Tout l’été, Venise, Cassel, Berlin ont focalisé l’attention du monde de l’art. Il y a d’abord un alignement rare du calendrier, conséquence d’une année « sans » à cause de la pandémie de Covid-19, puis la vive polémique autour des images antisémites de People’s Justice (2002), fresque du collectif indonésien Taring Padi, qui a provoqué l’éviction de Sabine Schormann, la directrice de la Documenta, ainsi que de nombreuses réactions très largement et internationalement commentées dans la presse. Mais que penser de l’art présenté ? Que nous dit-il ? Y-a-t-il une fréquence commune à toutes ces manifestations ? Comment s’inscrivent leurs œuvres dans le fil de l’histoire ? Que devient la forme face au besoin de clamer les souffrances des peuples et des terres ? Autant de questions évoquées à deux voix, celle de Marie-Laure Desjardins, fondatrice d’ArtsHebdoMédias, et celle d’Hervé Fischer, artiste-philosophe, théoricien de l’art sociologique et interrogatif.
Marie-Laure Desjardins. – La direction artistique de la 15e édition de Documenta a été confiée à ruangrupa, un collectif artistique basé à Djakarta, qui a choisi de travailler à partir du concept de lumbung, désignant les coopératives de riz indonésiennes. Des thèmes développés jusqu’aux moyens et matériaux utilisés pour la réalisation des œuvres, en passant par la scénographie des lieux d’exposition et l’utilisation des espaces publics, la manifestation met l’accent sur les principes de la collectivité et du partage égalitaire des ressources ainsi que des moyens. L’œuvre singulière à vocation universelle laisse la place à une œuvre plurielle au service d’une cause. Le politique semble supplanter l’artistique et l’art avoir de plus en plus besoin d’être revendicatif pour exister.
Hervé Fischer. – Je ne dirais pas « politique », du moins pas dans un sens partisan, mais plutôt décolonial, interrogatif, et surtout collectif. Et ce que j’en entends, ce qu’on m’en dit, les images que vous en avez rapportées, celles qui circulent sur les réseaux sociaux, me paraissent être très apparentées dans ces événements internationaux de l’été 2022 : la biennale de Venise, la Documenta, la Berlin Biennale. Ce ne peut être un hasard. Nous nous croyons actuellement dans une grande confusion artistique tous azimuts du n’importe quoi est art, mais une tendance de fond émerge manifestement, qui nous vient des pays du Sud, des pays pauvres, que les grandes manifestations européennes accueillent, qu’elles ont choisi de reconnaître malgré leur marginalité, et de nous montrer de façon très singulière, déroutante. Pour commencer cet entretien, serions-nous d’accord sur ce constat ?
M.-L. D. – Je ne sais rien de la Berlin Biennale, en revanche je suis allée à Venise. Pour ce que j’en ai vu, la manifestation est très différente de la Documenta. A Venise, chaque biennale répond à un thème général et à une double sélection. D’une part celle de la direction artistique de la manifestation et d’autre part celle réalisée par chaque pavillon national, qu’ils soient pris en charge par les États ou par des institutions privées. La commissaire Cecilia Alemani a choisi pour la 59e édition de la Biennale le titre d’un ouvrage de Leonora Carrington (1917-2011), artiste et écrivaine mexicaine d’origine anglaise, dont la vie romanesque renvoie à celle de nombreux gens de lettres de cette génération. The Milk of Dreams (Le lait des rêves) a été interprété largement et diversement mais globalement les interrogations soulevées étaient relatives au devenir des hommes en tant qu’espèce, à leur rapport au vivant, à leur responsabilité vis-à-vis de la planète. Les formes répondant à trois préoccupations principales : la représentation des corps et leurs métamorphoses, la relation entre les individus et les technologies, le lien entre les corps et la terre. La Biennale de Venise présente d’abord et avant tout des visions individuelles et singulières. Les œuvres restent attachées à un nom. Même l’exemple très intéressant, bien qu’éloigné des « pays du Sud », du Pavillon scandinave rebaptisé Pavillon Sami – population autochtone répartie sur un territoire partagé entre la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie –, ne fait pas exception. Si chacun d’eux produit un art protestataire, outil de revendication et de résistance ethnopolitique, Paulina Feodoroff, Anders Sunna et Máret Anne Sara ne sont pas un collectif et ne créent pas ensemble. La Biennale de Venise rassemble tous les deux ans des œuvres, qui même si elles s’intéressent au monde, demeurent des visions individuelles. Tous les cinq ans, j’attends de la Documenta qu’elle soit une proposition autre, qu’elle montre quelque chose qui ne soit pas que la somme de singularités, mais qu’elle dégage une fréquence commune à la création du moment, comme Harald Szeemann l’avait si bien saisi en mettant en exergue les « mythologies individuelles », en 1972.
