Née en 1963 à Calcutta, en Inde, puis élevée en Angleterre et aux Etats-Unis où elle vit aujourd’hui, Rina Banerjee puise dans ses origines et son parcours, comme dans son observation aiguisée du monde, les arguments développés par ses travaux éclectiques. Le musée national des arts asiatiques Guimet présente actuellement à Paris plusieurs de ses œuvres récentes, lors d’une exposition qui permet à la fois d’appréhender sa démarche singulière et de mettre en exergue une conversation inédite et intemporelle initiée avec les pièces archéologiques abritées par l’institution.
« Ma mère m’avait expliqué que mon prénom était spécial car peu commun en Inde – où il s’écrit différemment. J’en avais conclu que j’étais libre d’être ce que je voulais. » Rina Banerjee décide dès son plus jeune âge d’être curieuse de tout, de tous, et à jamais avide de découvertes et de rencontres. Grandir à l’étranger est par ailleurs une expérience « étrange » : « Dans les années 1960, il y avait peu d’Indiens dans les pays occidentaux, expliquait l’artiste en juin dernier au magazine américain Artforum. Mes parents se définissaient comme citoyens du monde. Ils imaginaient peut-être un futur que nous commençons tout juste à entrevoir. » Pour l’artiste, « le patrimoine culturel est quelque chose qui prend source dans le concept du “chez soi”. (…) L’endroit où vous vivez influence ce que vous êtes. Je suis une Indienne non-résidente qui vit à New York et il m’apparaît essentiel de s’interroger sur ce que cela signifie. » Un besoin de questionner sans cesse qui est sans doute à l’origine de l’orientation scientifique suivie dans un premier temps par la jeune femme. « Mon intérêt pour la science participait en fait à cette conscience d’autres mondes, qui coexistent avec le nôtre mais que nous ne pouvons ni pénétrer ni connaître. Le ciel, les étoiles et le sol contiennent tellement plus de choses que nous le pensons. » Ce n’est qu’à l’issue d’études d’ingénieur chimiste que Rina Banerjee décide, en 1993, de se diriger vers l’art. De ces années passées à l’université Case Western Reserve (Ohio), elle conserve une méticulosité et une rigueur toutes particulières qu’elle met au service de son ambition artistique : « Réduire les fossés entre les cultures, les communautés ou les lieux de vie. »
Coquillages, perles et plumes, crânes et ossements d’animaux, fils et étoffes, ombrelles fanées ou meubles anciens, ampoules et flacons de verre… La liste est longue des matériaux, textures et objets utilisés par la plasticienne pour élaborer ses sculptures et installations à l’exubérance joyeuse et poétique. D’innombrables éléments qui sont comme autant d’objets « trouvés » aux quatre coins du monde, illustrant les notions de voyage, de nouveauté et de découverte sur lesquelles elle s’appuie : « L’observation de ce qui nous est peu familier nous force à reconsidérer, à éprouver notre mobilité, et constitue un élément essentiel du processus de croissance nécessaire à une maturation finale. J’importe cette idée dans mon travail et dans l’art, par la concentration d’objets couplés à un langage visuel des matières, considérant le monde dans sa pluralité et dans son ensemble. »
A la manière des archéologues, anthropologues et autres explorateurs ayant rapporté de leurs expéditions les pièces qui peuplent le musée des arts asiatiques, Rina Banerjee vient proposer ses propres trouvailles, témoins d’une civilisation à découvrir. L’ordre du monde n’a chez elle plus cours, car en perpétuelle mutation. « Je m’intéresse à toutes les mythologies, tous les récits qui parlent à la culture contemporaine et continuent de la façonner autour d’eux comme autant de graines d’où germent la fleur et le fruit. Nous vivons dans un monde contemporain, conscient des autres. (…) Je ne cherche pas tant à suivre une culture plus qu’une autre, ni les seules mythologies des contes de fées, mais plutôt le dialogue qui peut s’initier si nous les libérons de nos croyances. »
