Camille Morineau : « L’histoire de l’art ne peut plus être qu’un récit masculin, blanc et hétérosexuel »

Créée en 2014, l’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions) a pour mission de répondre à la sous-représentation des artistes femmes dans le monde de l’art. Mettre à la disposition de tous les publics de la documentation, valoriser la recherche et soutenir les créatrices, notamment avec le Prix AWARE pour les artistes femmes, sont ses objectifs prioritaires. A signaler à ce propos que l’exposition Cahin-caha d’Hélène Bertin, lauréate 2019, au centre d’art Le Creux de l’enfer est coproduite par l’association. Pour nombre d’acteurs culturels, le premier confinement lié à la Covid-19 a chamboulé les méthodes et obligé à imaginer de nouveaux moyens d’action. Ainsi en 2020, AWARE a multiplié les initiatives et fait évoluer les contenus de son site. ArtsHebdoMédias fait le point avec sa directrice et co-fondatrice, Camille Morineau, qui vient d’être nommée présidente du conseil d’administration de l’Ecole du Louvre.

ArtsHebdoMédias. – Vous êtes historienne de l’art et co-fondatrice d’AWARE. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la situation des artistes femmes et finalement à vous engager dans la création d’AWARE ?

Camille Morineau.

Camille Morineau. – Lorsque j’ai conçu l’accrochage elles@centrepompidou en 2009 au Centre Pompidou – accrochage consacré exclusivement aux artistes femmes de la collection du musée national d’Art moderne – je me suis rapidement rendu compte que l’information sur ces artistes n’était pas ou très peu accessible, contrairement à leurs homologues masculins. De là est née l’idée de créer l’association AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions, pour remédier à cette invisibilité des artistes femmes dans l’histoire de l’art et diffuser largement, dans le monde entier, l’information sur leur travail. C’est chose faite aujourd’hui puisque sur notre site Internet, à titre d’exemple, nous avons mis en ligne 670 notices biographiques tous pays et tous medium confondus, d’artistes nées entre 1860 et 1972. Le site est d’ailleurs très consulté puisque nous avons plus de 27 000 visiteurs par mois avec un pic pendant le précédent confinement à plus de 40 000 visiteurs.

En un an, de très nombreux contenus nouveaux ont enrichi votre site Web et notamment des vidéos et des animations. Les mots deviennent paroles, le site d’archives devient vivant. Parlez-nous des évolutions d’AWARE ?

La pandémie de Covid-19 et le confinement nous ont obligées à nous adapter, à nous renouveler, à nous détourner du réel pour renforcer notre présence sur le digital pour nous adresser justement à ce public confiné. Je pense notamment aux familles mais aussi aux étudiants ou amateurs d’art. Nous devions élargir notre spectre d’action et nous adresser à un public plus large au-delà des historiens de l’art, des universitaires et spécialistes des artistes femmes que nous touchons habituellement. Cette évolution est donc passée par une transformation de notre site Internet que nous avons souhaité rendre plus lisible, et par le développement de nouveaux programmes, comme la série animée Petites histoires de grandes artistes, qui s’adresse aux enfants à partir de 7 ans (et au-delà) et permet de découvrir en 3 minutes les grands moments de vie des artistes femmes (Camille Claudel, Dora Maar, Natalia Gontcharova…) ; les podcasts Women House pour lesquels nous avons invité des personnalités féminines à lire des récits d’enfermement (en écho bien sûr à la situation vécue ce printemps par une grande partie du monde) ; les parcours thématiques qui offrent des ressources simplifiées sur de grandes questions de l’histoire de l’art en lien avec les programmes scolaires.

Camille Claudel dans la série Petites histoires.

Les parcours thématiques de l’année 2020 sont particulièrement intéressants. Pourriez-vous revenir sur la genèse de cette proposition et plus précisément sur « Soigner le génie : artistes femmes et psychiatrie » et « Réécrire les mémoires et dénoncer l’histoire : l’art postcolonial ». S’intéresser au sort des artistes femmes dans l’histoire de l’art semble obliger à penser la plupart des failles de notre société ?

