Période fertile en mutations du corps et de l’esprit, l’enfance occupe une place privilégiée au sein de l’œuvre de Sofie Muller. A travers des sculptures et des dessins d’une bouleversante justesse, l’artiste flamande poursuit son exploration des notions de passage et de métamorphose inhérentes à la condition humaine. Rencontre.
C’était en septembre 2010, à la fondation Francès à Senlis, la matinée touchait à sa fin. L’exposition Trauma s’ouvrait avec l’attente de Tristan, un enfant au regard effacé, assis sur une table d’auscultation. Tel un séisme, l’œuvre fissurait toutes les défenses du visiteur. Sans plus attendre, s’immisçait jusqu’au tréfonds de son être pour terminer sa course irrémédiablement collée à sa rétine. Les pièces suivantes ne démentaient rien et, sur le chemin du retour, une idée s’imposait : faire la connaissance de l’artiste. Deux ans plus tard, le train de Paris file vers Anvers. La galerie Geukens & De Vil y présente des œuvres récentes. Au centre de l’espace, cinq pupitres bien alignés dont les deux plus éloignés sont noirs. Le troisième, lui, ne l’est qu’à moitié comme si le souffle embrasé d’un dragon n’avait pu l’étreindre tout entier. Assise devant le suivant, totalement épargné, Clarisse laisse pendre ses jambes au-dessus du sol. Les plis de ses vêtements conservent le souvenir de l’agitation de la cour de récréation. Sur le bureau, un amas de cendre. Les mains en suspens de la petite fille marquent l’emplacement de sa tête, invisible, consumée. A quelques mètres, Jonas est épinglé au mur blanc par le col. Le jeune garçon en costume sombre et chaussures cirées garde la tête baissée et les paupières closes. Les enfants de Sofie Muller n’ont rien perdu de leur puissance et de leur beauté mais demeurent tourmentés par eux-mêmes ou par les autres. Le temps de l’innocence est passé. Chacune des œuvres de l’artiste flamande est un coup de poing à l’estomac, un remarquable condensé d’émotion, de justesse et d’esthétique.
Née en 1974 près de Gand, Sofie Muller grandit entourée d’objets anciens. Les membres de sa famille sont antiquaires de père en fils depuis plusieurs générations. Très jeune, elle dessine, sculpte aussi, de manière très réaliste les choses qu’elle observe. « Mon oncle était professeur à l’académie des Beaux-Arts d’Anvers. Ma mère voulait faire des études d’art. Pour moi, devenir artiste était une évidence. » Bien que suivant une scolarité tout ce qu’il y a de plus normale, l’enfant est souvent seule, enfermée dans son monde. A l’adolescence, la pression exercée par l’école et l’exigence d’excellence de ses parents pèsent sur Sofie qui intériorise ses sentiments. Sous une apparente tranquillité – la jeune fille a d’excellentes notes et pratique de nombreux sports parmi lesquels l’escrime et le judo –, elle est en proie à une sourde angoisse, la peur de ne pas être à la hauteur. Créer lui permet d’affronter le quotidien, d’échapper à l’inquiétude. Si son père caresse un temps l’espoir de la voir embrasser une carrière médicale, il ne fait aucune difficulté quand, à la fin de ses études secondaires, elle annonce vouloir entrer aux Beaux-Arts : « Mes parents pensaient que ce cursus me mènerait à la restauration et ensuite à reprendre leur activité d’antiquaires. » Destin qui sera finalement celui d’un de ses frères.
A 18 ans, Sofie rejoint donc Anvers et sa prestigieuse école. L’enseignement y est très académique, la discipline rigoureuse. Inscrite en section peinture, elle suit notamment les cours de Fred Bervoets. Copies de chefs-d’œuvre, dessins d’après modèle vivant, aucun exercice n’est épargné aux élèves, aussi contraignant ou exigeant soit-il. L’étudiante s’y plie de bonne grâce. L’heure n’est pas encore à la création mais à l’apprentissage. « Posséder cette base classique, qui aujourd’hui encore est profondément ancrée en moi, m’a permis de développer une grande liberté. Offerte trop tôt, cette dernière peut perdre. » Il faut de la maturité pour être libre. Sofie n’est aux Beaux-Arts que depuis peu quand elle découvre, lors d’un séjour en Hollande, des toiles de Marlène Dumas. « Une vraie émotion, très profonde », déclare celle qui, quelques années plus tard, décidera de réaliser à son tour une série de portraits d’enfants. Un travail de fin d’études qu’elle précise « influencé » par l’œuvre de son aînée. Un hommage en somme.
Désormais diplômée, Sofie Muller décide d’une part de transmettre son savoir et d’autre part de parfaire ses connaissances. Elle partage son temps entre l’académie des Beaux-Arts de Gand, où elle enseigne la peinture, et les cours de graphisme et de sculpture qu’elle suit, sans oublier les heures passer à aider ses parents au magasin d’antiquités. Un emploi du temps serré qui ne lui laisse aucune marge pour créer. « A cette époque, je ne produis rien. Entourée d’artistes, j’ai envie de suivre le mouvement. » Une seule solution : se dépêcher d’en finir avec tous ces cours. En 2002, elle obtient l’équivalent de deux masters en sculpture et en graphisme et lors de l’exposition de fin d’année, fait la connaissance d’une galeriste de Gand, Hermine De Buck, qui découvre quelques-unes de ses œuvres, notamment de petites sculptures en plâtre ou en aluminium. Avec elles, Sofie Muller aborde le thème de la transformation, du masculin vers le féminin. Attentive au monde, elle fait de l’actualité une source d’inspiration. « J’ai lu des articles sur la féminisation de la nature. Ils expliquaient, entre autres, que certains animaux sont en train de devenir hermaphrodites ». Les sculptures, elles, ne représentent ni bête à poils, ni bêtes à plumes, mais des êtres humains en proie à une interrogation sur leur genre.
