dans trois ans – dans un musée, négocier avec un comité d’acquisition, etc. Il faut aussi savoir encaisser des « non » et puis parfois obtenir un « oui » ! Je fais partie de ces personnes qui demandent beaucoup, mais j’ai tout mon temps. J’ai horreur qu’on me harcèle, alors je laisse mes interlocuteurs prendre le temps d’avoir vraiment envie d’une œuvre ou d’une exposition. Je ne me considère pas spécialement comme une bonne vendeuse, ce n’est pas l’aspect de mon métier qui m’intéresse le plus, même s’il est essentiel. Certains galeristes sont des traders, ils ont la vente dans la peau ; moi non, je n’ai pas cette qualité, mais quand un artiste vient me voir avec un beau projet, je cherche tout de suite le lieu de sa prochaine exposition, car ce ne sera pas forcément l’espace de la galerie, et je n’ai plus que ça en tête : lui trouver cet écrin.

Comment sentez-vous qu’un artiste bénéficie d’un fort potentiel ? Et que doit-il avoir pour vous plaire ?

The Evil Eye (arrêt sur image vidéo), Clément Cogitore, 2018.

Un artiste doit de nos jours connaître la valeur du temps. Certains, par exemple, sont régulièrement achetés par les mêmes collectionneurs, alors qu’ils ne font jamais d’expositions en institution, et n’intéressent pas les critiques, ni les commissaires. Je les appelle les « artistes domestiques ». Quelques-uns se satisfont très bien de cela, moi non ! Et comment peut-on justifier une augmentation des prix ? Ce sont les institutions en France, les fondations ou les résidences à l’étranger, et bien d’autres choses encore, qui font grimper la cote d’un artiste : on ne sort pas les prix de notre chapeau ! Font-ils partie de la collection de David Walsh (Museum of Old and New Art, Tasmanie), de celle des Broad ou encore de celle de la Fondation Vuitton ? Et puis, j’adore participer aux accrochages ; je suis toujours présente quand mes artistes sortent des murs de la galerie pour exposer dans 500 m2, 1 000 m2, ou bien 15 000 m2, comme c’est le cas pour Clément Cogitore, dont toutes les vidéos (de 2004 à 2019) sont actuellement exposées à la Base sous-marine de Bordeaux. Si un artiste n’a pas envie de cela, je ne peux pas faire grand-chose pour lui.

Clément Cogitore a remporté le prix Marcel Duchamp 2018 (3). Quel engagement cela représente-t-il pour sa galeriste ?

Clément m’a dit un jour : « Surtout ne me demande pas de faire des pièces pour des foires. » Mais il avait en revanche envie de rencontrer des commissaires étrangers et d’exposer hors des frontières ; j’ai donc pensé que le meilleur moyen de montrer son travail aux directeurs de musées et autres responsables d’institution étrangers pendant la Fiac, Paris Photo et tous leurs événements satellites, serait de l’exposer au Centre Pompidou. Mais ce n’est pas si simple ! Je me suis alors dit qu’il devait concourir pour le Prix Marcel Duchamp, dont les quatre finalistes sont exposés à Beaubourg d’octobre à janvier. Lorsque l’annonce des nominés est tombée chez ArtCurial, le 1er février, j’ai appelé Clément pour le lui dire, car il ne savait pas que je travaillais dans l’ombre à cette nomination. Il ne tenait pas à participer, son planning était déjà saturé : « Je n’ai pas le temps cette année », m’avait-il dit ! Mais c’était trop tard, il était retenu parmi les finalistes et je devais me rendre disponible pour lui.

Produisez-vous les pièces de vos artistes ?

Vue de l’exposition Constellation de Rebecca Bournigault, 2018.

Absolument ! C’est avant tout sur les œuvres qu’on se rencontre et qu’on participe à la création. A partir du moment où l’artiste imagine une pièce, la galerie se mobilise pour l’aider à la réaliser. Avec Clément, qui est professionnellement exigeant, ça passe par un budget précis qui prend en compte depuis les charges sociales du monteur vidéo au socle ou à la caisse américaine des œuvres, s’il s’agit d’un tableau ou d’un collage, en passant par leur transport. Le Prix Marcel Duchamp a fini par coûter 140 000 euros. Le budget de production du film, The Evil Eye, qui enchaîne pendant vingt minutes, sur un texte de l’artiste, tout un fonds d’images achetées auprès de banques telles que Getty ou Shutterstuck, était bien inférieur, même s’il incluait des heures de montage. Mais il devait être montré pendant trois mois sur un écran de leds qui fait plus de 3,50 mètres de large et nous ne voulions pas que le son perturbe les œuvres des autres lauréats. Nous avons donc fait construire une sorte de black box avec des gradins qui pouvaient rappeler Time Square ! De même, pour la production des Indes galantes à l’Opéra Bastille (4), il manquait 10 000 euros, que nous avons assumés. C’est aussi le rôle de la galerie d’organiser des levées de fonds et de chercher des aides. Pour l’exposition Constellation de Rebecca Bournigault, la galerie a investi 17 000 euros pour faire encadrer les petits et grands formats, pour acheter les vidéoprojecteurs, et faire fabriquer les totems.

