Publié dans la Bibliothèque illustrée des histoires, chez Gallimard, Les couleurs de l’Occident. De la Préhistoire au XXIe siècle est une somme qui se lit comme un roman. Page après page, Hervé Fischer y compose une sociologie de la couleur, qui établit un passionnant rapport entre la mise en place de systèmes chromatiques et l’évolution des structures et idéologies sociales. Rencontre avec l’auteur.
Il en va des couleurs comme des mots. Familières et inconnues. Avec elles, c’est l’enfance qui surgit. Un tablier maculé de rouge, de vert, de jaune… Image brouillonne du récipient à petites cases que nous remplissions avec précaution et méthode. Quelle fierté d’être passé des galets ronds de peinture, souvent secs, à cette chatoyante matière en tube. S’intéresser à la couleur, c’est d’abord admettre son caractère évocateur, merveilleux, irrationnel. Admettre qu’elle résiste à la définition, à la mise en mots définitive. Avec Les couleurs de l’Occident, Hervé Fischer nous invite à éprouver le lien pluriel qui existe entre les couleurs et les sociétés, de la préhistoire au XXIe siècle. Des parois des cavernes jusqu’aux écrans numériques en passant par les cathédrales, les fresques du Quattrocento, les représentations austères du puritanisme, les inventions du XIXe siècle, ou les panneaux publicitaires contemporains, l’auteur nous guide à travers les systèmes chromatiques successifs mis en place par les sociétés à mesure qu’évoluaient les structures et les idéologies sociales. Il livre ici les conclusions d’une enquête sociologique née de sa pratique picturale dans les années 1970. Ses invités sont nombreux. Chacun y retrouve forcément ceux qui parlent à son cœur, captivent son œil ou suscitent sa réflexion. Ainsi les couleurs de Piero della Francesca, Rembrandt, David, Delacroix, Seurat, Van Gogh, Monet, Gauguin, Matisse, Kandinsky, Malevitch, Mondrian, Léger, Klein ou encore Fromanger nous racontent une part de la société dont elles se saisissent. Cette sociologie de la couleur, patiemment et savamment élaborée par Hervé Fischer, nous éclaire sur le sens souvent caché de l’utilisation de la gamme chromatique. Avec lui, nous éprouvons les idées des uns et des autres – historiens, philosophes, sociologues, écrivains, peintres, etc. – les manipulations des pouvoirs religieux, politiques et économiques, l’inconscient qui innerve nombre d’utilisations et la poésie qui parfois les accompagne. L’enthousiasme de cette plongée vertigineuse en mots dans la couleur méritait bien quelques questions à l’auteur.
ArtsHebdoMédias. – Comment est née l’idée de ce livre ? Et quelles ont-été les principales difficultés à surmonter ?
Hervé Fischer. – La difficulté initiale ne fut pas ce livre, mais la question du choix des couleurs des contre-empreintes de mains de type préhistorique que j’avais choisies dans ma démarche d’hygiène de la peinture en 1971 pour me distancer du mythe du progrès en art qui inspirait l’obsession avant-gardiste des années 1960-1970. Je le rappelle ; il n’y a pas de progrès en art. Ce sont deux concepts étrangers l’un à l’autre. Je ne cherchais pas une imitation des mains préhistoriques de couleur terre ocre et ne voulais pas davantage opter pour un choix de couleurs subjectif, personnel, selon mon goût du moment. Avec l’art sociologique, dont je commençais à concevoir théorie et pratique, je me devais cependant d’être actuel. Pour exposer l’évidence des rapports entre art et société, j’ai donc opté pour le code républicain bleu, blanc rouge, qui demeurait en vigueur au-delà de Mai 68. Mais cette question m’a fait prendre conscience des rapports étroits qui ont toujours existé entre les systèmes chromatiques et les structures et idéologies sociales, dans toutes les sociétés, à toutes les époques. Et le règne de la subjectivité des couleurs, qui dominait à l’époque – chacun pensant choisir ses couleurs préférées en toute liberté individuelle, hors de tout codage social, dans le chaos chromatique du XXe siècle –, m’est alors apparu comme une exception surprenante, qui méritait plus d’attention qu’un simple constat et que je devais comprendre.
