En janvier, ArtsHebdoMédias vous faisait découvrir, sous la plume de Dina Germanos Besson*, Fragile, la nouvelle publication des Cahiers de l’Agart. Née de la rencontre d’un certain nombre d’artistes, d’historiens et de philosophes ayant en partage le même désir de restituer à l’œuvre la part ineffable fondant son langage, cette revue d’art contemporain a pour but de s’extraire du discours hégémonique, propre à alimenter le marché de l’art. La psychanalyste revient aujourd’hui sur les trois premiers volumes.
La revue Les Cahiers de l’Agart offre des réflexions qui réhabilitent la part inconnue du chef d’œuvre, résistant à sa liquidation. Il en va ainsi d’Exposer (n°1) qui préserve l’œuvre de l’ob-scène, d’une saturation qui obstrue le vide, laissant caché ce qui fait sa modernité. Rebelle à toute reproductibilité, l’exposition s’accompagne d’une expérience qui vient de l’initiative du sujet, un événement unique relevant de l’acte : quelque chose se joue pour une fois en un lieu.
Le choix de l’infinitif comme titre met d’emblée l’accent sur le dynamisme ; il renvoie surtout à l’idée de processus mettant en valeur la technique : c’est le mode d’exposer qui est en jeu, et non pas l’exposition. Faut-il être suspicieux à l’égard des expositions qui substituent le spectacle à la création artistique ? Les auteurs, en édifiant le lieu de l’œuvre en territoire à part, là où le tableau se défait sans cesse, s’inachevant devant le spectateur, proposent alors un retournement de perspective. Il ne s’agit plus de poser l’œil comme maître absolu, totalitaire, pouvant visionner toute chose (le voyeur), mais d’initier au regard où la représentation est prise sous l’angle de ce qui ne se voit pas – ex-position donc qui indique l’idée de l’exposition tout en restant « hors de ». Recelant la notion de désœuvrement que porte tout objet d’art qui s’ex-pose à la vue, celui-ci échappe à toute clôture comme une œuvre indomptable qui se disperse entre les pages, ou encore comme une lettre adressée à un cher ami, à propos d’un portrait ancien qui se saisit immédiatement mais dont l’énigme reste entière. Comment lire un tel tableau ? En l’exposant entre deux mouvements révolutionnaires qui tournent le dos à la peinture traditionnelle, mais dont la radicalité fait ressortir le charme de son histoire incertaine (une istoria). C’est dans l’entre-deux que circulent les fantômes, et qui, pour devenir fantômes appartenant à l’Histoire ayant sa logique propre, doivent rester, chancelants, entre deux mondes : l’un de peinture, l’autre de poésie. Dans ce dispositif brouillant, un savant chaos selon l’expression de Novalis – espace intermédiaire entre œuvre et pensée de l’œuvre –, ils demeurent des sons errants jusqu’à ce qu’ils trouvent séjour dans le Livre, allégorie de la poésie et, par conséquent, irréalisable.
Le paradoxe de la création se traduit aussi à travers une autre technique : le recto/verso. Là où un geste tend à l’exposition, l’autre préfère le retrait qui la fonde. Ce dernier, comme un mouvement inversé tourné vers le principe, se maintient dans les coulisses, en réserve dans l’obscur, pour se déployer de l’autre côté. Ce que Christian Bonnefoi considère alors comme « dispositif » est le lieu du retrait, l’espace de la technique et de ses produits. Dans cet espace, celui de l’imprévisible, les choses se font continuellement, toujours en mouvement, là où le tableau en donne le résultat final. Il nous invite à une autre espèce d’espace, où le verso ne constitue plus l’autre face, mais un négatif qui s’intègre à la forme ; ou encore à un bordel philosophique, boudoir d’une rencontre déréglée entre l’esquisse d’un visage et celle d’un dos.
La réflexion se poursuit avec Machine (n°2) qui introduit une nouvelle dimension à la manière de voir, réhabilitant du même coup les artistes de l’entre-deux guerres. Ce voir autrement, qui subvertit la lecture en faisant tenir ensemble des expressions contraires (aller vers, à condition que le Réel – ce qui échappe au langage – fasse retour à la forme-tableau), met en avant la primauté de la technique sur le concept, en interrogeant cette fois-ci non pas les conditions de la création, mais l’extension de la fonction de l’esquisse qui s’élève à la dignité de l’art. C’est une post-esquisse comme le Modulateur espace-lumière de Moholy-Nagy, à la fois pastiche et actualisation de celles de Brunelleschi.
La définition de « machine » – et son corrélat de « dispositif » – se tisse alors à mesure qu’on avance dans l’ouvrage, sans être circonscrite à un sens figé. Elle dévoile sa nature hétérogène, rhizomatique et en état constant de déséquilibre, causant l’éclosion et le devenir des choses. A l’instar de La bulle de Savon de Chardin, d’une négligence qui « fait surgir le hasard là où l’art fait défaut », elle constitue les prémices du langage pictural, les possibilités de l’encre et le miracle du geste acheiropoïète où, pour laisser le phénomène prendre forme, l’artiste s’absente – « pinceau sans pinceau », « encre sans encre », machine sans machine donc.