Comment gérez-vous cette prise de risque ?

C’est simple, c’est une équation : bénéfice versus prise de risque ou l’inverse. Même si ce bénéfice n’est pas nécessairement financier, mais qu’il se mesure en termes de satisfaction ou d’image. Tous les jours, je prends un risque en mettant la clef dans la porte, car on ne sait jamais comment on va financer la suite : ouvrir la galerie pendant un mois coûte 20 000 euros, alors dès lors que l’on s’octroie quelques extravagances, il est clair qu’on prend de gros risques. Sur huit expositions dans l’année, il n’y en a que trois qui « marchent » vraiment, c’est-à-dire qui ont eu de la presse, pour lesquelles tout a été vendu ou presque, qui ont permis de rencontrer de nouveaux acheteurs et de conclure des projets d’expositions avec des institutions ! Et puis, j’ai une équipe formidable : il faut bien comprendre que c’est un travail collectif. Je suis fière de mes anciens assistants qui font de magnifiques carrières après avoir passé des nuits, parfois, à hisser haut les artistes de la galerie. Rien n’aurait été possible sans eux. Aujourd’hui, avec Selim Bendida, figure de proue de la galerie Eva Hober, ou avec la précieuse collaboration d’Haily Grenet, les idées et les ambitions sont multipliées par dix. Ils sont brillants et même encore plus fous que moi parfois !

La question de la relation entre le critique et la galerie a été posée lors d’une rencontre organisée par l’AICA (5) pendant la Fiac 2019 : diriez-vous que la critique et la presse font vendre ?

Vue de l’exposition Un monde flamboyant de Jennyfer Grassi, en 2018.

Sur le marché de l’art, le critique occupe aujourd’hui la place du poète ou de l’intellectuel du XIXe siècle. Il est important qu’un artiste entretienne de bons échanges avec certains critiques, pas seulement pour obtenir un article, mais pour étoffer sa pensée. Bien sûr que c’est important la presse, on adore la presse ! (Rires) La place de l’art dans la presse, qu’elle soit télévisuelle ou papier, est tellement ridicule comparée à celle du cinéma ou même à celle de la musique… Ceci dit, certains artistes sont très mauvais à l’oral et feraient mieux de ne pas parler de leur travail, mais tous, qu’ils l’admettent ou non, rêvent d’avoir un article dans Vogue ou Télérama ! Mon pari, c’est d’avoir L’Equipe ! Une blague ! Par contre, nous avons eu un article dans Les Echos avec Jennyfer Grassi et le « Paris Gallery Week-End », un événement annuel mis en œuvre par Marion Papillon auquel j’adore participer. Tout le monde se dit de gauche, mais rêve d’obtenir un bon papier dans Le Figaro. Bien sûr que la visibilité, le tirage, la fiabilité, tout cela compte : il ne faut pas se mentir.
Il y a eu cette exposition de Clément Cogitore, Braguino ou la communauté impossible, au Bal à Paris, en 2017 (ndlr : Cogitore fut le premier lauréat du Prix Le Bal de la Jeune Création avec l’Adagp en 2015), puis le film est sorti un peu partout, au MK2, à la télévision, sur Arte, avec Les Indes galantes en première partie. On a fait un carton ! Ça n’arrêtait pas… Et puis un opéra à Bastille ! Cela veut dire que quatre à cinq services de presse, avec différentes spécialisations, s’intéressaient à l’artiste et son œuvre en même temps. De quoi peut-on rêver mieux ? Je ne connais pas de précédent. Forcément, nous sommes contents : nous sommes les premiers à avoir montré cette vidéo de six minutes, Les Indes galantes, produite par Troisième scène, en octobre 2017 à la galerie, alors qu’il est quasiment impossible d’avoir de la presse au moment de la Fiac si vous n’y participez pas. Ça a été un raz-de-marée, une expérience inédite. D’ailleurs, je l’ai senti dès le tournage, l’énergie était volcanique, jubilatoire.