On le sait aujourd’hui, les artistes femmes ont fait partie de tous les mouvements d’avant-garde, de toutes les innovations artistiques, elles se sont essayées aux mêmes médiums que les hommes, mais leur présence a été minimisée, voire occultée. Elles ont évidemment traversé des épreuves de la vie, certaines ont été décrites comme folles – le cas de Camille Claudel est le plus connue. Elles sont aussi plus engagées, à travers les féminismes et les luttes postcoloniales. Ces parcours s’adressent au public non spécialiste, ils ont pour objectif de rassembler des artistes de l’index sous une thématique et d’ouvrir des perspectives de réflexion. Nous essayons de coller aux programmes scolaires pour que les élèves trouvent des exemples en rapport avec leurs cours.

La vie est bonne et Demain on déménage sont deux initiatives liées à la pandémie et au premier confinement. La crise sanitaire a-t-elle durablement transformé votre activité ?

Cette période a eu tout d’abord un impact très concret sur nos activités puisque certains de nos événements n’ont pas pu se tenir : la cérémonie de remise des Prix AWARE pour les artistes femmes n’a pas pu avoir lieu en mars au ministère de la Culture comme cela était initialement prévu, nos visites mensuelles d’expositions d’artistes femmes ont été annulées de même que notre événement Paris c’est Elles consacré aux artistes femmes dans l’espace public. C’est donc une conséquence directe sur la visibilité de nos actions. Comme beaucoup d’institutions culturelles, cela nous a obligé et nous oblige encore à repenser notre programmation et à nous concentrer sur des actions numériques (ainsi que je l’évoquais précédemment) avec par exemple des webinars ou colloques en ligne. La pandémie a en outre affecté les artistes, notamment les artistes femmes. Du jour au lendemain, ils et elles ont été coupés de leurs ateliers, privés de leur marché et de la visibilité que leur donne l’exposition de leurs œuvres. C’est pourquoi nous avons voulu leur apporter notre soutien en passant des commandes aux lauréates du prix AWARE depuis 2017 (Demain on déménage ?) et en lançant, en partenariat avec le Cnap, un appel à projets autour de la performance La vie bonne.

La montée de sève & les réveils éteints, Hélène Bertin, Demain on déménage.

Cette année, le prix AWARE pour les artistes femmes est attribué à Tiphaine Calmettes et le prix d’honneur décerné à Marie Orensanz. Pourriez-vous revenir sur l’œuvre de chacune des récipiendaires et sur les raisons majeures des choix du jury ?

Tiphaine Calmettes, élue parmi 4 candidates émergentes (les autres artistes nommées étant Bianca Bondi, Josèfa Ntjam et Ghita Skali), est une artiste dont le travail, proche de la pensée écoféministe, s’inscrit dans les grands questionnements de notre époque. Son art est évolutif et convivial, il fait appel à la notion du paysage, en privilégiant les matériaux organiques évoquant la faune et la flore, mais aussi en imaginant des expériences artistiques ouvertes à tous. Ses œuvres sont le fruit de collaborations avec des jardiniers, paysagistes, intellectuels et cuisiniers professionnels. L’artiste expérimente notamment différentes formes de performances-repas, imaginées comme des moments de rencontre et d’expérimentation où se mêlent les sensations et les idées dans une approche qui se donne pour but de créer des passerelles entre l’art et la recherche. Le prix AWARE constitue un véritable coup d’accélérateur pour les artistes émergentes. Grâce à un partenariat avec le ministère de la Culture, l’association apporte un soutien financier important à la production de l’exposition monographique de l’artiste organisée par un centre d’art et/ou un FRAC élu suite à un appel à coproduction. L’artiste émergente lauréate du prix bénéficie également d’une acquisition au sein des collections du Cnap (Centre national des arts plastiques).
Le prix d’honneur a été attribué cette année à Marie Orensanz, artiste que j’ai eu le plaisir de rencontrer à l’occasion de l’exposition « elles@centrepompidou ». Les débuts de sa carrière se situent dans les années 1960 en Argentine et sont marqués par l’arrivée au pouvoir de la junte militaire. L’artiste réalise à cette époque un certain nombre d’œuvres contestataires, notamment l’installation El Pueblo de La Gallareta (Le village de La Gallareta) dans laquelle elle reprend, sous forme d’affiches, les revendications des ouvriers en grève. Après son arrivée en Europe dans les années 1970 (l’artiste s’installe d’abord en Italie, puis en France), un nouveau vocabulaire apparaît dans son travail, composé de mots, de chiffres et de symboles. Elle y intègre également comme support le marbre de Carrare et rédige un manifeste intitulé Eros, paru à Milan en 1974. Son œuvre évolue sans cesse. Ses pièces monumentales récentes réalisées en plaques d’acier perforées sont le meilleur exemple de sa force créatrice. Malgré l’importance et la richesse de sa carrière, Marie Orensanz, qui vit et travaille toujours à Montrouge, en banlieue parisienne, n’a jamais bénéficié d’une grande rétrospective en France. L’objectif du prix d’honneur AWARE est donc de répondre à ce manque de reconnaissance institutionnelle et d’encourager des chercheurs et des commissaires d’exposition à s’intéresser à son travail de manière plus approfondie. En tant que lauréate du prix d’honneur, l’artiste a bénéficié d’une dotation de 10 000 euros. Un entretien inédit, en partenariat avec Manuella Editions, dont la publication est prévue en 2021 contribuera à enrichir la recherche consacrée à son œuvre.

