Pour éclairer encore l’ouvrage de Norbert Hillaire publié récemment par les Nouvelles éditions de la Scala, La Réparation dans l’art, Eric Clémens a pris sa plume. Le philosophe et écrivain belge, qui vient de publier deux livres aux Editions du CEP – Le fictionnel et le fictif et TeXTes, anthologie 1970-2019 présentée par Christian Prigent – en offre une lecture passionnante en lien avec l’actualité de notre monde.
Dans le contexte de la crise pandémique et de ce qu’elle fait paraître des carences de la politique non seulement sanitaire, mais économique confrontée aux puissances de la mondialisation, il peut être curieux de lire un titre tel que La réparation dans l’art, un livre écrit par Norbert Hillaire. Si, à coup sûr, s’impose la réparation des dégats causés par la crise du Covid-19, ajoutés à ceux dus aux crises du climat et de la techno-économie, de quelle réparation peut-il bien être question en art ? Si je me permets ce rapprochement, indépendamment de l’auteur (quoique la première partie du livre s’intitule « Prendre le monde en réparation »), suis-je en train de céder au repli esthétique, sinon à la métaphysique d’artiste, qui refoule le réel de la crise, des crises qui se multiplient dans le monde contemporain ?
S’il n’en est rien, c’est que Norbert Hillaire n’est pas seulement un critique d’art (lui-même artiste), mais d’abord un chercheur qui fut directeur du département des Sciences de l’information et de la communication de l’Université de Nice, spécialiste de la réflexion prospective sur l’habitat et la ville. Au fait des techniques les plus pointues, il a écrit, avec Edmond Couchot, un livre de référence, L’art numérique (Champs Flammarion, Paris, 2009). Bref, il est à la fois un connaisseur avisé des tranformations éco-technologiques du monde et des créations de l’art contemporain.
Le terme de réparation appliqué à l’art fait donc écho à une nécessité globale de notre mutation technologique, mondiale et, on vient de le voir avec la crise sanitaire, largement immaîtrisée. Face aux illusions de l’émancipation, un thème trop vite englué dans des rêveries dangereuses de changement radical et total, Hillaire fait signes de ses connaissances aiguisées de l’art contemporain et des techniques numériques vers une esthétique de la relation et du lieu, au-delà du fonctionnel et de l’objet, entre dépense et économie, à travers des œuvres qui renouent avec l’artisanat, même dans le décoratif ou l’ornemental, sans renier l’inventivité moderne de la prise de forme dans la fragilité et la plasticité, le luxe et le don, le vivant…
Son livre met ainsi à l’épreuve une hypothèse, celle de l’art déplaçant la prothèse technique (sa surpuissance mondiale) vers la réparation, à travers l’analyse de nombreuses productions ou créations contemporaines, même mises sous le boisseau de l’ornement. Hillaire relie l’invention, l’artisanat, la récupération et surtout la réparation. Ce faisant, après tant d’autres, il ne prend pas seulement acte de la fin d’un art qui donne une forme sacrée au monde, il relève un art en apparence des débris et des éclats. Il fait même l’éloge de la décoration, du design, jusqu’aux productions de la célèbre marque Hermès, et du même geste il tente de réparer la séparation de l’artisanat et de l’art, y compris de ce qui dans l’art s’affronte aux productions éco-techniques. Et il le montre et le pense à travers quelques critiques d’artistes parmi les plus contemporains.
Expérience marquante, lorsque Yann Toma réactive l’ancienne compagnie d’électricité Ouest lumière ou que, avec Dynamo Fukushima, il fait, via des centaines de vélos, participer le public à une production de lumière, il dit chercher à provoquer des « électrochocs collectifs » (cité par Norbert Hillaire, RA, 159) qui réparent nos relations perdues à l’énergie. L’art de la provocation, de la secousse, de la perturbation devient-il pour autant l’art de leur partage et de la réparation ? Et cette réparation, autre expérience marquante à la suite de celle de Joseph Beuys, peut-elle conduire, dans les peintures monumentales d’Anselm Kiefer, de matériaux au rebut – traces des rebuts de l’histoire – à un autre commencement, mais loin de toute eschatologie, qui ne vise qu’à tikkun olam, expression tirée de la Kabbale, une réparation du monde toujours inachevée ? Ou encore, sans délaisser la modernité, avec Christian Bonnefoi, une « esthétique des restes » (RA, 306) ne reconquiert-elle pas « la forme-tableau dans le questionnement de ses limites mêmes » (RA, 307) par l’apparition de l’informe résiduel, « irréductible à la forme parce qu’il est l’indice du mouvant… » (Bonnefoi, cité RA, 308) et de la lumière ?
Toutes ces manifestations « tiennent », collent et recollectent, y compris dans l’ornementation : réparent en activant une résistance qui recueille à nouveau, quoi qu’on en dise, une collectivité dans la recollection – autant de mots qui entrent en résonance avec un sens originaire grec du logos : du recueil et du tri, partant de la relation dans la division.
Entre la secousse qu’une œuvre peut provoquer (ce que Walter Benjamin avait depuis longtemps décelé dans son texte aussi célèbre que fondamental, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, et la réparation qu’elle propose à notre monde désajusté, ce livre, foisonnant d’analyses d’œuvres artistiques et littéraires (et non des moindres : Artaud, Ponge…) et (trop, parfois) de références culturelles, introduit de façon incomparable au plus déconcertant de la création contemporaine. Il renverse du même coup les préjugés les plus répandus sur l’art (pourquoi ces objets dérisoires en guise d’art ? et la réponse dépasse le poncif de : parce qu’ils se trouvent dans une galerie ou un musée) – mais aussi sur la technologie (Pourquoi tant d’innovations ? Et la réponse dépasse le motif : parce qu’elles servent la course au profit). Face aux divisions inhérentes au réel, dans la perspective d’une relation qui n’est pas seulement esthétique, la fragilité de la réparation répond à la vulnérabilité dans laquelle nos crises ne cessent de nous précipiter.