Pendant huit jours, les jardins de la résidence de l’ambassadeur de France en Tunisie accueillent « Pollen ». L’exposition rassemble dix plasticiens et écrivains, qui livrent chacun une interprétation bien singulière d’un thème choisi : la nature. Si la présence d’une végétation à la fois domestiquée et rebelle a inspiré la plupart des œuvres, certaines ont entrepris de dévoiler ce que les hommes portent au fond d’eux-mêmes. Perturbant de vérité. Si vous avez la possibilité d’attraper un vol pour Tunis, sachez que la ville, très étendue, recèle bien des attraits pour les amateurs d’art contemporain.
Orly, vendredi 4 juin, fin de matinée. Imperméable sur le dos, valise à roulettes et sandalettes aux pieds… le voyageur a décidé de conjurer la morosité du ciel parisien. Tout au bout du Terminal S, la salle d’embarquement est spacieuse, mais ouverte sur une épaisse grisaille. Dans quelques minutes, l’avion percera les nuages et le bleu azur viendra se coller aux rétines. Une aspiration. Malgré un attroupement de salariés syndiqués, aucun retard n’est prévu. Les hôtesses souriantes sont au rendez-vous. Le vol pour Tunis décolle à l’heure. 13 h 40 : l’aéroport international de Tunis-Carthage se dévoile en même temps que la ville baignée par la Méditerranée. Il ne faut pas traîner. Dans un peu plus de trois heures, la manifestation qui nous amène en Tunisie ouvre ses portes. 16 h 30. Le guide attend dans le hall du Ramada Plazza. Direction la résidence de l’ambassadeur de France dont les jardins vont accueillir huit jours durant Pollen, une exposition d’art visuel et littéraire. Un événement. Tous les artistes sélectionnés sont vivants. Un choix audacieux après les années Ben Ali qui préféraient les morts. Moins bavards. Moins critiques. Nous sommes vendredi, jour de prière, la circulation pour atteindre La Marsa n’est pas aussi intense qu’à l’habitude. C’est dans cette ville de la banlieue nord que les beys de Tunis avaient installé leur résidence d’été au début du XIXe siècle. Ils la quitteront en 1957, lors de la chute de la monarchie et l’avènement d’Habib Bourguiba à la tête de la République. Depuis des mois maintenant, les mesures de sécurité ont été renforcées. La Tunisie tragiquement touchée par le terrorisme islamiste est vigilante. La police est visible, les hôtels redoublent d’attention et les institutions ont déployé de strictes mesures de sécurité. La résidence de France ne fait pas exception. Une fois le contrôle passé, nous sommes accueillis par Wadi Mhiri, l’un des deux commissaires de l’exposition, puis par Halima Gouyette, l’épouse de l’ambassadeur, sans laquelle la manifestation n’aurait pu avoir lieu. Il est déjà 17 heures et la lumière change.
Derrière une série d’arcades de style arabo-musulman s’ouvrent les jardins de Dar El Kamila, palais construit en 1800. Sur une vaste pelouse, des matelas pneumatiques noirs en forme de bateau sont reliés entre eux et à un palmier ; la cime élaguée de ce dernier sert de refuge à un personnage assis dont la tête repose sur les genoux. Une vision qui se superpose à l’image hagiographique de Siméon le stylite, saint chrétien du IVe siècle qui s’isola au sommet d’une colonne sur laquelle il ne pouvait que se tenir debout ou assis. L’histoire situant cet épisode non loin d’Alep, en Syrie, il devient clair que l’homme observé aujourd’hui est un réfugié syrien et qu’il symbolise à lui seul tous ceux qui, dans le monde, fuient sur des bateaux de fortune. Les premiers visiteurs de l’exposition, allongés sur les canots en plastique habituellement réservés aux loisirs, sont invités ici à contempler celui qui a tout perdu et espère. L’installation intitulée Solitaire Siméon est signée Meriem Bouderbala.
Sur la terrasse, une sculpture antique veille. « Il n’a plus sa tête, mais ça n’a pas tellement d’importance. Beaucoup de statues de l’époque impériale étaient faites d’un corps, ou plutôt d’une toge, et d’une tête sculptée à part et encastrée ensuite entre les épaules. L’essentiel, c’est la toge, toge virile, toge de laine blanche, vêtement de la majorité légale. Son port est interdit aux non-citoyens, et obligatoire pour le civis romanus, au moins quand il vaque dans l’espace politique ou social. » Ainsi débute le texte du poète et romancier Hédi Kaddour. Car Pollen offre de lire autant que de regarder, une idée qui, dans ce lieu de beauté et de culture, prend tout son sens. A quelques mètres, un parallélépipède rectangle est posé sur un socle et réfléchit son environnement. La proposition minimaliste intrigue. Mouna Jemal Siala cite Cocteau : « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images ». Sous chacun de ces volumes géométriques, une sculpture antique attend d’être plongée dans la lumière. Déclenchée par la présence d’un regardeur – à l’aide d’un détecteur de mouvement –, cette dernière révèle tout ou partie de corps magnifiques. La jeune plasticienne très enthousiaste explique que l’idée lui est venue après qu’un célèbre musée ait décidé de couvrir certaines statues à cause de leur nudité. Il s’agissait du musée du Capitole, à Rome, qui a cru bon de soustraire au regard divinités et autres guerriers quelque peu dénudés pour ne pas choquer le président iranien Hassan Rohani, de passage dans la capitale italienne en janvier dernier. Un zèle immédiatement dénoncé par la presse, notamment en Italie. « Cet incident, qui a fait le tour du monde en quelques heures, incite à se demander si on a le droit de traiter ainsi des œuvres d’art porteuses d’histoire. Ne devrait-on pas plutôt mettre en valeur le patrimoine et la culture en faisant table rase des tabous », s’interroge Mouna Jemal Siala.
