Du Creux de l’enfer au 19 Crac, Hélène Bertin réactive l’alchimie pastorale

Artiste en résidence et lauréate du prix Aware 2019, Hélène Bertin avait convié ses premiers invités au Creux de l’enfer, pour la soirée du 31 octobre ! Mais comme chacun sait, une décision tombée comme un couperet la veille au soir fit fermer l’ancienne coutellerie avec tous les centres d’arts de France et de Navarre. Des mois de travail à charrier du sable ! A façonner des pots de terre, à en veiller la cuisson dans les fours à bois, pendant la nuit, ou bien attendre avec patience, que d’autres céramiques se pétrifient dans la grotte. Avec les paysans des champs voisins, l’artiste avait mis en bouquet la récolte des moissons pour en bâtir une chaumière. Hisser les voiles des bateaux pour le voyage au volcan Stromboli… Célébrer l’arbre de Mai : en sculpter les troncs pour illustrer la coutume et l’éditer dans un livre. Mettre le tout en écoute sur deux étages : créer une scénographie visuelle et sonore pour l’exposition… Puis, en refermer les portes, le jour même du vernissage !

Le Creux de l’enfer : vue du centre d’art dans la vallée des usines à Thiers. © Photo Orevo

Dans les gorges de la Durolle, au pied de la ville fortifiée de Thiers, dans une ancienne usine de couteaux dont la brique et le béton se confondent avec la lave trachytique du Puy-de-dôme, fut ouvert en 1988, l’un des tout premiers centres d’art contemporain en France : Le Creux de l’enfer ! A cheval sur une cascade dans laquelle se seraient jadis jetés une mère et ses deux enfants pris par le feu de cet antre à forger l’acier. En surplomb un cimetière. De ce lieu de tragédie ouvrière, à l’odeur du souffre, empreint de sueur et de mystère, Hélène Bertin nous donnait à voir le contrechamp : celui des jeux de l’enfance et du parfum des récoltes qui nous font passer Cahin-caha, au rythme de sérielles ritournelles à travers les différents jardins de la vie.

Le jardin juvénile, installation, Hélène Bertin. Le Creux de l’enfer, 2020. © Photo Vincent Blesbois

Ne pouvant se résoudre à la fermeture totale des lieux qui depuis le mois d’octobre 2019, bénéficiaient du label « centre d’art contemporain d’intérêt national », la directrice Sophie Auger-Grappin, décida d’en relire méticuleusement les statuts : or, si selon Nietzsche « le diable se trouve dans les détails », les bons génies quelquefois s’y cachent aussi. Légalement fermé au public, Le Creux de l’enfer pouvait donc rester ouvert aux professionnels, soit et aux scolaires. Et c’est tant mieux !

Le jardin juvénile, Hélène Bertin détail © Photo Vincent Blesbois
Le jardin juvénile, le creux de l’enfer. © Photo Vincent Blesbois

Les territoires de l’enfance

Car en ces lieux jadis sulfureux dont même la route d’accès est coupée par les éboulis, l’exposition d’Hélène Bertin Cahin-Caha réactive par la mise en lien de techniques ancestrales liées à la terre, de coutumes et de savoir-faire vernaculaires, la magie du grand voyage – celui de toute une vie. Bénis sont ceux donc qui purent traverser le pont métallique qui surplombe la cascade tonitruante et glacée pour s’engouffrer dans l’antre troglodyte du Creux de l’enfer, dont l’artiste anticipa dès 2018 la venue des plus petits à l’issue d’une commande de mobilier : à l’entrée, des alcôves dotées de tables basses et de banquettes que l’artiste appelle des  « marchelires » et « corbeilleboires », inspirés par l’univers de Claude Ponti – auteur-illustrateur pour la jeunesse -, permettent aux plus jeunes de s’asseoir pour y dévorer des ouvrages et reconstituer des « animaux-puzzles » conçus en céramique, tandis que dans la grande salle du centre d’art sont déposés trois grands bacs à sable telles des barques de pêcheurs thaïlandaises surplombées par des voiles de papier. Equipées de râteaux dont les formes mêmes, invitent les visiteurs à dessiner dans le sable, les coques de ces barques, à la couleur rouille-métal fabriquée à base de farine, sont le terrain de jeu de toute une population de dahus de faïence, assez solides pour qu’on puisse les manipuler ou leur faire chevaucher les sables bitumeux, comme ces fameux vers de la saga de Dune de Frank Herbert, dont seuls les Fremen connaissaient le secret.