Marie Orensanz dans son atelier à Montrouge en 2020.

Le lancement de projets internationaux grâce à la mise en place de réseaux universitaires et institutionnels renforcés et la création d’une exposition documentaire itinérante sur la reconnaissance des artistes femmes du XXe siècle montrent qu’AWARE souhaite agir aux deux « extrémités » de la chaîne. D’une part, susciter une réflexion accrue des scientifiques sur les artistes femmes et, d’autre part, permettre au grand public de prendre connaissance de leurs œuvres. Pouvez-vous expliciter cette stratégie ?

Notre ambition scientifique est internationale et transnationale : elle est de rendre visible les artistes femmes du XXe siècle dans toutes les régions du monde. Celle-ci s’appuie en premier lieu sur notre site Internet, qui est bilingue anglais et français, ainsi que sur des partenariats scientifiques dans le monde entier avec des institutions et des chercheurs de nationalités différentes. Notre initiative TEAM (Teaching, E-learning, Agency and Mentoring) a pour objectif de rassembler des universités du monde entier pour leur permettre de partager leurs connaissances sur les artistes femmes. Nous espérons que ce réseau d’échange pourra former une nouvelle génération de chercheurs à produire une histoire de l’art plus inclusive. Dans ce cadre, AWARE organise un rendez-vous en ligne tous les mois sous la forme de webinars : ouverts à tous et toutes et gratuits, ils permettent au public de rencontrer et d’échanger avec les membres de nos partenaires TEAM.
Dans cette optique, l’exposition itinérante Be Aware permettra également de diffuser notre action et nos ambitions au grand public. Cette exposition documentaire a été pensée pour être accessible au plus grand nombre et explore les grandes problématiques auxquelles sont confrontées les artistes femmes, autour de quatre thèmes : Créer, Montrer, Ecrire et S’allier qui aborde la façon dont les artistes femmes s’organisent collectivement pour faire entendre leurs voix. De grandes figures féminines de l’histoire de l’art, telles que Louise Bourgeois, Frida Kahlo, Cindy Sherman, ainsi que celles qui ont contribué à interroger leur visibilité y seront mises à l’honneur. Cette exposition est amenée à voyager en Europe (Berlin, Moscou) et fera partie intégrante du volet culturel du Forum Génération Egalité organisé par ONU Femmes en juin 2021. Elle circulera ensuite, nous l’espérons, dans les territoires ainsi qu’à l’international via le réseau diplomatique culturel.

Comment décririez-vous la situation des artistes femmes en cette fin d’année 2020 ?

Je dirais qu’il y a une véritable prise de conscience des institutions (comme on peut le constater avec les partenariats que nous avons tissés avec de grands musées comme le musée d’Orsay, le Centre Pompidou ou encore avec le Cnap), mais les changements sont malgré tout lents à se mettre en place. En tant qu’association, nous sommes une petite structure et il est plus facile pour nous de nous adapter rapidement. Les musées pourraient à ce titre s’appuyer sur notre expertise. Plus que la question des artistes femmes, il faut penser l’intersectionnalité du féminisme – nous l’aborderons d’ailleurs avec Africa2020 ou le programme Queer, qui nous permettront notamment de mettre en ligne de nouvelles artistes sur notre site Internet. Les institutions l’ont compris – on le voit avec la lauréate du prix Marcel Duchamp, par exemple –, l’histoire de l’art ne peut plus être qu’un récit masculin, blanc et hétérosexuel.

A découvrir sur le site d’AWARE.
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Image d’ouverture : Dessin-montage ©AWARE. Portrait de Camille Morineau ©Photo Valerie Archeno, série Petites histoires ©AWARE, La montée de sève & les réveils éteints ©Hélène Bertin, AWARE, Marie Orensanz ©AWARE.