Dans un espace dégagé, sur une herbe verte, onze tombes de verre translucide bleu ont été dressées par Sadika Keskes, l’autre commissaire de l’exposition et, elle aussi, artiste. C’est en 2013 qu’elle a érigé Tombeaux sur la place principale de la ville de Kasserine, en face de la mairie. « J’ai voulu par cette œuvre engagée rendre hommage aux martyrs. J’ai installé ces tombeaux avec l’aide de la population locale et d’une personne dont c’était le métier. Dans l’atmosphère encore surchauffée de cette Tunisie post-révolutionnaire, on ressentait la présence des dépouilles. Les gens sont venus en masse avec des fleurs et des bougies. Certains ont chanté. » L’œuvre est restée trois mois jusqu’à ce que les autorités décident de la démanteler. Ce « miroir de vérité », comme l’appelle Sadika Keskes, étant probablement devenu insoutenable. A la résidence de France, l’œuvre renaît sous la haute stature d’un cyprès, symbole depuis l’Antiquité de deuil et de tristesse.
« Les grands témoins de l’Histoire, ce sont surtout ces milliers d’arbres dressés vers la lumière, ce sont ces familles entières de palmiers, grands gardiens du Temps, qui ressemblent à des êtres veillant sur la Résidence. Ce sont aussi les oliviers plantés sur l’exact plan des canaux romains, ce sont les parfums des bigaradiers, des citronniers, des orangers et ces bambous qui valsent nonchalamment, sans se lasser pour nous rappeler que leur souffle est aussi une caresse. Puis, dans une allée qui mène au jardin andalou, au-delà des massifs de fleurs et d’arbustes, voilà qu’on tombe nez à nez sur de somptueux ficus, posés là depuis deux siècles, avec leurs racines aériennes qui semblent poursuivre devant nous une conversation ancienne », écrit l’écrivaine Colette Fellous avant d’évoquer le bref voyage de Paul Klee en Tunisie, en avril 1914. Une révélation. « La découverte de la lumière et des couleurs du pays ont été pour lui une expérience radicale et l’ont fait se découvrir, se métamorphoser. » Une expérience à laquelle chacun peut croire volontiers, les yeux collés à l’horizon souvent de bleu et de blanc surligné. La présence de littérature au détour des allées des jardins de Dar El Kamila apporte sensiblement au saisissement des œuvres par les visiteurs.
Suivent ensuite la sculpture métallique de la femme au violon de Najet Gherissi, l’Arbre magique de Belkadhi Noutayel dont les branches se rétractent à la tombée de la nuit et Le jardin des lettres de Bchira Triki, artiste et fondatrice du B’chira Art Center, institution culturelle située à Sabelet Ben Ammar, à 20 minutes de Tunis. Puis apparaissent, inscrits directement dans la terre, cinq cercles, cinq prières à la déesse mère. « Pardonne-nous ! », implore l’installation d’Houda Ghorbel. Chaque anneau est relié à un autre, ainsi qu’à un arbre, et montre en son centre une paire de pieds, tantôt pointant vers le ciel, tantôt plantée dans le sol. Voici donc ce qu’il reste des hommes cherchant à se faire excuser pour toutes les blessures qu’ils infligent à celle qui les porte et les nourrit. Ils se prosternent et se terrent. Réalisée pour l’occasion, Terre, pardonne-nous ! est un cri. L’artiste pointe du doigt non seulement les atteintes à l’intégrité physique de la planète, mais aussi les atrocités commises contre l’humanité. « Homme que je suis, ton fils ma terre, j’ai honte de mes actes. Honte de mon ignorance envers la diversité des pensées ! Honte de ma criminalité envers les peuples démunis ! Honte de ma cupidité envers mes frères ! Honte de mes armes meurtrières envers tes larmes ! Terre, pardonne-nous ! » Telle est la prière d’Houda Ghorbel, qui n’oublie pas de semer des graines d’orge et de blé dans les saignées du gazon. Sur cette terre, qui un jour fut recouverte de sel par les Romains, la vie demeure toujours plus puissante que la mort.