Le jardin juvénile (détail), Hélène Bertin, Le Creux de l’enfer, 2020. © photo : Vincent Blesbois

La fabrication du lien

Hélène Bertin nomme cette première installation Le jardin juvénile, tandis qu’à l’étage se déploie Le jardin des paniers par une scénographie totale – olfactive, visuelle et sonore – en référence à l’âge adulte du travail et des récoltes : des semences rassemblées au sol évoquent le mouvement des semeurs, tandis que des pots de grès de toutes tailles, léchés par les flammes libres des grands fours à bois de la borne [1], sont déposés sur le sentier ocre-jaune de la vie. Le mandala conduit le regard vers une monumentale vannerie, réalisée à partir des gerbes des cinq graines récoltées dans les champs voisins de Thiers. Des compositions sonores de Romain Bodart enveloppent cette vision pastorale d’une simplicité magistrale dans un entrelacs répétitif et doux de cordes de viole de gambe et de violoncelle qui rappelle autant le tressage en bouquet du petit-épeautre, de l’orge, de l’avoine ou du blé… que la ritournelle des saisons dans laquelle viennent s’immiscer, comme autant d’épouvantails ou d’ex voto, des pantins hybrides suspendus au plafond, un lapin de céramique au pied marteau, une jambe en feuille de chêne…

Le jardin des paniers (détail), Hélène Bertin, Le Creux de l’enfer, 2020. © Photo Vincent Blesbois

« Casser la nature morte des objets qui sont assis, réfléchir à la façon de poser les œuvres dans un musée par l’accompagnement d’une bande son » font partie des réflexions liées au processus de création d’Hélène Bertin qui dans son œuvre convoque de façon systémique par des collaborations et des rencontres, les arts du feu, l’artisanat et les savoir-faire vernaculaires. « Pour moi, dit-elle, l’art c’est ça : la fabrication du lien ! » A La Borne, raconte la légende, Hélène Bertin rencontre Jacques Laroussinie. Elle lui demande comment réussir sa cuisson. Il la regarde et sort en souriant une patte de lapin (voir le film réalisé par Hélène Bertin). De là naît une longue collaboration entre ce magicien céramiste et la jeune artiste superstitieuse. Ils ont travaillé ensemble pendant six mois, se sont apprivoisés, ont bouleversé leur rythme. Il lui ramenait ses sables et elle ses ocres. Jusqu’à l’éblouissement, ils ont observé les flammes presque blanches imprimer l’engobe. De là sont nés des pots comme des paysages cuits, de terre, de cailloux et d’ocre.

Four à bois, La borne, capture d’image issue du film video La patte de lapin.

Il n’est pas anodin qu’Hélène Bertin pour qui « la résidence d’artiste est une façon de se fabriquer de nouvelles familles » se soit initiée aux arts du feu à La borne. Si les potiers se retrouvent autour des fours avec leurs productions dont ils mutualisent les cuissons annuelles, l’artiste a autant acté dans sa pratique, cette idée de l’accompagnement que celle de transposer dans son œuvre un environnement : ainsi pour la réalisation du mobilier à l’entrée du centre d’art, elle s’est entourée de l’ébéniste Tristan Rique, un voisin venu à Thiers pour y construire sur place les meubles de frêne.

Mobilier inspiré par l’illustrateur jeunesse Claude Ponti, Hélène Bertin et Tristan Rique, Le creux de l’enfer 2018 © Photo Vincent Blesbois

La place de l’artiste

Hélène Bertin a étudié au lycée Frédéric-Mistral à Avignon en section arts appliqués, puis à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon où elle co-fonde le collectif Plafond, et enfin, à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy dont elle sort diplômée en 2013. Or sa base est en Provence, au village de Cucuron dont elle vient dans un livre, de consigner une coutume vieille de plus de trois cents ans : son atelier étant au cœur du village, Hélène Bertin se questionne sur sa posture d’artiste au sein d’une communauté.

Le chant de la Piboule, livre et installation, Hélène Bertin. Le Creux de l’enfer, 2020. © photo : Vincent Blesbois

Soutenue par le Cnap, le prix Aware et la Résidence 40mcube à Rennes, c’est sous la forme d’un conte [2] et de trois sculptures taillées dans des troncs d’arbre coiffés d’une figure de terre – celle de sainte Tulle qui éloigna la peste du village –, qu’Hélène Bertin nous fait partager, au Creux de l’enfer, le rituel de prospérité annuel de Cucuron : la fête de l’arbre de mai, que l’on célèbre aussi en Allemagne ! La piboule, le peuplier en provençal, est un arbre que l’on dit sans noblesse ne servant qu’à la fabrique des allumettes ou du bois de chauffe quand bien même il protège les champs et les cultures du vent. Cependant, une fois l’an, il devient le héros du village : gorgé d’eau au printemps, fraichement coupé et porté en procession par les hommes, il est prétexte à la danse en farandole et à la rencontre des habitants ayant revêtu leurs costumes traditionnels pour l’occasion.

