Après l’offense au romantisme que représenta La Vie sexuelle de Catherine M., Catherine Millet raconte dans un nouveau livre, Commencements, ses débuts dans le monde de l’art contemporain. Elle y a connu tout le monde ou presque, artistes, critiques, marchands, collectionneurs. Pour autant, rien d’une autobiographie complaisante. Catherine Millet est une romancière de la singularité quelconque (comme Giorgio Agamben* en est le philosophe).
Au début, elle est lycéenne, scolarisée à Bois-Colombes. Quoi de plus ordinaire qu’un Lycée Albert Camus ? « Nous étions plus de deux mille baby-boomers à nous y bousculer dans des salles de classe dont quelques-unes étaient encore disséminées dans des préfabriqués. » Cette phrase très romanesque recoupe des souvenirs que nous avons tous. Des souvenirs quelconques déterminent en effet la singularité de chacun d’entre nous. Ce paradoxe permet de s’inscrire dans la multitude tout en se différenciant de la foule.
La personne Catherine Millet est un peu comme tout le monde. Seule choque dans ses écrits la conscience tranquille avec laquelle elle expose sa banalité non anonyme. Le talent inouï qu’elle y employa dans son livre majeur, La Vie sexuelle de Catherine M., qui se lira encore avec intérêt et respect dans quatre cents ans, renouait avec une sensibilité préromantique, classique, une froide distance mise au service de l’observation de soi. La sexualité de groupe issue du XVIIIe siècle libertin y fut examinée à travers une loupe psychologique rigoureuse, égalant en clarté l’analyse des devoirs de l’amour envisagés au XVIIe siècle par Mme de Lafayette dans La Princesse de Clèves.
La romancière retrouve aujourd’hui, encore une fois, les accents des moralistes français. Une phrase telle que « Quand on n’a pas de principes, on peut en jouer ; je ne m’en privais pas, sans même prendre le temps d’en mesurer les effets » complèterait les Maximes aussi implacables qu’empathiques de La Rochefoucauld.
Derechef, dans Commencements, la conscience de soi se déploie sans limites ni faux-semblants. Le beau thème de la jeunesse suscite un roman d’apprentissage propre à dissiper les mystères professionnels, et en cela sans doute plus immédiatement utile au commun des mortels que le roman d’initiation à une vie sexuelle qui tenait d’un sport de l’extrême.
Des jeunes de banlieue
Dans les petites villes de banlieue, il y a toujours et partout un petit groupe qui se détache. C’est ici un quatuor de garçons, en pleines années Beatles. Ils sont différents parce qu’ils ronéotypent une revue de poésie, et sont un peu plus âgés que la jeune fille qui les remarque sans les remarquer tout en les remarquant. « L’être quelconque entretient une relation originelle avec le désir », soulignait le philosophe (italien) Giorgio Agamben dans son livre La Communauté qui vient – Théorie de la singularité quelconque. Comment cinq individus à peine remarquables, des petits bourgeois lambda, sont devenus les ferments d’une communauté capable de faire époque, rivant son clou à la haute société qui jusque-là régnait sur les arts et la culture, voilà le sujet du roman. Agamben pourrait éclairer un destin aussi improbable et réel à la fois : « La petite bourgeoisie a hérité du monde, elle est la forme dans laquelle l’humanité a survécu au nihilisme. »
Ces jeunes gens, parmi lesquels le futur galeriste Daniel Templon, viennent de familles moyennes. Dans son premier tiers, le roman les désigne par un prénom accolé à l’initiale de leur patronyme obscur, ce qui sonne juste. Au sein d’un tel milieu qui vit de ses vertus basiques, honnêteté, pragmatisme, hospitalité, se forger une personnalité romantique, tenter de briller du vernis des êtres à part, constituerait une identité déplacée que le réel suffit à rendre dérisoire. Les jeunes de Bois-Colombes préfèrent l’efficacité qu’ils expérimentent en gérant au mieux leur revue poétique (dès le second sommaire, conçu en hommage à Tristan Tzara, Michel Leiris et Jean Wahl leur confient des textes). Une réussite s’esquisse aussitôt qu’ils limitent la singularité de leurs aspirations à une liberté vague, facilement sexuelle, à un désir de voir le monde et l’époque, de s’y projeter en commençant tout de suite par y vivre.
