De la fragilité des choses

Les Cahiers de l’Agart, revue d’art contemporain, doit sa naissance à l’amitié, aux rencontres et discussions d’un certain nombre d’artistes, d’historiens et de philosophes, lassés du discours hégémonique centré sur le marché de l’art. Le propos est simple, redonner à l’œuvre la place centrale et la resituer dans son environnement « traditionnel » aux dimensions multiples : théorique et poétique, philosophique et expérimentale. A l’occasion de la sortie du n°3 des Cahiers de l’Agart, Fragile, nous accueillons la recension de la psychanalyste Dina Germanos Besson*. A lire avec délectation.

La fragilité n’est pas un simple accident de la matière et des matériaux, mais bien une nécessité qui s’est fait jour au début de la modernité. Elle est comparée au ruban de l’Olympia dont le retrait conduit à la dissolution visuelle, ou encore, à ce brin d’incohérence qui fait dévier tout le système, pour le dire avec Leiris, et sans lequel celui-ci ne peut tenir ; une doublure donc qui trahit la fragilité de l’autre face de la forme. C’est vers cette crise essentielle que Christian Bonnefoi attire notre attention dès l’avant-propos, interrogeant les Janus que nous sommes, et éclairant non pas les lumières mais les faisceaux de ténèbres de notre époque.
C’est cette forme fragile – l’altération, l’inachevé, la poussière – qui résiste au circuit de l’objet marchand, fétichisé, fini et périssable ; c’est-à-dire aussi à la honte prométhéenne dont parle Günter Anders, celle « qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées », souhaitant atteindre leur perfection.
La voix est alors donnée aux philosophes, poètes et artistes qui nous parlent, sur un ton chaque fois différent, de leur fragilité : ainsi de Gilles Hanus qui la conçoit comme la nomination d’« une sorte de défaillance ontologique », un manque à être qui, loin d’être une faiblesse, nous met sur la voie négative, celle de l’apesanteur ou, comme un retour au souffle, du verso sur lequel se fondent nos constructions. Lorsqu’elle est mal apprivoisée, inattendue, elle engendre la honte – hontologie cette fois-ci, émettant un doute sur l’existence, où l’on s’imagine comme néant. Mais au Moi, elle révèle sa nature, ses velléités illusoires, avec son cortège d’imposture, de représentation, d’imaginaire et de sens. Précaire, jamais établie, elle est aussi moteur de création toujours en train de se faire – Buée  enfin, dit le titre, qui rime avec la nuée de Joubert, cette poétique vapeur qui se résout en prose.
Suzanne Doppelt, en s’appuyant sur le tableau de Chardin : La bulle de Savon, une allégorie de la fragilité, dépeint le parcours de cette chose mouvante, et dont le vide semble son complice. Tout en traçant son chemin, le trajet concourt à modifier son monde où la forme aussitôt apparue, s’évanouit. A travers la métaphore du peintre qui, comme un magicien, fait et défait les figures, une définition fulgurante de « l’allure » se profile – avec tout le sens que cet adjectif recèle – débarrassée de ses traits et de son poids. Une allure, comme rien, mais qui n’est pas rien, initiant à une aventure du regard.
A l’expression du vide, Norbert Hillaire répond par le Mu au Japon, présentant une « culture imprégnée de l’impermanence », celle d’une utopie, d’un exotisme déformé par l’Occident, mais dont les impressionnistes avaient pressenti le tremblé. Traduction si délicate et fragile, et qui caractérise la posture de l’artiste Moderne, toujours au seuil, tenant hors du monde ou l’habitant en poète ; position nécessaire pour endosser cette étrange division entre « les attentes de son temps et son propre cheminement ». Cet entre-deux est alors illustré par le paradoxe que représentent les œuvres de Kawamata,  d’où le sens de la réparation semble surgir, dans une sorte de rencontre co-fragile.

