A l’occasion de sa première exposition en solo à la galerie Felli, Agnès Baillon poursuit son exploration de l’intime à travers une trentaine de personnages aussi déroutants qu’attachants. Après la résine, le bronze et quelques détours par la terre ou la porcelaine, l’artiste, sans renier la couleur, s’est laissée séduire par le papier mâché.
Au cœur d’un passage tranquille du 10e arrondissement de Paris, l’atelier d’Agnès Baillon est un lieu baigné de lumière, le havre paisible de plusieurs dizaines de figures sculptées, de tailles et matières variées. Sentinelles silencieuses et bienveillantes, perdues dans leurs pensées ou accrochant délibérément le regard, elles se dressent comme autant de témoins tranquilles de vingt années de démarche créatrice.
« Toute petite, je m’occupais déjà à faire des poupées. J’avais une vie intérieure assez forte et, ayant deux parents artistes (Claude, poète du verre et du vitrail, et Elisabeth, magicienne entremêlant broderie, encre et pinceaux), j’étais naturellement encouragée dans cette voie-là. » De son enfance et adolescence passées dans le Larzac, Agnès Baillon garde un souvenir de grande solitude – « nous habitions une vaste et vieille bâtisse isolée » – et de force positive, emmagasinée aux côtés d’un entourage engagé pendant dix ans dans une lutte non violente contre l’extension du camp militaire voisin. « Cela m’a marquée, car c’était un symbole, le centre de toutes les luttes : étaient réunis les antinucléaires, les non-violents, les féministes – ma mère était très féministe. Dix ans de lutte acharnée mais pacifiste ont fini par payer. Du coup, ça m’a donné une vision positive de la vie, qui me semble essentielle dans ma création et dans mes personnages. » En témoigne toute la douceur et la tendresse perceptibles dans son modelage, dans les traits et le regard de ces visages, dans la délicate translucidité des corps. Tout est ici affaire de nuances, de blanc comme de gris, et de subtiles superpositions. Car la peinture est pour elle aussi fondamentale que la sculpture. Peintre diplômée des Beaux-Arts de Paris en 1989, elle avait pour professeur Leonardo Cremonini, « une personnalité très forte, l’idée étant alors de me libérer de l’influence de mes parents. Mais, même si j’ai appris beaucoup de choses chez lui, notamment la rigueur et l’importance du travail sur le visible pour trouver son imaginaire, je n’avais pas envie de faire du “sous-Cremonini”… J’essayais de trouver quelque chose de personnel ». Un souhait qui finira par se réaliser à travers un thème inépuisable, celui du corps, et une discipline, la sculpture, mais sans pour autant renoncer à l’art pictural, au contraire, puisque ses œuvres sont toutes peintes. « La couleur dans les sculptures, la matière du corps et les transparences sont très importantes pour moi. »
Curieuse et avide de nouveauté, elle a travaillé diverses matières, s’attachant à certaines plus qu’à d’autres : il y a eu la résine, le bronze, la cire, la terre ou la faïence. « J’ai besoin d’une matière vivante, mais qui puisse aussi traverser le temps, permettre aux personnages de nous survivre malgré leur fragilité… J’aime bien essayer un peu tout. Une nouvelle matière, c’est passionnant, chacune a ses avantages, mais il faut du temps avant de ressentir une réelle satisfaction. » Cela fait un peu plus d’un an qu’elle a commencé d’apprivoiser le papier mâché. « J’apprécie de le manipuler, car c’est du modelage, ma principale manière de travailler, et qu’une fois que cela a durci, si je ne suis pas satisfaite, je peux recouper au cutter. » Vient ensuite l’application de la peinture, d’une patine qui sera frottée pour évoquer « comme une altération, émouvante, causée par le temps… Pour qu’on voie que le personnage a vécu ».Longtemps, Agnès Baillon est restée modeste quant à la taille accordée à ses sculptures. « Cremonini disait toujours que faire plus grand que grandeur nature c’était de l’art monumental et que cela impliquait l’absence d’intimité. Or, moi je fais quelque chose d’intime… Je pensais donc qu’il fallait rester dans des dimensions modestes. » Jusqu’au jour où elle a « une révélation », à l’occasion d’une exposition du sculpteur australien Ron Mueck*. « Le vertige que j’ai ressenti en présence de ses sculptures, si proches de nous et tellement imposantes, m’a convaincue que l’on pouvait trouver de l’intime dans ce qui est plus grand que grandeur nature. » C’est avec le papier mâché qu’elle entreprend de façonner des pièces de larges dimensions. L’une d’entre elles, de près de deux mètres de haut, est présentée à l’occasion de son exposition parisienne à la galerie Felli.
L’artiste aime aussi, cependant, ne travailler que le visage : « J’aime faire les têtes seules. Il ne s’agit pas d’un quelconque attrait pour les têtes coupées mais plutôt de quelque chose qui se rapproche de la notion de cadrage photographique. Quand je fais un groupe, les personnages sont également plus ou moins grands comme s’ils étaient cadrés différemment. » Images et photographies sont d’ailleurs parmi ses principales sources d’inspiration, largement liée à son insatiable observation du monde, dont elle fait de ses personnages les rapporteurs privilégiés. A la fois unis et uniques, ils « sont tous des êtres différents », chacun portant haut les couleurs de son individualité, si perceptible à travers le regard, souvent gris-bleu, qui les caractérise. « Le regard, c’est ce que je vais poser en premier, car s’il n’y avait pas de regard, il n’y aurait pas cette présence, essentielle dans mon travail. » Parallèlement, ils n’ont pas d’âge et leur sexe n’a aucune importance. Libérés au maximum de tout attribut anecdotique, ils sont pourtant incroyablement là, parmi nous, perturbant, interrogeant et, bien souvent, nous renvoyant à notre propre singularité. Fascinée par l’interaction qui semble inéluctablement lier ses sculptures à leur public, l’artiste aime se tenir à l’écoute des sentiments des uns et des autres. « C’est très impressionnant de constater combien les gens se projettent, touchant de voir comme ils se livrent et parlent d’eux-mêmes. » Tel est le pouvoir des œuvres d’Agnès Baillon, qui plongent leur regard au plus profond de l’autre, de nous-même.
* Organisée par la Fondation Cartier en 2006 à Paris.