H. F. – Vous soulignez à propos de la biennale de Venise que « globalement les interrogations soulevées étaient relatives au devenir des hommes en tant qu’espèce, à leur rapport au vivant, à leur responsabilité vis-à-vis de la planète ». Un art interrogatif, en somme, questionnant notre rapport à notre nouvelle « condition planétaire ». Il est extrêmement significatif que Cecilia Alemani ait invité une immense majorité de femmes artistes (83%, a-t-on souligné), en rapport fondamental avec le choix du thème, « le lait des rêves ». Cette décision audacieuse renouvelle évidemment nos interrogations humaines trop exclusivement masculines à ce jour. Certes, les œuvres ne sont pas collectives, comme à la Documenta, mais le questionnement vient principalement des périphéries et élargit impérativement la posture sociologique des années 1970, incluant dans nos problématiques humaines notre rapport à la nature et l’éthique planétaire, comme je le fais moi-même. Le questionnement éthique prévaut assurément sur la recherche traditionnelle de la nouveauté esthétique et la pédagogie sur le but marchand. Je ne rêve pas de plus, surtout à Venise !
M.-L. D. – Les œuvres ont une furieuse tendance à se complexifier, répondant probablement à la complexité d’un monde que nous ressentons de plus en plus indiscernable et insaisissable. La suppression des barrières physiques et le changement d’échelle liés aux technologies de la communication ont rendu illisible ce que nous vivons en tant que société immergée dans un « grand tout », et, par effet miroir, illisible ce que nous proposent de très nombreux lieux d’art (public, privé confondus) et manifestations, qui souhaitent nous éclairer sur nos difficultés ainsi que celles de la planète. Sans aborder même les solutions qu’elles espèrent apporter. Depuis le milieu des années 1970, nous connaissons bien cette tendance de l’art à l’ordinaire, au commun, et à sa dissolution dans la société. L’art pour tous et tous artistes. A cette époque, vous avez échangé la blouse du peintre pour celle du pharmacien – voir l’action intitulée Pharmacie Fischer –, échangé vos pinceaux pour un stylo, remplacé vos préoccupations plastiques par des interrogations sociologiques. L’art s’envisageant alors comme une médiation possible entre l’individu et la société. C’est dans ce contexte qu’est né l’art sociologique dont vous êtes le théoricien. Cet art est caractérisé par la mise en place de dispositifs permettant à l’artiste d’entrer en relation avec chaque visiteur. Vos propositions de l’époque s’apparentent à la fois à un jeu, à une rencontre, voire à une consultation, qui vous permettent de sonder vos interlocuteurs et de les interroger précisément sur la fonction de l’art. Dans cette perspective, la Documenta 15 pourrait révéler un renouvellement de l’art sociologique et interrogatif tel que vous l’avez théorisé en 1971.