La jeune fille ne le comprend pas du premier coup : « Je suppose que mon comportement que je voulais singulier, les avis décalés qu’il m’arrivait de donner lorsque j’avais un public pour les écouter, ou encore la manifestation d’un goût bizarre par un détail dans l’habillement étaient les moyens que j’avais trouvés pour ne pas me confondre avec le reste de l’humanité, en attendant que les poèmes et les petits récits que j’écrivais fussent suffisamment valables pour, de fait, me mettre à une place distincte. » Alors, encore un peu d’Agamben : « La singularité exposée comme telle est quelconque, autrement dit aimable. »
Vers l’art contemporain
Assumée avant d’être pratiquée à grande échelle sur le théâtre parisien, le territoire allemand et la scène new-yorkaise, la singularité quelconque connaît une apothéose avec l’irruption et le travail de validation d’un art en train de renoncer à sa dernière coquetterie désuète, le label art d’avant-garde, pour adopter l’allure définitivement casual de l’art contemporain.
Des pages éblouissantes lui sont consacrées, donnant à la lecture le sentiment de vivre de l’intérieur, au naturel, le vertige d’une inversion des valeurs artistiques. Des jeux prévalent sur des techniques. Des enfantillages se prennent au sérieux. Les nouveaux acteurs de l’art sont tous illégitimes, autodidactes, iconoclastes, et la même impropriété se retrouve chez les critiques qui se mettent à codifier tout ça ; Catherine Millet vient de rater son bac avec un 2 en français et défend dans Les Lettres Françaises et Flash Art, puis art press qu’elle fonde avec Templon en 1972, les plus austères parmi eux, les Conceptuels puis les Minimalistes.
Jean-Pierre Raynaud ? Aussi. « L’artiste était né à Courbevoie, avait habité Colombes. Les petits cônes de cailloux blancs posés sur des planchettes, inscrits dans la toute première vision que j’avais eue de l’art d’avant-garde, d’une certaine façon, venaient de Colombes. Raynaud évoqua devant moi le gravier dont on recouvrait les allées des cimetières ou que les banlieusards répandaient dans le bout de jardin devant leur pavillon, pour ne pas avoir le souci de l’entretenir. » Bertrand Lavier ? « Comme Jean-Pierre Raynaud quelques années avant lui, Bertrand étudiait l’horticulture, et comme lui, il avait compris en contemplant une vitrine de magasin qu’une autre façon d’occuper sa vie pouvait consister à fabriquer des objets improbables. » L’habileté du récit réside dans la générosité du dire. La profusion des détails ravira les thuriféraires d’un art internationalement vivant. La crudité des vues sans filtre ravivera les pires craintes des contempteurs d’un art globalement indigne.
Daniel Templon, le galeriste à succès ? « Jusqu’alors, sa passion avait été la musique de jazz, il s’essayait même à jouer du saxophone ténor. Mais il ne connaissait rien du tout en peinture, si ce n’était un tableau de Jackson Pollock, White Light (mais avait-il seulement prêté attention au nom du peintre et au titre de l’œuvre ?), reproduit sur la pochette de Free Jazz d’Ornette Coleman (album culte aujourd’hui !). » De son côté, Catherine s’assume en bonne cliente de Prisunic : « J’avais accroché sur la porte d’entrée le fameux sac en plastique que distribuait la chaîne de magasins, la cible orange sur fond jaune, d’inspiration nettement op’. Il était le signe que le monde pouvait ressembler à cet art que nous étions en train de découvrir, et nous étions sûrs d’avoir quelque chose à faire dans ce monde. »
Elle assume tout, sa propre ingénuité, parce qu’elle est honnête.
Et le sexe dans tout ça ?
Hautement probable qu’à son insu se soit formé autour de son œuvre un style de lecteurs du genre touristes sexuels de la chose imprimée. Pour les frustrer, cet article taira les noms des artistes célèbres qui furent de ses amants. Disons juste que du sexe elle parle aussi bien qu’avant. Exemple fulgurant : « Quand je faisais l’amour avec Daniel, pour ne pas réveiller chez mes parents le souvenir de ma fugue avec lui, c’était de façon cachée, et quand je rentrais chez moi, j’étais prise d’un léger tremblement, j’avais été dépossédée de mon corps ordinaire et il me fallait, devant ma mère, devant ma grand-mère, le réinvestir. La sensation était que j’en retrouvais difficilement les contours. » Du fait peut-être que « quelconque est la figure de la singularité pure ».
Compléments d’informations> Lire l’entretien entre Marie-Laure Desjardins, directrice de la publication d’ArtsHebdoMédias, et Catherine Millet publié le 10 avril 2013 à l’occasion des 40 ans d’art press, et de la sortie d’un album retraçant le chemin parcouru par la revue fondée par Catherine Millet, paru aux éditions La Martinière.
* “Qu’est-ce que le contemporain ?” de Giorgio Agamben : « Toujours en porte-à-faux, l’homme contemporain est à la fois impliqué directement dans le réel et ne peut s’en détacher pour l’analyser».
Catherine Millet, Commencements, le roman de 316 pages vient de paraître chez Flammarion.
Visuel d’ouverture : ©Catherine Millet, collection personnelle. A Nice, vers 1970, photo Daniel Templon.