Combien d’artistes avez-vous « signé » à la galerie ?

Les Indes galantes (arrêt sur image vidéo), Clément Cogitore, 2017.

Je ne « signe » pas un artiste, je le représente et, si possible, sur le long terme, mais je ne suis pas centrée sur l’exclusivité ; cela ne me dérange pas de travailler avec d’autres galeries. Mon meilleur exemple, c’est Lionel Sabatté : il était convenu dès le départ que je n’allais pas le représenter ; il n’avait pas de galerie, mais il me semblait qu’il fallait qu’il soit vu à Paris et nous avons donc fait une exposition ensemble avec un catalogue dédié à sa peinture. J’ai surtout des relations très privilégiées avec une dizaine d’artistes, voire un peu moins ; à un moment, ils étaient trop nombreux, cela n’était pas gérable, ni pour moi ni pour eux. En fait, il y des artistes que l’on veut représenter et des œuvres que l’on veut montrer, et ce n’est pas forcément la même chose : au tout début de la galerie, une jeune artiste, Aurélie Godard, avait une idée d’installation que j’avais envie de voir et partager avec le public ; or, j’avais le sentiment qu’il fallait pour cela lui donner carte blanche à la galerie. Il est impératif qu’un travail me plaise ; je pourrais exposer toute l’année Clément Cogitore, Anne Brégeaut, Jennyfer Grassi ou Axel Pahlavi, dont j’adore le côté baroque totalement lié à son enfance au palais du Shah d’Iran, mixée avec des études aux Beaux-arts de Paris où il avait vue sur Le Louvre… J’aime cette forme de classicisme qui aurait « bouffé » du Bacon ! (Rires). Je connais tellement bien les œuvres de mes artistes, je les vois évoluer depuis quinze ans.

Vous semble-t-il plus compliqué de vendre de la vidéo ?

Non. Aujourd’hui, il y a une telle concurrence en peinture qu’on ne peut pas dire cela. Et puis, la génération à laquelle j’appartiens vit avec des écrans toute la journée, on est connecté à toutes les plateformes pour regarder des films, c’est irrésistible. D’ailleurs, ma collection de vidéos, je peux l’emmener partout où je vais plus facilement que ma collection de peintures ! C’est tellement le support idéal : un smartphone et ça marche ! Faire et défaire un accrochage, même chez soi, n’aura jamais été aussi simple. Et dans le cadre d’une exposition, il suffit d’envoyer les fichiers par Internet. Par ailleurs, avec les musées ou entre galeristes, on se prête des moniteurs, du matériel de projection, ce n’est plus un problème. Les premières pièces que j’ai vendues l’ont été à des particuliers : quatre exemplaires sur cinq des Indes galantes appartiennent à des particuliers. Une vidéo de Clément Cogitore peut se vendre entre 10 000 et 100 000 euros – avec cinq exemplaires certifiés, plus deux d’artiste, les trois premières sont vendues au même prix et les deux suivantes à un prix plus fort. En ce qui concerne les Indes galantes, nous avons accepté de vendre les exemplaires d’artiste, car cette œuvre bénéficie d’une visibilité en accès libre sur le Web, c’est la seule qui ne soit pas verrouillée. La reproduction d’une pièce n’est plus tant un problème à partir du moment où vous avez son certificat : ce qui m’intéresse, c’est de posséder une œuvre qui vienne enrichir la collection que je suis en train de construire. C’est d’avoir un Gursky, pas une reproduction ou un poster d’une photo de Gursky. En vidéo, c’est pareil : une œuvre est une œuvre !

Vous avez participé au Festival d’art vidéo OVNI et notamment au salon Camera Camera, qui s’est tenu à l’hôtel Windsor, à Nice, du 29 au 1er décembre. Qu’y avez-vous présenté ?

C’est Sélim Bendida, mon plus proche collaborateur et directeur de la galerie, qui nous représentait pour Camera Camera. Nous y avons montré une nouvelle œuvre de Pierre Pauze, Please Love Party (notre photo d’ouverture), hors compétition puisqu’Haily Grenet, ma collaboratrice, est aux commandes de ce nouveau salon en tant qu’experte en art vidéo et, plus largement, en art contemporain émergent. C’est un événement très convivial, dont les participants restent ensemble pendant toute la durée d’un week-end. On y fait beaucoup de rencontres étonnantes.

Please Love Party (détail), Pierre Pauze.

Qu’est-ce qui vous a séduite dans l’œuvre de Pierre Pauze, qui est actuellement exposée au Fresnoy dans le cadre de l’exposition Panorama 21, les Revenants, sous la forme d’une installation ?

