Samedi 9 décembre, sur sa page Instagram, l’artiste norvégienne et samie Máret Anne Sara poste en commentaire d’une photo montrant un cercueil fleuri : « Nous défendons un mode de vie et une culture que nos parents, nos grands-parents et leurs ancêtres ont fièrement et sagement transmis, malgré nombre d’épreuves et depuis des milliers d’années. C’est en hommage à ma grand-mère adorée, qui vient de nous quitter sans pouvoir emporter avec elle l’image d’un avenir heureux pour nos moyens d’existence, que je poursuis ce combat à Oslo pour mon frère et tous les éleveurs de rennes victimes des lois et politiques coloniales de la Norvège. » Quelques jours plus tôt, les mardi 5 et mercredi 6 décembre, la Cour suprême de Norvège était invitée à statuer sur un cas opposant l’Etat à Jovsset Ante Sara, contestant le décret du gouvernement ordonnant d’abattre la moitié de son cheptel pour des raisons « écologiques ». Une affaire dans le cadre de laquelle le jeune éleveur avait auparavant remporté deux victoires judiciaires, suivies aussitôt d’un appel déposé par le gouvernement (lire aussi « L’art poing levé des Samis »). L’événement a été l’occasion d’une mobilisation de nombre d’artistes, norvégiens et/ou samis, venus participer à des performances, expositions et conférences à l’invitation de Máret Anne Sara. Le tout dans un contexte particulier, puisque 2017 marque le centenaire du premier congrès sami, qui avait réuni des représentants venus de tout le Sápmi (territoire arctique s’étendant du nord de la Norvège à la Russie, en passant par la Suède et la Finlande) à Trondheim, les vingt ans d’un discours tenu par le roi Harald dans lequel il présentait les regrets officiels de l’Etat norvégien pour « l’injustice dont le peuple sami a été victime du fait de sa dure politique de norvégianisation », ainsi que les dix ans de l’adoption par les Nations unies de la Déclaration sur les Droits des Peuples Autochtones.
« Les gens commencent toujours par me demander si je suis une activiste. Je réponds non, car je ne fais pas tout cela dans le but d’être une activiste. Alors, ils veulent savoir si je fais de l’art juste par provocation. Ce n’est pas non plus le cas. Il s’agit simplement pour moi de dire la vérité. » D’une voix à la fois douce et ferme, Máret Anne Sara définit ainsi la démarche qui sous-tend Pile o’Sápmi – titre de l’une de ses œuvres et nom d’un projet collaboratif – dans un film produit en février 2016 par l’Office for Contemporary Art Norway (1) dans le cadre d’une recherche menée durant deux ans sur le thème « Thinking at the Edge of the World. Perspectives from the North » (« Penser depuis le bord du monde. Les points de vue du Nord »). Car au-delà de la défense des droits et de la culture de sa communauté, dans laquelle sont engagés nombre d’artistes samis de sa génération, la jeune femme entend dénoncer le jeu trouble joué par le gouvernement : « Nos rennes (2) sont abattus au prétexte qu’ils sont trop nombreux et détruisent la nature. Mais dans le même temps, les autorités nous exproprient de nos terres pour y faire passer des lignes à haute tension, y construire des routes et d’autres infrastructures nécessaires à l’industrie. Notre terre est riche de minerais, dont le cuivre et l’or, qu’elles veulent pouvoir exploiter. C’est un sujet très sérieux, voire lourd, sur lequel travailler. Mais c’est nécessaire. » Si le thème de l’abattage des rennes – ordonné par décret en 2013 – est au cœur de son travail depuis plusieurs années, c’est qu’il est intimement lié à son histoire personnelle.
Née le 23 décembre 1983, Máret Anne Sara a grandi dans une famille d’éleveurs installée au cœur du territoire sami norvégien. Son père cesse son activité alors qu’elle a une vingtaine d’année – « Cela provoqua un changement drastique de notre vie », se souvient-elle – et elle s’engage alors sur une double voie : celle du journalisme et de l’art. Plusieurs reportages à l’étranger lui permettent de prendre la mesure des problèmes rencontrés par les populations autochtones réparties à travers le monde. En parallèle, elle développe depuis Kautokeino, où elle est installée et a cofondé le collectif d’artistes Dáiddadállu, une pratique où s’entremêlent dessin, peinture et écriture. Il y a quelques années, son jeune frère, aujourd’hui âgé de 25 ans, entreprend à son tour une activité d’élevage. « Malheureusement, il s’est lancé juste avant que le gouvernement norvégien n’exige l’abattage d’un certain pourcentage des troupeaux. Ce sont les plus jeunes éleveurs, qui ont souvent un petit nombre de bêtes, qui en souffrent le plus. Mon frère a décidé de poursuivre le gouvernement norvégien en justice et, de mon côté, je le soutiens et tente d’attirer l’attention sur ce qui se passe via mon travail et un mouvement que j’ai appelé Pile o’Sápmi. » Un travail relayé par différentes institutions culturelles en Norvège et qui accède à une reconnaissance internationale grâce à sa présentation dans le cadre de Documenta 14, du 10 juin au 17 septembre derniers à Cassel en Allemagne.