Pourquoi considérez-vous que la sociologie est le « meilleur outil » pour comprendre les couleurs ?
J’enseignais alors la sociologie de l’art à l’université Paris V. J’étais un lecteur admiratif de Pierre Francastel expliquant la naissance du réalisme pictural au Quattrocento (la couleur locale) et de Durkheim démontrant que le suicide, même s’il relève d’une décision intime, subjective, souvent inaccessible à autrui, dépendait statistiquement du degré de solidarité organique des sociétés. Et il m’a semblé que si Durkheim avait pu démontrer le déterminisme sociologique du taux de suicide, je devrais être capable de démontrer à mon tour que la rigueur des codes chromatiques reflète des structures sociales fermes, tandis qu’une déstructuration sociale (l’individualisme et l’anarchisme, tels que nous les avons connus au XXe siècle), expliquait l’émergence du fauvisme en 1905, puis la célébration de la subjectivité individuelle des usages chromatiques aujourd’hui : « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas. » Je savais que ce serait une étude aussi passionnante que longue et il m’a fallu en effet une cinquantaine d’années pour achever ce travail. Mais en fait, je butais encore du point de vue théorique, il y a vingt ans, sur l’évolution contemporaine des usages sociaux de la couleur et c’est en peignant, en me confrontant à nouveau à des choix de couleurs dans mes peintures, que j’ai résolu mes problèmes théoriques et développé les idées de fauvisme digital et du système combiné des fonctions signalétiques, marchandes, gestionnaires, euphorisantes et scientifiques qui nous impose aujourd’hui un nouveau primitivisme des couleurs saturées, après l’achromatisme du XIXe siècle, comme nous l’avons connu au Moyen Age chrétien alors que dominait un code théologique strict des couleurs.
Vous expliquez qu’à l’origine, les couleurs sont liées à l’irrationnel, à une forme de poésie de… l’existence ? De la vie ? Pouvez-vous préciser ?
Dans les sociétés que nous appelons « premières », les couleurs étaient strictement codées en fonction des mythes qui prévalaient. Pour le comprendre s’imposent alors autant la mythanalyse que la sociologie des couleurs. Les quatre ou cinq points cardinaux de chaque cosmogonie étaient liés – diversement selon les sociétés – à un code des couleurs qui s’imposait aussi aux membres de chaque clan (vêtements, objets rituels, armes en lien avec les activités des hommes, des femmes, etc.). La couleur était un marquage socio-mythique institué et sanctionné rigoureusement : on ne plaisante pas avec les esprits de la nature. Tandis que depuis le XIXe siècle, en opposition au classicisme, puis au néo-classicisme bourgeois, les romantismes allemand, puis anglais et français ont redécouvert les couleurs de la poésie, des émotions, de la nature et du rêve. Qu’on pense à la fleur bleue de Novalis, au gilet rouge de Théophile Gautier, aux voyelles de Rimbaud. Et de plus en plus de poètes et de peintres ont cherché des correspondances entre les couleurs et les sentiments, ainsi qu’avec la musique. Est apparue une nouvelle idéologie des couleurs, un vitalisme chromatique, capable de s’exprimer subjectivement avec des couleurs autonomes, indépendantes des objets de la réalité et même d’un système chromatique qui perd sa rigueur.
Comment les couleurs ont-elles été asservies par les pouvoirs politiques ?