Tout m’a plu chez lui. Même si son travail est très jeune. Avec Please Love Party, c’est comme s’il venait de réussir son premier grand tableau. 3D-trans ou Mizumoto sont super, mais Please Love Party (6) est son succès du moment. C’est sa vidéo la plus récente et donc la plus aboutie. A partir d’une hypothèse, sur un sujet universel tel que la mémoire de l’eau, il a façonné quelque chose de très convaincant et de très poétique. Sa posture est juste, jusqu’au choix des couleurs, comme le rouge dans l’eau, et il parle un langage simple qui peut séduire trois générations. Il n’essaie pas de faire passer un message à partir d’une question scientifique très controversée, sinon il prendrait un micro, il a construit une œuvre. Une œuvre majeure à 29 ans, intelligente, palpitante et sexy ! Mais en tant que galeriste, c’est la prochaine qui m’intéresse. Je peux comparer cela à Elégies (2014) de Clément Cogitore, un film dont le texte est de Rilke avec une foule très impressionnante qu’on voyait de dos comme lors d’un début de concert… Quand elle est sortie, c’était un « tube ». Depuis, il en a fait beaucoup d’autres. Je ne rêve pas que la carrière de Pierre Pauze se développe de la même façon – ce sera forcément différent –, mais je veux participer à son aventure. Le représenter m’assure d’avoir un pass « all access » à l’atelier et d’être aux premières loges pour voir la suite.

Quelle est votre implication au sein de la plateforme virtuelle Monart (7) ?

Plus aucune. J’ai participé à ce projet pendant l’été 2019, et je me suis rendu compte que nous ne partagions pas la même vision de l’art. Je devais passer mon temps à convaincre les fondateurs que les œuvres d’art ne sont ni des actions ni des produits d’appel. Ce ne sont pas des produits, tout simplement. Participer au marché virtuel de l’art est un autre métier que le mien, qui n’est pas de vendre des tokens, mais de promouvoir des artistes et de faire connaître leur travail sans jamais trahir leur propos. Ce n’est pas parce qu’une œuvre aura une valeur élevée en tokens qu’elle les vaudra en dollars. En revanche, si le token s’écroule, qu’arrive-t-il à l’œuvre et à l’artiste ? De plus, les conditions proposées aux galeries pour l’acquisition des œuvres, telles que des remises ou des échéanciers de paiement extravagants ne me convenaient pas. Les clients historiques de la galerie Eva Hober – particuliers ou institutionnels – n’ont pas droit, après quinze ans de relations, aux privilèges proposés par Monart. Pour obtenir des conditions particulières, de la part d’une galerie, il faut avoir fait ses preuves. Quand nous vendons une œuvre, nous savons à qui, pourquoi, combien et quand elle sera payée par son acquéreur. Une clientèle se construit sur les bases d’une confiance mutuelle et une plateforme virtuelle ne peut remplacer cette dimension humaine. Quoi qu’il en soit, les standards de Monart ne correspondent pas, pour le moment, à nos critères européens et la plateforme n’a pas encore, à ma connaissance, de licence pour les Etats-Unis. L’Asie peut éventuellement devenir un bon territoire de prospection, mais ce n’est pas mon domaine d’expertise. Les galeries ont besoin de nouveaux canaux de distribution, c’est un fait, mais dans une époque si fragile économiquement, nous devons être sûres de nos clients et avoir confiance en nos interlocuteurs. Si l’on désire devenir un acteur financièrement puissant du marché de l’art, il est préférable d’avoir des dizaines de millions disponibles en euros. Le milieu de l’art peut sembler amusant, mais il ne faut pas en négliger les codes ni les valeurs. Il comporte certes une dimension spéculative, mais c’est avant tout un écosystème dans lequel beaucoup de gens, et pas seulement les artistes, s’investissent corps et âme.

Pourquoi avez-vous choisi de vous installer boulevard Haussmann ?

Le peintre, le doute et la foi (détail), Axel Pahlavi.