H. F. – La Terre n’est pas ronde. Elle est déformée selon la domination politique et économique du Nord et le poids lourd de notre conscience éthique des souffrances du Sud. Les trois événements artistiques internationaux majeurs de cet été 2022 ne laissent pas de doute : nous voyons émerger la diversité planétaire de ce qui constitue l’art sociologique du XXIe siècle. À la périphérie de l’art métropolitain occidental qui a dominé la planète pendant des siècles, cet art marginal est inévitablement critique. Il questionne le statut infériorisé des femmes, l’exploitation du colonialisme, la violence et l’impérialisme de l’économie néolibérale, le désastre écologique, les déséquilibres humains Nord-Sud. Il est surtout collectif à la Documenta XV, féministe à la Biennale de Venise, plus soucieux de critères esthétiques traditionnels à la Biennale de Berlin. Il est moins politique au sens de dénonciations binaires qu’interrogatif, très généralement didactique, souvent in progress, et propose des dispositifs participatifs. Ce sont incontestablement des postures que j’ai choisies, revendiquées, mises en pratique dans les démarches de l’art sociologique tel que je l’ai conçu au tournant des années 1970. Il ne faut pas en être surpris : c’était totalement prévisible, même si moi-même je ne l’ai pas vu venir, tant les artistes du Sud, notamment d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique qui s’imposaient, semblaient encore « occidentaux ». La 14e Documenta l’annonçait déjà, vous l’avez vous-même souligné dans ArtsHebdoMédias il y a cinq ans. Et je me souviens d’Andreas Lolis, qui présentait des abris pour itinérant et des sacs poubelles, mais en marbre grec ! Une œuvre emblématique de cette transition vers l’émergence actuelle. On y voyait apparaître déjà des œuvres dé-coloniales, féministes, autochtones, post-gender. Aujourd’hui, le monde est plongé dans une crise criante, mais toujours ignorée de la création artistique métropolitaine qui continue à tourner en rond dans ses pseudo innovations esthétiques jusqu’à saturation, avec le soutien du marché international du Nord qui a transformé ses élus en produit de spéculation financière. Nous sommes dans un cul-de-sac. Et c’est le mérite de la Documenta de s’en montrer indépendante. C’est ce qui lui permet de nous confronter à la tendance la plus significative et évidente de la création artistique actuelle : une nouvelle génération d’artistes qui en effet développent au XXIe siècle les postures et méthodes de l’art sociologique que j’ai abordé dans les années 1970, même si elle n’en a probablement jamais entendu parler. Les pratiques sont les mêmes, mais les questions, dans leur diversité, sont devenues planétaires. C’est certainement la Documenta 15 qui a choisi à cet égard le parti pris le plus fort. Explicitement collectives, participatives et pédagogiques, les installations qu’elle présente me paraissent les plus intéressantes. Elles questionnent frontalement plus qu’elles ne déclarent et condamnent. Elles documentent et constatent appelant à des prises de conscience personnelles et collectives. Nous n’y retrouvons même plus les traces des succès esthétiques de la dernière génération artistique qui apparaissent encore assez déterminantes dans les choix des œuvres exposées à Venise et à Berlin. Cette Documenta 15 opère une rupture et prend acte de la divergence. Les exigences et les pratiques de l’art sociologique des années 70 y sont de facto omniprésentes. On y croit comme moi que l’art n’a pas vocation marchande et doit changer le monde.
M.-L. D. – Absolument ! Reste que l’art ne peut faire son office qu’à partir du moment où il touche l’autre d’une manière ou d’une autre, par sa forme, son sujet, son adresse. Si l’objet même de la proposition artistique est l’échange, la relation, avec le public, il est alors facile de passer à côté. Sans contact direct avec l’artiste (ou avec des médiateurs), le visiteur reste à l’extérieur. Dès vos premières actions d’art sociologique, vous avez souhaité connaître la langue du pays dans lequel vous envisagiez d’agir et être présent en permanence dans vos expositions. Rappelons qu’en 1982 et 1983, vous avez passé six mois dans celle de Mexico. Car sans communication directe avec le public, il aurait été impossible de déployer votre art sociologique et interrogatif. Sans même trop s’appesantir sur la question de la langue – je rappelle néanmoins que tout le monde (créateurs et visiteurs) ne parle pas l’anglais notamment dans les territoires non occidentaux –, les engagements/combats des artistes ne sont pas forcément évidents. Notamment ceux découverts à la Documenta, qui résultent de diverses géographies, politiques, disons plus largement cultures. La difficulté de compréhension de beaucoup de propositions peut passionner un professionnel et l’amener à creuser mais que provoquera-t-elle chez les autres ? Le recours quasi permanent à des informations/références inconnues et l’absence répétée de forme, souvent cachée par la multiplication d’objets, peuvent tout simplement décourager le regardeur. Cette question doit forcément être abordée. Non pas en théorie mais dans la capacité et dans la pratique d’appréciation du public.
H. F. – Le problème est évident. Le Musée imaginaire de Malraux mélangeait les époques et les cultures, croyant sans doute faire émerger un langage plastique universel, spirituel. Mais ce langage était du moins visuel, plastique, et accompli. Cependant je suis sociologue et conteste la légitimité de ce musée imaginaire. Les différences de cultures sont parties intégrantes de chaque œuvre, la richesse de leurs récits visuels. Nous prenons conscience dans la mondialisation que la planète est une tour de Babel. Que faire ?