Les couleurs ont toujours été un langage social intégrateur au service du pouvoir, qu’il soit magique, religieux, militaire, aristocratique, bourgeois, révolutionnaire, communiste, aujourd’hui capitaliste et demain numérique. C’est pour cela que l’anarchisme chromatique du XXe siècle m’a interpellé et forcé à aller jusqu’au bout de ma recherche théorique sur les usages sociaux des couleurs. On voit bien que Louis XIV en a fait un système de pouvoir autoritaire, non seulement pour se mettre lui-même en gloire solaire, mais aussi imposer un système de dépenses somptuaires obligatoires à la cour de Versailles. Les princes et ducs, trop enclins à fomenter des frondes, n’avaient alors plus l’argent nécessaire pour lever des armées de mercenaires et se ruiner auprès de leurs tailleurs. Ils n’avaient plus d’autre choix que d’accepter les pensions que leur distribuait royalement le Roy et de se soumettre. La Réforme prêchée par Luther et Calvin contre les excès et l’apparat vestimentaire du haut-clergé a opté pour le puritanisme noir et blanc, comme la bourgeoisie, pour marquer son opposition politique au catholicisme aristocratique. Aujourd’hui, le capitalisme a pris en otage le langage chromatique pour le contrôle, la publicité, la mode, la consommation. Toutes les bannières portent depuis toujours les couleurs des chefs de guerre, des Etats, des Eglises, aujourd’hui des grandes marques. Nous avons vu aussi se succéder les chemises noires, les bonnets rouges, les gilets jaunes, l’arc-en-ciel de Mandela le réformateur de l’Afrique du Sud multi-ethnique, et du mouvement LGBT+.
Dans votre premier postulat « A chaque société son système de couleurs. Et réciproquement. » Pouvez-vous expliquer ce que recèle « Et réciproquement » ?
On peut déceler la stabilité et la puissance des structures d’une société en mettant en évidence la rigueur de son système chromatique : les sociétés premières, le règne de Louis XIV ou de Napoléon en témoignent. Inversement, la déstructuration du système chromatique dans le Bas-Empire romain reflétait les tensions grandissantes d’un puissant empire qui se défaisait, entre le polythéisme institué, l’émergence du culte de Mitra venu d’Orient (IIIe siècle) et, simultanément, le développement du christianisme (la conversion de Constantin date de 312). Et en effet, la déstructuration sociale de cet empire a été identifiée à une décadence, qui a permis les victoires des barbares, notamment des Germains qui ont pris Rome.
Comment les technologies nouvelles, notamment la numérisation, et l’utilisation des écrans ont-elles bousculé les couleurs ?
C’est incroyable que nous parlions maintenant de « fausses couleurs » : un concept inédit et emblématique de l’âge du numérique. Nous instaurons un néoprimitivisme des couleurs, qui fait penser aux vitraux du Moyen Age. Nous colorons les images scientifiques, astrophysiques, physiologiques, écologiques, pour rendre aisément lisibles intuitivement des fichiers très complexes de fréquences invisibles. Comme dans la signalisation, les nuances sont à éviter pour mieux discriminer une tumeur, une pollution, une température, la présence d’un objet céleste lointain. Ces couleurs ne correspondent à aucun réalisme visuel. Ce sont à nouveau des codes de couleurs aussi conventionnels que la gamme de couleurs théologiques du christianisme.
Alors qu’on nous présente des écrans électroniques avec des arguments de vente fallacieux : un écran qui affiche quinze millions de couleurs coûte plus cher que celui qui n’en affiche que dix mille, l’œil n’en discrimine que quelques centaines. Pire, ou mieux, notre perception des couleurs diminue sensiblement, parce que nous vivons dans un environnement urbain artificiel, que nous colorons avec des pigments synthétiques et des éclairages artificiels. Nous n’avons plus besoin de cinquante nuances de blanc ou de jaune pour évaluer la solidité d’une surface de glace ou la maturité des récoltes de céréales. Le vocabulaire des couleurs comme notre sensibilité chromatique physiologique s’appauvrissent actuellement pour mieux réagir aux paramètres de notre nouvel écosystème signalétique, pour discriminer vite et bien les dangers, la permissivité, les désirs de consommation, le vert symbole de la nature absente dont nous gardons la nostalgie, le bariolage de la fête ou des cache-misère. Les différences culturelles s’effacent au profit d’un code chromatique international. Les couleurs sont devenues une industrie lourde. Ce sont les couleurs du capitalisme de masse, désormais numérique, des couleurs bonbon, sur le modèle des étals de crème glacée : douze couleurs pour indiquer douze saveurs correspondant à douze fruits. Il faut dire que la couleur est devenue une marchandise qui se savoure avec les yeux, grâce à une chimie des pigments synthétiques et une physique des couleurs lumières omnipuissante, omniprésente.
