Art Press a 40 ans cette année. A l’occasion de cet anniversaire, les Editions de La Martinière viennent de sortir un superbe album qui retrace le chemin parcouru par la revue fondée par Catherine Millet et offre, par là même, un panorama de l’art contemporain des 40 ans qui viennent de s’écouler. Divisé en quatre décennies, l’ouvrage n’est pas un récit de la vie d’Art Press mais un voyage de texte en texte. La sélection débute avec la première couverture datée décembre-janvier 1973, comme si l’année prenait source là où elle s’éteint habituellement. Peut-être un signe avant-coureur de la tendance d’Art Press à renverser les conventions, à bousculer le temps et l’espace de l’art, à ouvrir des champs nouveaux de réflexion. A regarder toujours plus loin que le bout de sa pensée. A l’époque, le numéro vaut cinq francs et Catherine Millet s’entretient avec le critique d’art, essayiste et poète Marcelin Pleynet à propos de l’œuvre de Duchamp. Au fil des quelque 270 pages suivantes se dévoile un florilège d’artistes, de critiques, d’universitaires, d’écrivains, de philosophes, bref d’intellectuels, l’essentiel de ceux qui ont pensé et modelé le paysage de l’art en France et au-delà des frontières. Inutile de tenter d’en dresser ici une liste, qui ne révélerait qu’une infime partie du travail accompli et ferait bien des oubliés. Pour célébrer l’anniversaire de cette revue singulière et indispensable, Catherine Millet a accepté de répondre aux questions d’ArtsHebdoMédias.
ArtsHebdoMédias. – Parlez-nous de la ligne éditoriale d’Art Press et de la manière dont vous avez réussi à la faire évoluer sans jamais la dévoyer.
Catherine Millet. – C’est tout un programme ! Avant toute chose, il faut rappeler que la ligne éditoriale d’Art Press à sa création était sûrement beaucoup mieux dessinée, sinon beaucoup plus dogmatique, qu’elle ne l’est aujourd’hui. C’était l’époque des dernières avant-gardes et, dans ce panorama, chacun faisait ses choix. On optait pour l’abstraction, l’art minimaliste, l’art conceptuel. Et si on prenait cette option, c’était le cas d’Art Press, on était sur des positions opposées à ceux qui défendaient, par exemple, la continuation du Pop Art, une peinture plus figurative. Je dis toujours que c’était beaucoup plus facile d’avoir des repères à cette époque que ça ne l’est maintenant. Aujourd’hui, il n’est plus question d’avant-garde et les clivages ne passent plus entre différentes tendances esthétiques. S’il n’est plus question de ruptures ou de table rase, je dirai que ce qui peut orienter nos choix et nous aider à déterminer une ligne éditoriale, c’est à la fois l’effet d’invention et celui de nouveauté que peut produire une œuvre. Si les artistes reconnaissent plus facilement qu’ils s’inscrivent dans une tradition, dans une continuité, cela ne peut suffire à éveiller l’intérêt. Il faut alors se demander ce qu’ils apportent au sein de cette tradition. Y a-t-il matière à suffisamment ébranler nos certitudes, à dépasser nos a priori. C’est un point de vue que je partage avec tous les critiques qui collaborent à la revue. En ce qui me concerne, je reste d’avant-garde, je demeure à l’affût de quelque chose qui va m’étonner, m’obliger à remettre un peu en cause ce que je crois. Il existe un autre critère à prendre en compte, apparu ces derniers temps, celui de l’authenticité. Voici quelque chose que je n’aurais jamais dit auparavant. Aujourd’hui, il est nécessaire de se demander si l’artiste travaille parce qu’il « répond à une nécessité intérieure », comme disait Kandinsky, ou parce qu’il souhaite faire carrière en passant du bon temps dans un milieu plutôt sympathique où l’argent peut se gagner assez vite ? L’exigence d’Art Press, elle se situe à ce niveau-là. Nous mettons les œuvres à l’épreuve en publiant des textes longs et en revenant plusieurs fois au fil des années sur les mêmes artistes pour approfondir les points de vue. Cette attitude permet de voir si une œuvre d’art plastique peut générer suffisamment de réflexion, de sentiments, éventuellement de bouleversements philosophiques, pour qu’on puisse en produire des pages d’écriture. Il me semble que les textes publiés dans Art Press sont un bon tamis. Ils permettent de voir si l’œuvre supporte le choc de la rencontre avec l’écriture.
Parlez-nous de l’album consacré aux 40 ans d’Art Press ?