« Un soir, au crépuscule, un mendiant grand et mince, ou peut-être un derviche, couvert de poussière, portant un manteau rapiécé de bouts de tissus aux couleurs passées comme autant d’étapes d’un voyage sans fin, s’était arrêté devant mon oncle, le couvrant de son ombre épaisse. D’une voix éraillée par le vent du Sud, il lui dit : “Je viens chercher la rose” », écrit le réalisateur et écrivain Nacer Khémir. De la même manière qu’il n’est pas convenant de révéler la fin d’un film ou d’un roman, les lignes à venir ne diront rien de l’épilogue de l’histoire. Ce texte douloureusement lumineux est intitulé Jardin de mon enfance. Dans le kiosque de bois ouvragé, attend une pièce saisissante de Wadi Mhiri. Dans ce lieu de légèreté, un lit à baldaquin s’offre. Il faut s’y allonger pour contempler l’horreur. Des balles en céramique tenues par des fils foncent tout droit vers leur victime allongée là, sans défense. Elles écrivent dans l’air l’expression « Jihad annikah », qui renvoie à un nouveau genre de proxénétisme, celui de jihadistes qui, pour assouvir leurs pulsions, ont imaginé une prostitution « Halal », comme l’explique Neila Mhiri, auteur de plusieurs textes présents dans le catalogue de l’exposition. Une exploitation éhontée et sans scrupules de la religion, dénoncée avec force par un art éclairé. Et de penser à Rabelais dissertant sur la science vient l’idée de le paraphraser, de détourner son propos pour un autre profit : « Religion sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
« La beauté singulière de sa cour-patio, ses céramiques et ses hauts-reliefs à l’ombre du kiosque de bain en bois ouvragé, font de l’ancienne résidence d’été des Beys de Tunis un petit monde à part entre la colline de Sidi Bou Saïd et la falaise de Cap Gammarth. A observer les sculptures vivre dans le parc de Dar El Kamila, surtout la nuit à la lueur du clair de lune, on se dit que rarement la nature domestiquée par la culture aura permis une telle harmonie entre l’écrin et le bijou. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir une autre dimension de ce qu’on appelle le Génie des lieux », conclue pour nous le journaliste et romancier Pierre Assouline. Le week-end prochain, il appartiendra à Richard Conte de clore la manifestation en proposant une œuvre participative. L’artiste français créera avec le plus grand nombre possible de visiteurs un tableau de boules. Disons que sous son influence, le sol se transformera peu à peu en un ciel étoilé. Une cartographie qui sera photographiée tout au long de son élaboration grâce à la présence d’un ballon captif. Témoin d’un processus collectif de création et d’une certaine esthétique de l’éphémère.
De la médina à Sidi Bou Saïd
Même pour les enragés de l’art contemporain, un premier séjour à Tunis ne pourra pas faire l’impasse sur le marché central de la ville – une merveille de couleurs et de senteurs ; des poissons à l’œil vif, des fruits et des légumes en pagaille, des épices à volonté… ; de l’harissa au poids, des feuilles de brique fraîches, de la farine de sorgo… – et les boutiques environnantes qui regorgent de dattes séchées moelleuses, de loukoums colorés, d’halva farci à toutes sortes de graines, etc. Impossible non plus de manquer la médina, cœur historique de la ville, inscrite en 1979 au patrimoine mondial de l’Unesco. Cet immense dédale de ruelles pavées recèle de nombreuses échoppes d’artisans, des commerces, des cafés et des restaurants – à noter le Dar Belhadj qui sert, dans son palais à la décoration raffinée, de superbes assortiments de spécialités tunisiennes, des dorades appétissantes, du veau à l’étouffée accompagné de petits légumes et, en dessert, l’onctueuse et délicieuse Bouza, crème aux noisettes, entre autres. Une fois tous ces « devoirs » accomplis, il est temps de filer découvrir Carthage et ses splendeurs antiques. Les thermes d’Antonin donnant sur la mer offrent un paysage à couper le souffle et le quartier d’Hannibal vous plonge dans la vie quotidienne de la plus chérie des colonies romaines au début du IIe siècle avant J.-C. De nombreux vestiges d’œuvres antiques jalonnent l’espace, ardents témoins d’une beauté à la fois puissante et irréductible. S’il vous reste encore un peu de temps, prenez sans hésiter la direction de Sidi Bou Saïd. Ce village à l’architecture douce et blanche abrite plusieurs galeries d’art contemporain qui valent le détour : Ghaya expose, jusqu’au 19 juin, Jellal Ben Abdallah ; Selma Feriani gallery propose, jusqu’au 17 juillet, le très intéressant travail de Catalina Swinburn et Le Violon Bleu abrite, jusqu’à la même date, l’exposition Masters du monde arabe, composée d’œuvres de Farid Belkahia (1934-2014), Adam Henein, Abderrazak Sahli (1941-2009), Dia El Azzawi et Rafik El Kamel. C’est aussi à Sidi Bou Saïd que vous découvrirez le café des délices chanté par Patrick Bruel. Surprise ! Il se nomme en réalité Café Sidi Chebaane. La vue, quant à elle, demeure imprenable.
Merci à Salah Matmati, guide dynamique, cultivé et toujours de bonne humeur, mandaté pour l’occasion par l’Office du Tourisme de Tunisie. www.bonjour-tunisie.com
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