Christian Bonnefoi, sans titre 2020, papier de soie, 0,50m x 0,50m. ©Christian Bonnefoi

Dans la rencontre entre mots croisés et bouts de papier, « lambeaux de sens », Pascal Bacqué fait à son tour danser les collages de Bonnefoi, pour faire entendre de l’inouï préalable à une nouvelle orientation langagière. Ils luisent, sautillent, bondissent, s’agitent, giclent et, sur le mode de  l’hyperbate – celui de l’inépuisable de l’essoufflement qui aspire et expire le verset, rythmant son désir et son consentement –, prennent leur envol, s’autonomisant. On voit alors le déchaînement de perspectives nouvelles, où les Machines deviennent sous la main du prestidigitateur des objets artistiques inédits, là où « morceau de temps » et « instant d’espace » semblent troquer leurs pouvoirs, subvertissant les enjeux du langage. Dans ce transfert de caractérisants, où l’air, le chant, la danse et le son, s’associent aussi aux formes, la peinture se fait Jour ; elle se ranime, se ravive, se refait dans un jeu de Fragile.
La course se poursuit avec Renaud Ego, dans un espace cadencé par la cavale de ses mots. A l’image de la fugue, elle mime la « ligne de fuite » recherchée par Pierrette Bloch, voyant en cette chose insignifiante, qu’est le crin de cheval, l’éclosion de l’écriture – une essence qui, comme un résidu contenant une potentialité de formes, se laisse dérouler par le geste de l’artiste. Il ne s’agit pas d’une négligence à la manière de Twombly, mais peut-être d’une voie vers le souvenir d’un rêve évanescent, qui n’aurait laissé que sa trace.
La «  ligne d’une encre » d’Ego, qui ne brille jamais mieux que sur le fond de son effacement, sera autrement visitée par Laurent Jenny, conférant à l’aura de nouvelles couleurs. Sa survivance sera distinguée dans la photographie qui se détache de la volonté d’art. Là demeure l’aura qui, en surgissant hic et nunc, comme une petite étincelle de hasard résistant à l’intentionnalité de l’image, la trouant du même coup, passe en-dessous pour devenir secrète, souterraine, errant sous la figure. Dans cette résistance, Jenny y voit aussi une étincelle « qui menace et construit et brûle l’image de rester ancrée dans la matérialité du monde réel », idée forte s’il en est.
Quant à Michel Guérin, il déplore l’instrumentalisation de l’art au service des causes et à l’ère du capitalisme. Celui-ci produit des objets de caprice qui ne sont que des substituts de l’objet du désir foncièrement perdu, laissant le sujet désarrimé et insatisfait, désormais soumis à l’impératif de consommation. Dans ce contexte, la création se trouve réduite au discours publicitaire, où le désir est rabattu sur le besoin, la parole sur la communication, naturalisant l’humain. Ceci va à l’encontre de l’idée de l’œuvre qui doit garder une part d’incompris, d’étrangeté, de mystère, d’imperfection, d’inachèvement (le non-finito, les touches absentes), demeurant pour ainsi dire hors de portée et en somme fragile, à l’image de la Figure, rebelle à la forme et spatialement transgressive.
Le feuillage de Clélia Nau échappe lui aussi à toute saisie ; et par sa fugacité, il incarne ce trait presque essentiel à la beauté, résonnant avec l’idée de l’éphémère, la légèreté de l’éther, bruissements, scintillements, vacillations des éléments ; avec l’imperceptible donc qui « empardit » l’âme, selon l’expression de Dante. Nau parcourt alors le motif du feuillage à travers la modernité : de la peinture impressionniste à la description d’Hofmannsthal, en passant par le cinématographe. Une place privilégiée est réservée à Matisse dont la « chute » des feuillets se mue en germination, chose vivante, et puissante à force de fragilité, ce qui n’est pas sans rappeler « le soulèvement germinatif de la mémoire involontaire » de Proust. Ces petits morceaux de papier qui sortent d’une tasse de thé et se déplient aux dimensions du monde, c’est le livre.
Avec Amélie de Beauffort, le nœud non seulement subvertit la pensée binaire, mais encore induit l’action (ce qui est le sens du « motif »). Il nous invite surtout à repenser la fonction du langage, d’éprouver le « nouer », de déjouer le « trouer », dévoilant la fragilité qui ne peut être circonscrite à une définition stable. Entre les deux, le vide balance ; et indécis, il offre la possibilité d’une évasion et l’éveil d’un style : l’agilité de la dérobade.

