A l’occasion de sa nouvelle exposition intitulée Flux et reflux : la caverne d’Internet, qui s’ouvre ce week-end au centre d’art Le Lait d’Albi, nous mettons en ligne l’entretien accordé par Fred Forest à Cimaise (no 288). Rencontre avec l’un des instigateurs du Vidéo art (1967) et du Net art (1996), infatigable explorateur que l’on surnomme « Citizen Fred » ou le « pape » des médias et des réseaux.
Insaisissable Fred Forest… Artiste fécond, il crée depuis plus de trois décennies d’étonnantes oeuvres multimédias qu’il expose virtuellement sur le Net(1) mais aussi dans de nombreuses galeries à travers le monde. En 2007, la Slought Foundation de Philadelphie lui consacrait déjà une grande rétrospective, alors que la reconnaissance des institutions françaises tardait encore à venir. Autodidacte, il est titulaire d’un doctorat d’Etat de la Sorbonne et enseigne les sciences de l’information et de la communication. Toujours aux aguets, amoureux des concepts mais pratiquant avec constance le passage à l’acte, cet esprit juvénile est à l’origine de deux mouvements artistiques contemporains importants, l’art sociologique et l’esthétique de la communication. Vous avez dit bizarre ?
Charles Desjardins. – Qu’est-ce qui vous résume le mieux ?
Fred Forest. – Je suis d’abord et avant tout un artiste. J’ai mené beaucoup d’expérimentations. J’ai toujours été une sorte d’explorateur. Pour moi, les médias sont des moyens d’expression, de communication et de questionnement. Ce qui m’intéresse, c’est le sens. L’art, la démarche artistique, c’est la recherche de sens.
Quel est le rôle de l’artiste ?
L’artiste doit aller à l’essentiel. Il se préoccupe du fondamental.
Pour vous, enseigner et transmettre sont aussi deux grandes préoccupations…
Oui. Je suis aussi professeur en sciences de l’information et de la communication, ce qui permet d’être parfaitement autonome au plan économique vis-à-vis du marché de l’art. A l’université de Nice-Sophia Antipolis, j’ai animé pendant dix ans un séminaire public de renommée européenne sur l’art et les nouvelles technologies, auquel ont participé par exemple Paul Virilio, Pierre Lévy, Derryck de Kerckhove, Pierre Restany et bien d’autres. Je me suis également intéressé à l’enseignement de l’art2. J’essaie de combiner réflexion et action, la conception et la mise en pratique.
Mais vous êtes aussi un authentique théoricien !
Oui (sourire). En octobre 1974, avec Jean-Paul Thénot et Hervé Fischer, j’ai créé l’Art sociologique, qui a pour ambition de questionner de façon critique les rapports entre art et société en utilisant des outils comme les enquêtes ou les documentaires. Dès cette époque, nous voulions jeter un regard critique et contestataire sur les médias, lutter contre le conditionnement. Presque une décennie plus tard, en 1983, à Salerne (Italie), j’ai mis en place avec Mario Costa, professeur d’esthétique et de méthodologie de la critique, le Groupe international de recherche de l’esthétique de la communication. Objectif : montrer comment les nouvelles technologies de la communication modifient notre rapport au réel, au temps et à l’espace, en faisant appel à des notions telles que l’ubiquité, l’immédiateté, le temps réel, les réseaux, l’action à distance…
De quoi êtes-vous le plus fier ?
L’ensemble de mon œuvre, qui est toujours en cours de développement, a rejoint le patrimoine national au titre du dépôt légal en juillet 2005, sous forme de convention signée avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA)3. Je suis le seul artiste d’art contemporain français vivant à bénéficier d’un tel statut.
Vous vous êtes aussi illustré dans quelques belles batailles judiciaires contre les institutions… Pourquoi ?
Dans les années 1990, j’ai poursuivi le Centre Georges-Pompidou à cause du manque de transparence de sa politique d’acquisitions. J’ai obtenu gain de cause. Je continue mon combat pour que les décisions prises par les institutions culturelles à l’égard des artistes soient clairement motivées, basées sur des arguments précis. Je suis en révolte contre l’arbitraire et le favoritisme, en guerre contre l’establishment. C’est la raison pour laquelle on me qualifie souvent de « rebelle ». Je suis un « électron libre » et cette étiquette me convient parfaitement.
(1) www.fredforest.org et www.webnetmuseum.org
(2) Repenser l’art et son enseignement, L’Harmattan, 2000.
(3) www.fredforest.ina.fr
La machine à travailler le temps, 1998-1999, Centre culturel Landowski, Boulogne-Billancourt. Comme son nom l’indique, elle a pour objet d’initier une réflexion sur notre rapport au temps, en nous confrontant directement à lui, mais en nous permettant aussi, d’une façon interactive, d’agir sur son « ralentissement » ou au contraire son « accélération »… La machine est visualisable sur Internet et l’internaute peut agir sur son mouvement. www.fredforest.org/temps
The digital street corner, Fred Forest, 2005, Miami (Floride, Etats-Unis). Visualisation sur grand écran, cette oeuvre participative est un espace virtuel illimité, qui permet à des internautes du monde entier de se rencontrer, de partager, d’échanger et de communiquer. Pour Forest, la réalité dans ce monde n’existe que grâce à nous. www.fredforest.com
Images-mémoire, Fred Forest, 2005. Création participative en ligne réalisée en partenariat avec l'Institut national de l'audiovisuel (INA), l’installation multimédia in situ interactive Image-Mémoire souligne qu’Internet est un support de la mémoire électronique du monde, avec ses propres modalités d'archivage. www.fredforest.org/Ina
Rétrospective Fred Forest, en 2007, à la Slought Foundation de Philadelphie (Pennsylvanie, Etats-Unis). Fred Forest, en compagnie d’Osvaldo Romberg, le commissaire de la rétrospective qui lui a été consacrée du 3 février au 23 mars 2007. Fil conducteur : la démarche sociopolitique et critique développée par l’artiste depuis les années 70. Performance : un authentique Duchamp (Mariée mise à nu par ses célibataires, même) a été promené dans un caddie dans un supermarché de la ville. Puis l’oeuvre a été enfermée dans un coffre-fort scellé, seul objet que le public était invité à regarder. Pour Forest, la transformation des oeuvres d'art, « valeur de jouissance », en « valeur financière » est une des aliénations de notre époque. www.slought.org/content/11348/
La sentinelle du bout du monde, 2007, Ushuaia, Patagonie. Phare dressé en mer, au large d'Ushuaia, en Terre de feu, face à l'Antarctique, la sentinelle du bout du monde a été équipée par l’artiste pour lancer des signaux électroniques de détresse. But : alerter sur la destruction massive des espèces, le gaspillage des ressources naturelles, la pollution, la violence, le fanatisme, l'intégrisme, le terrorisme, la pauvreté… www.fredforest.org/ushuaia
Les cinq dates :
1933 > Naissance à Mascara (Algérie).
1958 > Première exposition.
1965 > Réalisation des premières vidéos Portaback Sony 1/2 pouce, noir et blanc.
1985 > Thèse de doctorat d'Etat à la Sorbonne.
1999 > Techno-mariage à la mairie d'Issy-les-Moulineaux.