Ce lieu nouveau de l’œuvre, qui « n’est ni dessin, ni peinture, ni sculpture, ni photo, ni cinéma, mais un lieu commun à toutes ces disciplines », peut se révéler au détour de la peinture rupestre – une apparition qui a grandement participé au renouvellement de l’art du XXe siècle. Il met d’autre part en lumière la condensation du temps propre au tableau, comme les Nymphéas de Monet : une transcription de « l’instantané » avant la lettre, d’après une vision déjà disparue, qui sollicite beaucoup de travail pour être fixé à la volée, à l’image « d’une synthèse poétique d’une vie ». Et lorsque ce souvenir surgit, son caractère évanescent ébranle nos certitudes, en introduisant une fragilité qui annonce la modernité. Parfois ce lieu interroge l’essence de l’œuvre, métonymie de la création : elle n’est plus produite mais résulte d’un déplacement constant qui n’a de cesse de produire ; une manière de s’exposer, de résister donc, au péril de l’accomplissement.
Le dispositif fait-il alors écran à la peinture ou la pousse-t-elle à louvoyer comme dans le collage, usant de détours, grâce aux rebuts qui s’associent au tableau (aiguille, colle, punaises), constituant tout à la fois l’outil et la forme ? A « spéculer sans fin » sur les destinations incertaines et les « buffets du vieux temps », sur l’absence et l’envers du tableau, où les résidus et les membra disjecta continuent d’œuvrer, se recomposant, pour tendre vers un langage inédit ? Le dispositif n’est pas non plus le lieu de la mémoire ou d’une autobiographie, puisque l’on s’affranchit de l’anecdote dans le processus artistique ; ni le lieu d’expériences extraordinaires, mais celui de résonances insignifiantes, du secret d’un son ou de celui d’une saveur, peut-être accessibles à tous, mais qui passent inaperçues.
Cette discrétion, chose qui demeure imperceptible à l’œil profane, est le propre de l’artiste. A travers les éléments muets : vent, reflet, lumière, elle sera réhabilitée par l’art contemporain, non seulement comme une allégorie – poétique de la ruine, résistance au progrès et à la forme marchandise, dévoilement de la crise de l’existence – mais encore comme un flux qui s’incorpore au processus esthétique, révélant sa nature instable, éphémère, évanescente, aérienne… Fragile en somme (n°3). La fragilité à l’œuvre, qui lutte contre la précarité inquiète et la dissémination imminente, trouve d’autre part dans cette condition même une puissance singulière. Comme un grain de poussière, éprouvant la menace d’être à la merci d’un rien, d’un souffle insignifiant qui peut la divertir et l’emporter perpétuellement, elle se dérobe à toute emprise totalitaire (« Toute la pensée du monde est impuissante à déplacer un grain de poussière », trouve-t-on dans les notes préparatoires de Paul Valéry). La fragilité n’est donc pas un accident de la matière, ajoute Bonnefoi, mais une nécessité qui s’est fait jour au début de la modernité, à l’image du ruban de l’Olympia qui accentue l’attrait de la nudité et soutient le moment visuel, ou des « bijoux » de Baudelaire qui servent de bordure, domptant l’espace poétique.
Elle est selon le point de vue de l’auteur (philosophe, artiste ou poète) vapeur de chose, lambeaux pulvérisés, vol léger du crin ou du souffle (aura), une allure, feuillage et parfois motif, une suspension offrant fugacement le rêve d’un monde intact, ou d’un monde selon le jeu de l’ouvert et du fermé, battement de paupières qui fait entrer dans le champ de l’ininterprétable, un silence à l’œuvre, Verre enfin synonyme d’un risque d’un art nouveau s’il venait à se briser.
Deux autres numéros sont en cours de préparation. Diagramme et Chef d’œuvre. Comme les trois précédents, il s’agira d’aborder un trait général de la peinture touchant à la fois sa singularité imprescriptible et sa relation à la langue, son mutisme radical et sa loquacité furieuse.
* Dina Germanos Besson est psychanalyste. Elle est l’auteur de La farce ou la condition humaine post-tragique : que nous apprend le Liban sur le lien social contemporain ? (avec T. Lamote, PUM, 2019) ; Le Brouillon des sens, procédés et figures à l’épreuve de la psychanalyse (Langage, 2021) ; Bernard Moninot, Art, science et psychanalyse (L’Harmattan, 2021), Le secret des anges : dialogue sur le rêve, la peinture et la psychanalyse (avec Ch. Bonnefoi, Éliott, à paraître). Ses écrits traitent principalement du lien social, de l’art et de la littérature sous le prisme de la psychanalyse.
Image d’ouverture> Les Cahiers de l’Agart, (dirs. Sylvie Turpin & Patricia Reufflet), Exposer (2016), Machine (2017), Fragile (2022). Edition Obsidiane/Les cahiers de l’Agart, diffuseur Les Belles Lettres/20 € l’exemplaire.
Les auteurs ayant participé aux numéros> Philippe Armstrong, Pascal Bacqué, Amélie de Beauffort, Yves-Alain Blois, François Boddaert, Christian Bonnefoi, Peter Briggs, Arnaud Claass, Daniel Dezeuze, Suzanne Doppelt, Renaud Ego, Roland Flexner, Michel Guérin, Gilles Hanus, Norbert Hillaire, Laurent Jenny, Daniel Kunth, Gregg Lambert, Laura Lisbon, Guy Massaux, Stephen Melville, Bernard Moninot, Clélia Nau, Sarah Oppenheimer, Bruno Pinchard, Jean-Louis Schefer, Serge Tiers, Arnaud Vasseux, Francis Wybrands.