Et le sang jaillit
Hermine De Buck est convaincue. Elle propose immédiatement à la jeune artiste une exposition personnelle. Désormais, la principale préoccupation de Sofie est de se concentrer sur son œuvre. Elle ne donne plus que des cours du soir qui lui assurent un atelier et prépare ardemment son premier solo show, seXes, pour lequel elle a décidé de creuser le thème qui a tant plu à la galeriste gantoise. Une nouvelle série de sculptures sort de l’atelier dont Janus, venu illustrer la dualité de chaque être. Des collages mélangent visages et corps, attitudes et sourires. Dans cette galerie de monstres, certains personnages possèdent jusqu’à quatre bras. Ce qui aurait pu faire sourire, effraie. « L’homme est toujours au centre de ma réflexion : son intimité, ses transformations physiques et mentales », précise l’artiste qui souligne aussi combien l’Occident n’a que peut cultivé l’harmonie entre le corps et l’esprit. Beaucoup d’œuvres naissent pour mettre en évidence cet être humain en pleine mutation. La rencontre d’un chirurgien spécialisé dans le changement de sexe ne fait que creuser le sillon. Génétique et science du scalpel change l’homme pour le meilleur et pour le pire.
En 2005, des yeux naissent sur les galets, des corps de plâtres peints apparaissent sans tête, sans bras. C’est aussi l’année de naissance de Shemale (bronze polychrome, non pas peint mais coloré par des acides). L’enfant au visage et à la coiffure de petite fille tient son sexe de petit garçon dans une main. L’artiste passe sans cesse en un balancement métronomique de la situation de la chair à l’état mental de l’être. Des causes extérieures du changement aux raisons intérieures de ce dernier. L’année suivante, des portraits de céramique montrent une humanité transformée, pathétique et inquiétante. Elle côtoie des cabinets de curiosités pleins de protubérances agrémentées de seins, qui poussent aussi sur des tableaux. Tout se féminise. Une réflexion qui trouve son paroxysme avec The Closet (2007), une petite pièce aux murs couverts de mamelons et accueillant un bidet en céramique blanche duquel jaillit du sang. « C’était la première fois que j’en utilisais et il appartenait à un bœuf ! », précise l’artiste qui expose depuis 2006 à la galerie Geukens & De Vil.
L’œuvre est la première d’une longue série pour laquelle Sofie Muller décide cette fois de prélever le sien. Eve dessine des ronds avec, Jesse en perd, les roses sont rouges de lui comme les lèvres et les cerises. Symbole de vie et de mort, passage de l’enfance à l’âge adulte, si le sang évoque la femme, il est aussi une signature génétique, un marqueur d’identité, pour l’artiste qui désormais rehausse sa signature d’un papillon, héraut de la métamorphose. Elle aussi devient autre. Elle met au monde une petite fille, Anna. Une sculpture porte son nom. Dans la pièce, si de nombreuses mains pendent à un fil accroché à un ballon rouge, une seule tient la main de l’enfant qui pose avec précaution un de ses pieds menus devant l’autre. Sérieuse, elle observe attentivement le sol sur lequel courent des motifs bleus de fleurs qui grimpent sur son tibia, sa robe et son chapeau. Révélant à l’enfant qu’elle fait partie d’un grand tout.
Naît également Alice, visiblement une aînée dont la pâleur immaculée souligne son caractère irréel, sa nature profonde, le souvenir. Dos tourné vers le visiteur, elle est au coin. Un coin de verre translucide épousé par la tête qui l’occupe. Elle se fond en lui et ainsi laisse transparaître son angoisse. Alice est la seule pièce qui a bénéficié d’une étude. « C’est l’exception qui confirme la règle. Mes dessins et mes sculptures ont la même importance, demandent la même attention. Je me porte vers l’un ou l’autre médium en fonction des périodes », précise celle pour laquelle dessiner n’est pas forcément plus spontané que sculpter.
L’humanité révélée
Les esquisses de travail ne sont jamais montrées. Elles sont tenues au secret dans un petit livre que Sofie Muller conserve dans son sac. L’artiste écrit beaucoup et jette aussi nombre d’idées sur le grand tableau vert de son atelier sans pour autant négliger l’utilisation de Post-it ! Pour rendre hommage à sa grand-mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle a un temps quitté l’enfance et s’est penchée sur cette autre période d’intenses bouleversements, la vieillesse. Assise sur une balançoire, Elza se tient immobile, suspendue dans l’espace comme dans ses souvenirs.
A la galerie Geukens & De Vil, les mains se tendent à travers le mur. Seuls témoin de l’être auquel elles appartiennent. Un enfant, sans aucun doute, qui porte la marque d’une règle imprimée sur ses doigts. Sofie Muller pose non loin de Brandt. L’artiste est paisible, douce et déterminée. Son œuvre lui ressemble à la fois réfléchie et choc. Dans la pièce d’à côté, des dessins laissent percevoir une autre nuance de son art. Réalisés avec la fumée d’une bougie, ils témoignent de l’infinie patience de la plasticienne qui laisse cette matière éthérée se fixer sur le papier couche après couche pour permettre l’apparition de personnages aux contours flous mais à la présence certaine. Ils se dressent là, pleins de leur humanité et de leurs contradictions. Comme nous tous. The rest is silence, comme Shakespeare l’a si bien écrit dans la dernière scène d’Hamlet.