Le chant de la Piboule, détail livre, Hélène Bertin, 2020. © Photo orevo

Ainsi, sur le ton de l’humour, dans un conte photographique autobiographique réalisé à partir de récits récoltés chez les anciens, Hélène Bertin lui confère la place du narrateur et appréhende dorénavant la coutume de la Piboule comme une performance dont elle perçoit à l’aune de notre contemporanéité, la juxtaposition des symboles et la formation des syncrétismes. « Le pouvoir du conte, c’est de passer un vernis inoffensif sur une histoire même si quelque chose en transpire à travers les lignes, dit-elle. Le conte saisit l’événement par le truchement de la fiction pour ne pas laisser l’histoire se fossiliser sous une forme réductrice notamment à l’égard des femmes. Il laisse vivre la fête tout en y insufflant plus de modernité. »

Le jardin des voix

Dans la crypte, humide creusée dans la roche et tout juste éclairée par une verrière latérale Hélène Bertin a voulu évoquer par « Le jardin des voix », le 3ème cycle de la vie. Celui des fantômes peut-être ou bien de l’âme pétrifiée ? « La voix est la seule partie du corps que l’on ne puisse enterrer, dit-elle en référence à la poétesse japonaise Ryoko Sekiguchi (La voix sombre, 2015, P.O.L). On peut enterrer les cordes vocales ; pas la voix, les ondes enregistrées. » A Saint-Nectaire, Hélène Bertin avait confié ses sculptures aux fontaines pétrifiantes : un atelier d’art dans lequel on dépose ses formes le long d’un escalier de bois plongé en continu sous un mince filet d’eau chargée en calcaire, « afin que celles-ci s’épaississent de calcite pour finir étouffée. » Ses céramiques ont alors pris la forme, d’une dizaine de bulles de bandes dessinées, d’énigmatiques phylactères suspendus à un morceau de bois, reliés par du crin de cheval natté.

Hélène Bertin, Le jardin des voix, (détail) installation, Le Creux de l’enfer, 2020. © Photo : Vincent Blesbois

Ainsi se font entendre dans le silence du Creux de l’enfer, les secrets d’une alchimie qu’Hélène Bertin ne cesse de reformuler dans le champ de l’art contemporain – celle d’un art d’usage et d’une esthétique relationnelle sublimés par l’intime. L’exposition Cahin-caha, qui fut coproduite au Creux de l’enfer dans le cadre du Prix AWARE 2019 (Archives of Women Artists Research and Exhibitions) en partenariat avec la Résidence d’artistes Moly-Sabata, la Fondation Albert Gleizes et la Résidence La Borne, sera de nouveau présentée sous le titre, Tohu Bohu du 29 mai au 22 août 2021 au 19 Crac de Montbéliard. Pour la joie de toutes et tous, tandis que les expositions Larmes de la terre de Charlotte Charbonnel et Półpiętro de Piotr Łakomy seront présentées au Creux de l’enfer du 12 juin au 26 septembre 2021.

Le jardin des paniers (détail), Hélène Bertin, Le Creux de l’enfer, 2020. © photo : Vincent Blesbois

NOTES

[1] La Borne est un hameau situé dans le Cher, lieu de création céramique depuis le XII e siècle, renommé pour sa production de poteries et ses fours de terre. On y cuit dans de grands fours de brique recouverts de torchis : une technique de cuisson ancestrale dans des cabanes voûtées. Cela peut durer quarante heures, avaler six stères de bois et prendre une semaine pour refroidir.

[2] Le chant de la piboule : publié à l’occasion de l’exposition, Livre coproduit par : le CNAP, Le creux de l’Enfer et AWARE édité par Facette du collectif La Nòvia. Voir le film de présentation

Image d’ouverture : Le jardin des paniers, installation, Hélène Bertin, Le Creux de l’enfer, 2020. © Photo Vincent Blesbois

Plus d’infos :

Le Creux de l’enfer, Vallée des Usines 85, avenue Joseph Claussat 63300 Thiers –  info@creuxdelenfer.fr
  – Tel : 04 73 80 26 56

19 Crac, Centre Régional d’art contemporain, 19 Avenue des Alliés, 25200, Montbéliard.