Qu’est-ce que les couleurs d’aujourd’hui nous apprennent sur le XXIe siècle ?
Cette réduction chromatique, qui exclue désormais les nuances correspond à une restructuration du système chromatique, nécessaire parce qu’elle institue un langage social excluant toute ambiguïté qui assure un système fonctionnel de plus en plus strict de gestion de sociétés de masse en passe de mondialisation. Si j’applique l’indice sociochromatique mis en évidence dans mon livre, je peux prévoir que cette restructuration réductionniste, de plus en plus impérative et mondiale, nous annonce l’émergence d’une restructuration de la société de masse elle-même, celle que George Orwell nous a annoncé dans ses célèbres romans La Ferme des animaux et 1984. C’est l’émergence du Grand Ordinateur Central que nous annonce cette évolution contemporaine du système social des couleurs. Il faut donc résister à cette menace, dont la Chine nous montre l’esquisse.
En tant que peintre, votre rapport aux couleurs a évolué au fil du temps. Pouvez-vous nous expliquer comment vous êtes passé du bleu-blanc-rouge de l’Hygiène de l’art aux couleurs fluo des récentes toiles « émoticônes » ?
Lorsque j’ai compris que nous étions désormais dans un néoprimitivisme des couleurs, que j’ai appelé la gamme du marchand de glaces, sous le règne non plus de la République, mais du capitalisme néolibéral, plus rien n’exigeait que je me restreigne au code bleu blanc rouge de l’hygiène de la peinture. Bien au contraire, j’ai opté pour l’actualité de ce que j’appelle le fauvisme digital, qui n’a plus rien à voir bien sûr avec la rébellion anarchiste de 1905, mais apparaît au contraire emblématique de la société urbaine de contrôle, gestion, consommation, divertissement. Il est vrai, comme je l’ai mentionné, que j’y ai retrouvé, quant à moi une liberté chromatique et un vitalisme des couleurs saturées que je pratiquais avant l’hygiène de la peinture et auquel j’aspirais inconsciemment dans ma pratique picturale. Cela correspondait autant à mon désir qu’à mon analyse sociologique actualisée de la couleur. C’est même cet instinct pictural qui m’a aidé à déchiffrer le néoprimitivisme pictural actuel. Il ne faut jamais oublier, même lorsqu’on se réclame de l’exigence sociologique, que la couleur est toujours sous tension entre les rationalisations institutionnelles et les codes stricts qu’imposent les sociétés et la science des couleurs, et son mystère mythique, son irrationalité irréductible, que le pouvoir politique craint et tente toujours d’autant plus de contrôler et de réduire à un langage codé. J’en ai fait moi-même l’expérience intense en tant qu’artiste et sociologue.
Un deuxième tome est en préparation ? Quelle en sera la trame ?
C’est précisément cette tension constante qui m’a conduit à écrire le prochain volume, qui développe une mythanalyse des couleurs. J’y explore les mythes qui déterminent les systèmes chromatiques des sociétés. La puissance et la légitimité des gammes de couleurs relèvent strictement des inventions mythiques de l’humanité au cours des siècles et selon la diversité des sociétés. Il ne faut pas oublier, c’est un des postulats de la mythanalyse que je construis, que nous nous croyons modernes, mais que nous avons aujourd’hui autant de mythes que les Egyptiens ou les Grecs antiques. Nous semblons ne pas le savoir. Ils sont d’autant plus efficaces et déterminent nos cosmogonies, nos structures sociales, nos valeurs, nos comportements collectifs et individuels. Aucune rationalisation, même imposée par le Grand Ordinateur Central, ne viendra à bout de cette irrationalité dont témoigne notre imaginaire individuel et collectif, qui met toujours sous tension notre rapport aux couleurs. Et c’est infiniment mieux ainsi ! L’homme n’est pas, ne sera jamais un algorithme, les sociétés non plus, l’univers pas davantage. L’irréductibilité des couleurs au langage conceptuel nous le rappelle très opportunément.
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