Ce fut beaucoup de boulot ! Nous sommes passés par plusieurs sélections, en changeant à chaque fois de sélectionneur. La première fut celle réalisée par Anaël Pigeat, notre nouvelle rédactrice en chef, et Myriam Salomon, conseillère artistique, qui est de ma génération. C’était important que la plus jeune de l’équipe soit accompagnée par une collaboratrice de longue date. Dans un deuxième temps, j’ai fait une autre sélection en compagnie de Jacques Henric, peut-être pour rendre plus apparent le côté littéraire et philosophique. Nous avons également pris en compte les moments importants pour la revue elle-même, comme les campagnes que nous avons menées contre la censure, les attaques contre l’art contemporain ou la résurgence de l’antisémitisme. Au final, nous avons croisé plusieurs grilles de lecture et raconté l’histoire culturelle, artistique et littéraire de ces 40 dernières années. Le dernier mot fut pour la direction artistique qui décida des articles à reproduire en fac-similé et de ceux à ressaisir pour une nouvelle mise en page. Bref, nous avons manipulé 40 ans de papier, page après page, et fait resurgir des écrits oubliés.Une caractéristique d’Art Press est d’avoir fait appel à des collaborateurs très différents, venus non seulement du monde de l’art, mais aussi de la philosophie ou de la littérature.
Au fil des années, j’ai vu le même phénomène se reproduire. Ceux qui viennent travailler avec nous aujourd’hui, comme ceux avec lesquels nous avons démarré il y a 40 ans, sont des gens assez polyvalents qui écrivent sur l’art mais ne vont pas louper un spectacle de danse ou une discussion philosophique. Ils lisent beaucoup, s’intéressent aux débats idéologiques. Ils viennent à Art Press car ils savent que là, ils peuvent disposer d’un espace pour s’exprimer, publier dans cet état d’esprit. Chaque génération de critiques a apporté son propre bagage culturel et a d’autant enrichi le discours d’Art Press sur l’art. C’est un échange qui se fait dans les deux sens.Pour revenir aux avant-gardes, qui sont-elles en 2013 ? Que choisiriez-vous de mettre en avant si vous lanciez Art Press aujourd’hui ?
En ce moment, j’ai tendance à répondre que c’est dans le domaine de l’image mobile, pour ne pas dire vidéo ou ciné, qu’il se passe des choses assez intéressantes. Il y a un effet d’interpénétration entre les champs artistique et cinématographique. D’abord, on a vu ces dernières années beaucoup de plasticiens, qui jusqu’alors s’étaient manifestés essentiellement dans le circuit des galeries et des musées, réaliser des longs-métrages diffusés en salle. L’exemple le plus spectaculaire est celui de Steve McQueen, car, non seulement il a reçu plusieurs prix, mais a également bénéficié d’un grand succès populaire. Je m’intéresse également beaucoup à Clarisse Hahn, qui a commencé par faire des documentaires sur son environnement familial ou en suivant des personnalités, un travail montré en galerie, et dont le dernier film a été diffusé en salle. Et à l’inverse, si je puis dire, je vois des cinéastes, appartenant au circuit conventionnel, qui vont puiser formellement dans le domaine des arts plastiques. Citons Bertrand Bonello et sa manière de bouleverser la narration. Ses films sont nourris d’une culture qui vient des arts plastiques, de la peinture notamment. Je me dis qu’il y a quelque chose qui est peut-être en train de s’inventer dans ce domaine et qui va produire des objets nouveaux, plus audacieux que ce à quoi nous nous étions habitués au cinéma.
A quelles nouvelles formes d’art Art Press s’intéresse-t-il actuellement ?
Nous sommes en train de travailler sur un numéro consacré aux arts numériques. Ce n’est pas le premier, mais ce qui est nouveau et justifie que nous nous attachions encore une fois à ce sujet, c’est que le numérique est en train de pénétrer absolument toutes les autres pratiques. Les danseurs l’utilisent mais aussi les plasticiens, les sculpteurs… Avec cette technologie, on est semble-t-il dans le même cas de figure qu’avec l’art vidéo. Au début, elle fait naître une pratique à part et, ensuite, tout le monde s’en empare. A l’heure actuelle, on observe qu’elle se diffuse partout. Par ailleurs, l’art numérique possède un mode de diffusion très différent de celui des autres. Il ne passe pas par le marché de l’art. Si c’est un gage de liberté, en même temps, c’est un handicap de visibilité. Hormis les festivals qui lui sont consacrés, il manque de tribune.
40 ans à la manœuvre d’un bateau comme Art Press. Vous êtes-vous jamais découragée ?
Je ne me suis jamais découragée. Deux raisons à cela. D’une part grâce à l’équipe qui a toujours accueilli des collaborateurs nouveaux, plus jeunes, et qui amenaient avec eux non seulement de nouveaux artistes mais aussi leurs propres centres d’intérêt. Je me souviens avoir eu des conversations sans fin avec Jean-Yves Jouannais et, plus récemment, avec Richard Leydier ou avec Christophe Kihm. Chaque nouvelle approche renouvelle votre curiosité. D’autre part, il y a les batailles à mener dans le domaine de l’art et de la culture. Il faut régulièrement repartir au front pour imposer ce qui nous paraît important : la liberté de création. Je suis de la génération de Mai 68, pour laquelle il est interdit d’interdire. On a vécu un certain temps dans cette utopie, pensant que le message serait enregistré par une société plus ouverte, avec des mœurs plus libres, que certaines audaces seraient acceptées plus facilement, mais on vu resurgir ici et là des effets de censure. Maintenant, nous savons que c’est sans fin et que, dans 40 ans, ceux qui nous succéderont auront à mener les mêmes combats. Ce n’est jamais gagné.
