Rina Banerjee à Paris – L’envie d’être là

Qu’il soit physique ou intellectuel, humain ou naturel, source de déracinement ou de liberté, le mouvement est au cœur de la réflexion de Rina Banerjee, actuellement l’invitée de la galerie Nathalie Obadia. Une quinzaine de sculptures, peintures sur bois et dessins grand format témoignent de l’univers atypique et foisonnant de l’artiste américaine, qui s’attache comme à son habitude à tisser du lien entre les cultures et les époques, à nous rappeler, aussi, combien il est important de rester curieux, de s’adonner à la contemplation pour mieux résister au rythme effréné imposé par le monde contemporain.

Rina Banerjee, photo S. Deman courtesy galerie Nathalie Obadia
Soldier: overseas and out of place his species seeded dead (…), Rina Banerjee, 2014.

Telle une sentinelle, il veille. Le buste bombé – qui épouse les formes d’une ancienne lanterne de cuivre ouvragé –, le sabre au repos dans son étui – une longue corne en acrylique –, le visage abrité derrière de fins barreaux métalliques – ceux d’une cage à oiseau –, ce guerrier insolite, posté à l’entrée de l’exposition prend peu à peu forme dans l’imaginaire de l’observateur, sans nul doute influencé par la lecture du titre de l’œuvre*. Long de plusieurs lignes, celui-ci évoque de fait un soldat et, pêle-mêle, le lointain, la mort, la blessure, le courage, la loyauté ou encore le foyer. Son interprétation appartient cependant à chacun, car si des textes, courtes histoires emplies de poésie, accompagnent systématiquement les sculptures, peintures et dessins de Rina Banerjee, loin d’elle l’intention de décrire quoi que ce soit : « Les mots ne peuvent tout simplement pas être dissociés du caractère visuel de la pièce, explique-t-elle. Ils font intrinsèquement partie de l’œuvre. C’est très important pour moi. Parfois, je commence à travailler avec plusieurs d’entre eux en tête, d’autres fois, ils surgissent ultérieurement. J’aime l’idée du lien, et c’est une des façons d’en créer. » Entre l’univers intellectuel de l’écriture et celui, concret, de ses compositions, donc ; entre l’artiste et le public, également : « Dans les films et les vidéos, le visuel et les mots sont réunis sans que l’on s’en rende vraiment compte, reprend-elle. C’est très différent lorsque vous appréhendez les mots comme ici : je pense inévitablement à ce que le regardeur pourra éprouver à leur lecture, jusqu’à me projeter à sa place puisque je suis moi-même amenée à lire mes propres écrits. Une situation qui oblige à une forme d’exigence supplémentaire du côté de l’artiste. »

Rina Banerjee
Same as before (…), acrylique sur panneau de bois, Rina Banerjee, 2015.

Pénétrant plus avant dans l’espace de la galerie, l’observateur se laisse mener par sa curiosité le long d’un circuit aléatoire, s’attardant d’un dessin fourmillant de détails à l’autre, appréhendant chaque sculpture sous les angles les plus différents dans l’espoir de n’en laisser échapper aucune subtilité. Si la figure humaine est centrale dans ses travaux picturaux, elle est formellement quasi-absente – si ce n’est un visage ici ou là – des pièces tridimensionnelles ; difficile cependant de résister à la tentation de nouer conversation avec ces objets et/ou créatures hybrides que l’on imagine volontiers s’animer. Ici, un dragon au plumage touffu surgit au travers d’un enchevêtrement orangé de ce qui pourrait tout aussi bien être des branchages que des coraux ; là, un dromadaire doré aux ailes transparentes et coiffé d’un œuf d’autruche emmène en voyage deux petits compagnons bleus, respectivement un éléphant et une girafe ! Plumes, coquillages, cornes – animales ou en plastique –, parapluies, branchages, tissus, flacons de verre, bijoux de pacotille, crânes d’animaux et autres têtes de poupées sont parmi les éléments récurrents d’un vocabulaire aussi singulier qu’éclectique de formes, couleurs et textures qui caractérise depuis toujours l’œuvre de Rina Banerjee.* Soldier : overseas and out of place his species seeded dead to grow as common place, bore beautiful flowers of wound, carnage discovered a resin sticky like sweat. He had courage and loyalty when everyone wept and came home emptied while we slept (2014).

« Partout où je vais, je récupère des choses et des objets qui m’interpellent, souvent du fait de la part de mystère qui en émane. Je considère comme nécessaire de me montrer curieuse envers eux : une fois en ma possession, et après un certain temps passé avec eux, leur langage me devient familier, ce qui me permet de les interroger plus avant. » Ce n’est qu’après avoir pris la pleine mesure de l’identité de chacun qu’elle envisage de les associer, d’élaborer une composition dont la cohérence fait basculer l’ensemble vers un statut d’œuvre. « C’est une forme de famille au sein de laquelle chaque objet et matériau conserve sa propre identité, tout en étant obligé de lier conversation avec son “entourage”. » Dans un monde qui n’a jamais été autant abreuvé d’objets manufacturés de toutes sortes, l’artiste invite par ailleurs, en insistant sur l’unicité de chacun de ceux retenus dans son travail, à amorcer une forme de ralentissement pour mieux « chérir des choses qui ont du sens », à se laisser aller à « la contemplation du contenu intellectuel, spirituel des objets que nous aimons ; parce qu’ils font partie intégrante de nos caractères individuels ».