Fin septembre, Máret Anne Sara fait partie des artistes invités à intervenir à Toronto, au Canada, au Sommet Creative Time (3). « Pour se débarrasser d’un peuple, rien de tel que d’éliminer ses moyens de subsistance », y dit-elle, dressant un parallèle entre la situation actuelle au Sápmi et le massacre, au XIXe siècle, des bisons d’Amérique du Nord par les colons. Pile o’Sápmi évoque d’ailleurs, entre autres, l’expression anglaise Pile of Bones (empilement d’os) qui désignait ces lieux où les Indiens de l’ouest canadien entassait les os des bisons sur le sol afin d’enraciner l’esprit de chaque animal mort à la terre. Un lien fort, empreint de respect et de spiritualité, unit de manière semblable les Samis à la nature, où toute chose possède une âme selon leur conception d’un monde symbiotique. La façon dont la plasticienne a utilisé des têtes de rennes depuis 2016 pour sa série Pile o’Sápmi fait écho aux rites et traditions de son peuple : tel un work in progress, au fil duquel le discours narratif évolue, l’installation fut tout d’abord constituée de centaines de têtes d’animaux récemment abattus ; la chair, les poils, les yeux, l’odeur de décomposition, chaque élément avait sa place. Puis le temps a fait son effet, ne laissant plus à la vue que des crânes nus, un trou en plein front témoignant de leur mise à mort par balle et du mépris du système pour les processus d’abattage autochtones, qui auraient préservé chaque partie des animaux . « Au départ Pile o’Sápmi était un cri personnel, un appel à l’aide dans une situation où aucun dialogue n’était possible, explique encore Máret Anne Sara à Toronto. Mais le mouvement grossit, de plus en plus d’artistes se joignent aux discussions et nous élargissons les débats : nous parlons du système, de comment la colonisation a changé de nature, arborant aujourd’hui un visage des plus sophistiqués et élégants. La Norvège est connue comme étant l’Etat le plus démocratique et le plus juste au monde. C’est pourtant chez elle qu’un processus injuste se déroule actuellement. »
Les 5 et 6 décembre dernier, l’affaire opposant son frère, Jovsset Ante Sara, et l’Etat norvégien passait devant la Cour suprême d’Oslo, dont la décision devrait être rendue début janvier. Parallèlement à la réactivation de Rideau de crânes de rennes, l’une de ses œuvres présentées à Documenta 14 et accrochée devant le Parlement norvégien (image d’ouverture), de nombreuses performances, débats et autres actions ont rassemblé pour l’occasion des artistes samis de différentes nationalités et des plasticiens norvégiens de renom, telle A K Dolven, tandis qu’un programme spécifique a débuté au Centre d’art Tenthaus. Intitulé Pile o´Sápmi Supreme in Context, il s’articule autour d’un cycle de projection de courts métrages, clips musicaux, vidéos et documentaires, de plusieurs temps de discussion et d’une exposition réunissant des dessins, photographies et sculptures signés Máret Anne Sara ainsi que des œuvres de trois artistes samis connus pour leur engagement dès les années 1970-1980 : Hans Normann Dahl, Arvid Sveen et Hans Ragnar Mathisen ; l’artiste, poète et réalisatrice chilienne Cecilia Vicuña en est la quatrième invitée d’honneur. « Je pense vraiment que c’est l’avenir de l’humanité qui est en jeu dans ce procès, explique-t-elle sur le site du Tenthaus. Si la Norvège renonce à détruire le mode de vie traditionnel sami, le reste du monde se sentira légitime à agir dans le même sens. » A quatre mains avec sa jeune hôtesse samie, elle présente une installation composée de dizaines de tuniques traditionnelles multicolores (Gáktis), récoltées après un appel aux dons et nouées les unes aux autres dans une évocation métaphorique de l’union politique et spirituelle des peuples autochtones du monde entier dans la lutte pour la défense de leurs droits. Pile o´Sápmi Supreme in Context est à découvrir jusqu’au dimanche 17 décembre.
(1) L’Office for Contemporary Art Norway (OCA) est une institution créée en 2001 par les ministères de la Culture et des Affaires étrangères norvégiens dans le but de favoriser le dialogue entre les artistes norvégiens et la scène internationale de l’art. C’est elle qui gère, entre autres, la participation de la Norvège à la Biennale de Venise.
(2) Chez les Samis, le renne est traditionnellement utilisé pour se nourrir, se vêtir et comme moyen de transport. Quand ils ne sont pas rendus à la terre, ses os et son cuir servent dans l’artisanat.
(3) Initié en 2009 à New York, le Sommet Creative Time est une convention internationale qui réunit chaque année des penseurs, artistes et activistes agissant à l’intersection de l’art et de la politique. Son but est de mettre en lumière des pistes de changement social à l’échelle locale et mondiale.
Lire aussi « L’art poing levé des Samis ».