En 1983 avec La Calle ¿Adonde lega ? (Où va la rue ?), accompagné par un collectif d’une soixantaine d’artistes mexicains au Museo de arte moderno de Mexico, j’ai mis en question la fonction sociale des musées d’État et leur usage réservé à l’élite (artistes et publics refusant agressivement de considérer la culture du pueblo de la rue). Ce fut l’événement d’art sociologique le plus extrême et efficace que j’ai été capable de mettre en œuvre dans ma vie. Il questionnait radicalement le rapport art/société et donna lieu à une polémique politique inespérée de plusieurs mois. Mais au-delà ? Allais-je m’engager dans un groupe humanitaire en Inde ou en Afrique ? Serait-ce encore de l’art ou du militantisme ? J’ai eu conscience de n’avoir pas été capable de créer un langage plastique spécifique à l’art sociologique. Mes conversations publiques dans la rue, aux champs ou à l’École sociologique interrogative, mes boîtes de pilules et mes feuilles de prescription, mes signalisations et mes cartes d’identité imaginaires, mes échanges de pages de journaux quotidiens de divers pays et même mes tampons d’artistes me permettaient de créer des dispositifs « situationnistes » de participation populaire, mais n’étaient pas suffisants, selon moi, pour accéder à la puissance d’expression symbolique de l’art. Certes je venais après l’utopie de Fluxus, qui par la fusion de l’art et de la vie avait cru pouvoir dépasser cette question déclarée obsolète. Mais nous avons compris depuis que l’art n’est pas la vie. Il s’en distingue fondamentalement, ce qui est nécessaire pour l’explorer, l’exposer, la questionner, la critiquer ou la célébrer.
En 1984, j’ai mis fin à ma pratique d’art sociologique. Je suis demeuré en quête douloureuse de ce langage plastique de l’art sociologique pendant quinze ans, en deuil de ma vie d’artiste, dans un cul de sac. J’ai cherché à Montréal une issue dans les technologies numériques, susceptibles de rejoindre des audiences larges, non élitistes. Un art sociologique numérique ? Cela m’est apparu contradictoire, tant les machines étaient complexes et chères et imposaient une soumission de l’artiste à une technologie dont la pratique a inévitablement évolué vers le divertissement plutôt que le questionnement social critique. Ce n’est qu’en 1999 que j’ai trouvé une issue à ma « passion », paradoxalement en revenant à la peinture, dont je m’étais éloigné radicalement, pour questionner ce nouvel âge du numérique fascinant, aliénant, mais dont l’émergence invasive me paraissait sans retour. J’ai dès lors exploré, exposé, questionné les icônes du monde numérique, de la domination économique qu’il orchestrait, du désastre écologique qu’il mettait en images accablantes, des nouveaux rapports humains qu’il engendrait. Puis, en 2011, j’ai ajouté à la peinture le tweet art et la tweet philosophie, d’usage numérique léger, dans lesquels je persiste. C’est pour moi un atelier de création et de réflexion (carnet de notes et de croquis), et une pratique pédagogique grand public qui rejoint les fondements de l’art sociologique. Ce langage visuel de l’art sociologique, le mien où je respire bien, vaut ce qu’on en décidera. Mais il est clair que cette nouvelle vague d’art sociologique, qui vient aujourd’hui jeter le trouble dans les grandes institutions artistiques telles que la Documenta, va rencontrer le même défi qui m’a terriblement bloqué pendant quinze ans : exprimer ce nouveau questionnement critique planétaire, décolonial, écologique, féministe, transsexuel, tout simplement humain, dans la diversité des cultures, avec un langage artistique symbolique puissamment expressif, capable de jeter des ponts entre les cultures, qui ne peut se limiter à des schémas, des espaces de réunion, des listes de questions, des discussions, des logos, des provocations au cœur d’une tour de Babel où les visiteurs bien intentionnés se perdent dans la confusion des postures, des panneaux et des objets. Le défi est énorme. Ces tentatives éthiques vont-elles se soumettre à la société du spectacle cannibale du marché de l’art et reprendre des lieux communs esthétiques ? Où inventer des langages visuels singuliers, expressifs, efficaces, capables de porter et faire partager ces postures et ces questions les plus actuelles, les plus humaines, les plus urgentes du XXIe siècle ? Je l’espère. Ce défi demeure aussi le mien, quotidien, toujours aussi grand.
Image d’ouverture> Façade du Fridericianum, bâtiment central de la Documenta, à Cassel. Dessins de Dan Perjovschi. ©Photo MLD
Contact> Documenta, jusqu’au 25 septembre.
Biennale d’art de Venise, jusqu’au 27 novembre.
Biennale de Berlin, jusqu’au 18 septembre.