Détail d’une sculpture de crin, 2009, atelier Pierrette Bloch, Paris. ©Photo James Caritey

Au seuil du purgatoire et avant le silence de la Mariée, C. Bonnefoi et S. Tiers échangent sur Martin Barré qui les a portés aux limites du tableau en lui restituant son propre espace, et où le blanc devient un fond, un filtre, voire une couleur, jusqu’à l’interroger. Si les auteurs ont choisi comme titre « Martin Barré et la technique » au lieu de « la technique de Martin Barré », c’est pour  redonner à celle-ci la place qui lui est dévolue dans l’exercice de la peinture, soulignant la priorité de l’intuition sur le concept ; et plus précisément d’une intuition qui s’appuie sur un savoir-faire particulier, soit une technique que la forme achevée n’absorbe pas tout entière mais qui se perpétue au-delà de celle-ci vers une nouvelle problématique que Bonnefoi rassemble sous le nom de « machines à voir », selon l’expression de Paulhan. Ce devenir-technique est une sorte de vis-à-vis de l’esquisse, une esquisse dans l’après coup de l’œuvre.
Ainsi, Bruno Pinchard nous entraîne dans les stratégies du secret de Dante, où se dévoilent des choses angéliques, ces choses qui ne sont dignes d’intérêt qu’en tant que mi-dites, en tant que partiellement méconnues, en tant que dévoilement pour autant que quelque chose demeure originairement caché – obscurités irréductibles inhérentes au féminin, au fait poétique, à ce qui échappe au dicible. Au fil de la lecture, se révèle la fonction de Béatrice dans la poétique dantesque : support de la figure infigurable qui, semblable à la lettre de Borges qui dissimule la virtualité d’une gigantesque bibliothèque, pourrait être mise en éclipse comme un battement de paupières ; une rencontre manquée donc, où le corps dont elle incarne le mystère lui échappe et jouit ailleurs, en ne laissant que l’incorporel d’un rire d’adieu, dernier signe de résistance à la lisibilité, d’intraduisible, d’un ombilic qui fasse rêver, où le sens ultime s’abolit.
Si l’homme n’a pas accès à la jouissance supplémentaire, c’est qu’il s’invite à tailler au Verre dans sa propre chair et que le tracé du premier dessin renferme l’insigne de toutes les œuvres futures. Telle est la position de Bernard Moninot qui rencontre un jour la figure élue sous les traits de La Mariée mise à nu…, dont il éclaire la nature en indiquant qu’il la glorifie, demeurant en elle, sans vraiment  la saisir : opaque, inassimilable, paradoxale, anamorphique, impénétrable, irréelle… et qui pourtant peut se briser en éclats.

Attention : Fragile ! comme dirait Jean-Luc Nancy dans le dernier article qui clôt Les Cahiers.

* Dina Germanos Besson, psychanalyste. Auteur de plusieurs articles et ouvrages dont La farce ou la condition humaine post-tragique : que nous apprend le Liban sur le lien social contemporain (PUM, 2019) ; Le Brouillon des sens, procédés et figures à l’épreuve de la psychanalyse (Langage, 2021) ; Bernard Moninot : Art, science et psychanalyse (L’Harmattan, 2021). Ses écrits traitent principalement du lien social, de l’art et de la littérature sous le prisme de la psychanalyse.

Infos pratiques> Fragile, Les Cahiers de l’Agart (dirs. Sylvie Turpin & Patricia Reufflet), n°3, 2022. Edition Obsidiane/Les cahiers de l’Agart, diffuseur Les Belles Lettres, 20€.

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