« Le monde n’est que mouvement »

Rina Banerjee, photo S. Deman courtesy galerie Nathalie Obadia
Heredity in variation and reproduction, an extension of self in movement (…), Rina Banerjee, 2015.

Prendre le temps de ralentir, donc, au cœur d’un environnement où tout est mouvement, notion clé de l’exposition Human Traffic. Un titre à interpréter dans ses sens les plus divers, car si la notion de trafic humain peut renvoyer à des situations parmi les plus noires – esclavage, pauvreté, circulation forcée par la guerre –, elle évoque également chez l’artiste les voyages, source d’échanges et d’enrichissements culturels. « L’idée de migration n’est ni positive ni négative, elle renvoie juste à une réalité, à un constat. Nous bougeons. L’eau bouge, l’air bouge, même la planète bouge… Le monde n’est que mouvement », note-t-elle. Et Rina Banerjee d’évoquer, sa propre expérience lorsqu’à l’âge de trois ans, elle quitte Calcutta, en Inde, où elle est née en 1963, pour émigrer à Londres avec sa famille – son père est ingénieur nucléaire –, avant de rejoindre, quatre années plus tard, New York où elle vit toujours. « Cela a été traumatisant pour l’enfant que j’étais de quitter ainsi ma maison. Mais il fallait faire avec, et c’est sans commune mesure avec ce que peuvent vivre ceux qui fuient la guerre ou le terrorisme. Eux sont forcés de partir, tandis que d’autres n’ont aucune liberté de mouvement : il existe encore des esclaves à travers le monde, en majorité des enfants et des femmes. Il y a quelque chose de faussé dans notre organisation en tant qu’êtres humains… » Au-delà des contextes dramatiques qui peuvent entourer – ou empêcher – tel ou tel mouvement migratoire, l’artiste insiste sur le fait que « de manière générale, il est désagréable de penser à la migration, car nous aimons l’idée du foyer, le fait d’être installé quelque part. Or en réalité, non seulement il y a de plus en plus de moyens différents de circuler, mais nous sommes par définition des créatures en mouvement. Tout ce qui a fait notre civilisation est dû au fait que nous puissions bouger ! La notion de foyer, de “chez soi”, devrait être rattachée à la Terre entière et non réduite à une bâtisse, à un titre de propriété. »

Tout comme la hiérarchie que les hommes ont instauré entre eux, les conséquences des modes de fonctionnement capitalistes sur le vivre ensemble sont tout aussi mis à mal dans son analyse. « Nous sommes en train d’essayer de concevoir une façon plus équitable de profiter de la vie, mais cela reste difficile de partager, car nous ne sommes pas sûrs qu’il y aura assez… C’est une peur idiote, illogique, mais malheureusement répandue. » En nous invitant à circuler librement dans son univers multiculturel, coloré et foisonnant, Rina Banerjee participe à cette ouverture au monde et à l’autre nécessaire à notre survie. « Il y a tant de choses dont je m’inquiète, auxquelles je réfléchis ; l’art est une manière de partager et d’approfondir ces réflexions. » Et la plasticienne d’adopter un positionnement résolument optimiste en concluant : « L’une des choses agréables lorsqu’on est un artiste, c’est de croiser des gens qui sont attirés par l’art, sans raison aucune, juste parce qu’il ont envie d’être là. Il n’y a rien de plus idéaliste comme attitude ! »

 

Contacts

Human Traffic, jusqu’au 24 octobre à la Galerie Nathalie Obadia (Tibourg), 18, rue du Bourg Tibourg, 75004, Paris, France.
Tél. : 01 53 01 99 76 www.galerie-obadia.com.
A noter la publication par la galerie aux éditions Dilecta d’une très belle monographie assortie de textes signés Courtney J. Martin, Wangechi Mutu and Cédric Vincent. Le site de l’artiste.

Crédits photos

Image d’ouverture : Fury of the fringe, largely restless, faint and fragile at every start (…) © Rina Banerjee, photo S. Deman courtesy galerie Nathalie Obadia – Heredity in variation and reproduction, an extension of self in movement (…) © Rina Banerjee, photo S. Deman courtesy galerie Nathalie Obadia – Soldier: overseas and out of place his species seeded dead (…) © Rina Banerjee, photo S. Deman courtesy galerie Nathalie Obadia – Same as before (…), acrylique sur panneau de bois © Rina Banerjee