Si je prenais un panneau publicitaire de quatre mètres par trois, ça me coûterait une fortune, alors que c’est la taille de ma vitrine : j’ai donc une visibilité permanente dans un quartier de prestige, avec un trafic incroyable, alors que j’étais noyée parmi 160 galeries dans le Marais. Mes artistes avaient besoin de visibilité, j’ai donc choisi un lieu entre la rue de Téhéran, où est installée la galerie Lelong, l’avenue de Messine, où réside la galerie Louis Carré, et la rue de Courcelles, où l’on trouve l’une des plus grandes banques privées du monde. Le Musée Jacquemart-André est mitoyen de la galerie. Il arrive que des clients poussent la porte ! Et puis, c’est très accessible pour nos transporteurs comme pour nos collectionneurs. Ici, je fais figure de « jeune » galerie, je ne suis pas du tout sur les mêmes niveaux de concurrence que mes voisins (Noirmont, Bongers ou encore Lelong, où est régulièrement exposé David Hockney). Mais on oublie que ce fût un des quartiers les plus sulfureux de l’art il y a cent ans. A noter que le mètre carré coûte ici moins cher que dans le Marais, mais il faut avoir les reins beaucoup plus solides, et pouvoir suivre le niveau d’exigence. Et quand, tout à coup, tout le monde déserte sous les émeutes ravageuses des gilets jaunes, il faut en avoir sous la pédale pour résister à ça ! Je ne conseillerais pas à une jeune galerie de faire le pari que j’ai fait. Le 15 octobre, on obtenait le Prix Marcel Duchamp – un investissement énorme – et le 1er décembre, les gilets jaunes lançaient leur premier acte dans le quartier. Puis, ça a duré… Cette année, nous n’avons pas fait d’exposition en septembre. Bien sûr que cela nous a affecté, on a perdu un CDI ; si la galerie n’avait pas eu son réseau, non seulement de collectionneurs, mais aussi de transporteurs et de partenaires qui nous font confiance depuis quinze ans, nous ne serions plus là. Tenir une galerie est une course de fond !

Quels sont les projets à venir ?

Je travaille sur une nouvelle programmation d’art vidéo : c’est un enchaînement d’une heure trente, voire deux heures, de films d’artistes issus de la galerie, avec des invités exceptionnels. Le vernissage sera une « avant-première » au 156 boulevard Haussmann, avec pop-corn et champagne, dans le noir complet, lors d’une soirée de projection sur la vitrine, qui dispose d’un écran sur mesure. En 2014, j’avais appelé ma sélection Blue movie en référence à Warhol ; en 2020 ce sera Vidéostarclub.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier ?

Le challenge ! Et puis cet esprit de groupe qui se développe autour d’une œuvre aux contours flous, illimité et sans fin. Je suis troublée par les œuvres et les expositions comme on peut l’être par quelqu’un. Finalement, c’est un métier de séduction, passionnel et chronophage, comme une addiction bénéfique qui vous place dans une bulle bien éloignée de certaines réalités.

(1) Clément Cogitore (commissaire Anne Sophie Dinant), jusqu’au 5 janvier 2020 à la Base sous-marine de Bordeaux.
(2) Axel Pahlavi – Veux tu ? (Théorème), jusqu’au 20 décembre à la galerie Eva Hober.
(3) Clément Cogitore a été désigné lauréat du Prix Marcel Duchamp le 15 octobre 2018 et s’est vu remettre une dotation de 35 000 euros. Les trois autres finalistes étaient Mohamed Bourouissa, Thu-Van Tran et Marie Voignier.
(4) Clément Cogitore a signé la mise en scène avec la chorégraphe Bintou Dembélé d’après l’opéra-ballet Les Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau. Le spectacle a été présenté sur du 27 septembre au 15 octobre 2019.
(5) https://aicafrance.org
(6) Le teaser de Please Love Party peut être consulté sur YouTube.
(7) Lancée en octobre 2019, la plate-forme Monart entend développer un nouveau marché décentralisé pour acquérir des œuvres d’art, visant à effacer la frontière entre les arts numérique et traditionnel et basé sur une crypto-monnaie, le token. www.monart.art

Contact :
Galerie Eva Hober, 156 Boulevard Haussmann, 75008 Paris.
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Image d’ouverture : Please Love Party (capture d’écran vidéo) © Pierre Pauze, courtesy galerie Eva Hober – Eva Hober et Peter Klasen © Photo Jean Picon – Galerie Eva Hober © Eva Hober – Dans l’atelier d’Axel Pahlavi © Axel Pahlavi, courtesy galerie Eva Hober – © Jérôme Zonder, courtesy galerie Eva Hober – The Evil Eye © Clément Cogitore, courtesy galerie Eva Hober – Constellation © Rebecca Bournigault, courtesy galerie Eva Hober – Un monde flamboyant © Jennyfer Grassi, courtesy galerie Eva Hober – Les Indes galantes © Clément Cogitore, courtesy galerie Eva Hober – Please Love Party © Pierre Pauze, courtesy galerie Eva Hober – Le peintre, le doute et la foi © Axel Pahlavi, courtesy galerie Eva Hober