La censure a de nombreux visages ?
Elle prend d’autres formes. Nous, par exemple, nous avions combattu le classement X, c’est-à-dire la marginalisation des films pornographiques dans des salles spécialisées. Aujourd’hui, n’importe qui peut accéder à ces films par Internet. Le classement X était le fait de l’Etat. Dans les dernières affaires de censure auxquelles nous avons eu affaire, ce dernier n’intervient plus tellement, il est même plutôt libéral. En revanche, les demandes de censure viennent de la société civile, des associations, des organisations, qui font pression sur les institutions pour demander l’interdiction de telle exposition ou de tel livre. C’est presque plus dangereux parce que ce sont des minorités qui, en général, parlent très fort et savent médiatiser leurs combats. On a vu des musées, des bibliothèques ou des cinémas, et même des médias céder face à de tels mouvements d’opinion. Il faut toujours faire des éditos pour dénoncer de tels faits et soutenir les artistes. Il faut toujours être aux aguets. Ainsi, la tauromachie vient de faire son entrée dans nos pages : nous avions été très choqués que Libération, cédant au mouvement anti-corrida, censure le chroniqueur et remarquable écrivain qu’est Jacques Durand. Nous avons donc invité ce dernier à collaborer à Art Press.
Comment abordez-vous une œuvre d’art ?
A ce propos, je cite souvent Rudi Fuchs, grand commissaire d’exposition au caractère tranché. Il avait à cette question eu une réponse très simple que je ferai mienne : « Quand je vois une œuvre pour la première fois, je me demande si j’ai déjà vu ça ailleurs ou pas. » Il s’agit de cet effet de nouveauté dont je parlais tout à l’heure. Je réagis de la même manière. Je compléterai par une autre citation d’Arthur Danto, cette fois. Il a écrit, je cite de mémoire : « Le travail de l’historien d’art, c’est de faire des rapprochements, non pour voir les similitudes mais pour voir les différences. » Les deux se complètent assez bien. Quand vous êtes confrontée pour la première fois à une œuvre, plusieurs scénarios sont possibles. Vous n’avez jamais rien vu de tel et ça vaut le coup de s’y intéresser ou vous avez l’impression d’avoir déjà vu quelque chose du même ordre et vous devez donc déterminer si l’artiste a marqué un écart avec ce qui existe ou pas. Parfois il l’a fait et c’est moyennement intéressant. D’autres fois, c’est pertinent et vous avez envie d’en écrire des pages ! Voilà l’état d’esprit dans lequel j’aborde une œuvre nouvelle car, jeune, je me suis rendu compte que le goût n’est pas un très bon critère. Si les gens l’utilisent beaucoup aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pratiquement plus de théorie.
Vous pensez qu’il n’y a pas suffisamment d’intellectualisation de l’art ?
Je pense qu’une œuvre d’art est aussi un objet philosophique. Ce n’est pas simplement un objet pour ravir les yeux et permettre de décorer notre environnement, c’est d’abord un objet qui doit amener à penser, à interroger nos certitudes. Art Press aborde régulièrement des questions d’esthétique, notamment sous l’impulsion de Christophe Kihm. Mais c’est un des rares de sa génération à chercher encore à théoriser les choses. C’est très compliqué mais il ne faut pas renoncer. On livre l’art au spectacle, au marché et à la spéculation si on ne se dit pas qu’une œuvre d’art c’est, avant de produire de l’argent, fait pour produire de la pensée. Art Press a été créé sur cette conviction et y demeure attaché. A propos de l’art conceptuel, Joseph Kosuth disait : « Art after the philosophy. » L’art succède à la philosophie. Je le pense aussi.
Les grands entretiens d’Art Press
En collaboration avec Imec éditeur, Art Press a inauguré une collection de livres de poche intitulée « Les grands entretiens », dans laquelle est repris l’essentiel des interviews menées avec certaines personnalités. Les quatre premiers titres sont consacrés à Harald Szeemann, un ensemble d’artistes pop américains, Michel Houellebecq et Georges Didi-Huberman. Chaque fascicule dispose d’une préface présentant l’interviewé et donnant les repères nécessaires à une bonne compréhension des textes. « Nous croyons beaucoup à cette collection qui montre l’évolution d’une pensée. Les interviews des artistes pop montrent combien ces derniers sont profonds, qu’ils parlent bien de leur travail. Peut-être qu’il y a des gens qui vont lire ça dans le métro et qu’il leur viendra le goût de l’art ou celui de la philosophie ou les deux ! », s’enthousiasme Catherine Millet.
En préparation : Jean Clair, Hubert Damisch, Jean-Luc Godard et Pierre Guyotat.