C’est de ce type de dialogue fécond et insolite dont les murs chargés d’histoire et de spiritualité du musée Guimet se font l’écho lors de l’exposition Chimère de l’Inde et de l’Occident consacrée à l’artiste new-yorkaise. « L’exposition explore la production culturelle de multiples façons, précise-t-elle. Je suis enthousiasmée par l’art des anciens Tibétains, habitants de l’Himalaya et Indiens, comme je suis obsédée par les nuages des peintures chinoises et tibétaines, par leur représentation de mondes mystérieux dans lesquels évoluent des créatures étranges et des personnages engageant des batailles ou vacillant au cours de terribles tragédies. »
Le visiteur pénètre tout d’abord dans une vaste et lumineuse pièce dédiée à la statuaire cambodgienne et à l’art khmer du Ve au Xe siècle. En son centre, suspendu à quelques dizaines de centimètres du sol, flotte un joli petit palais aux parois tendues de plastique rose et dont l’architecture – à défaut de la couleur ! – évoque immanquablement le Taj Mahal. A l’intérieur, également en lévitation, « trône » un siège en bois richement et finement ciselé. Surplombé d’une cascade de boules de papier et de verre, qui se déversent telle une offrande, il protège un globe terrestre en pierres et marbres colorés. Take me, take me, take me… to the Palace of love (2003) est le titre de cette installation qui tranche avec la simplicité majestueuse des statues environnantes et inaugure le récit dont Rina Banerjee nous invite a suivre le fil à travers le musée. Abordant des thèmes empruntés pêle-mêle à la mythologie et aux contes de fée, à l’ethnologie et aux religions, au post-colonialisme et à la mondialisation, la plasticienne distille quelques clés énigmatiques au cœur des intitulés de ses œuvres, souvent plus proches de l’historiette que du titre.
Le parcours, fléché, se poursuit à l’étage. Sur un mur du palier, un grand dessin (Blood line, 2010) met en scène trois personnages qui semblent tournoyer en une forme de danse macabre. Au-dessus d’eux, plane un monstre vert à la silhouette anthropomorphe et aux pieds munis de serres qui agrippent un filet. « Dans mes dessins, des arbres rouges poussent à l’envers et portent des fruits sombres, des bêtes à plusieurs têtes marchent ou nagent (plutôt que volent) dans le ciel, déversant des fruits comme des larmes. » A quelques pas, faisant face à un imposant Bodhisattva chinois du Ve siècle, un autre filet pend dans l’espace, accroché à une vieille chaise dégarnie – elle-même surmontée d’une ombrelle chinoise tout aussi mal en point ! –. Des plumes, des coquillages et des ampoules y sont accrochés. Au sol, un petit tas de terre et de sable d’où émergent trois figurines – un cochon, un serpent et un singe – complète l’installation (The promise of self rule […], 2008).
La visite continue dans la magnifique salle appelée la Rotonde des Arts graphiques, pièce circulaire et à colonnes aux murs couverts de rayonnages de livres anciens réunis là en son temps par Emile Guimet. Plusieurs vitrines mettent en exergue des gouaches sur papier de petit format, datant du 18e siècle et illustrant des scènes féminines de la vie quotidienne. C’est le décor choisi par Rina Banerjee pour y présenter deux de ses sculptures dont Elle s’amenuise, elle glisse, elle sourit à la lisière du jardin, (2007) : abritée sous un globe de verre, une sorte de serpent à tête d’alligator est recouvert de coquillages et de dentelle. Au milieu de la pièce, un fauteuil brodé de paillettes rose ; du dossier s’élance une protubérance rappelant une trompe d’éléphant. Cette seconde sculpture s’intitule Upon civilizing home an absurd and foreign fruit grew ripened […], 2010. « J’adore cette œuvre, confie l’artiste. Le fauteuil symbolise le pouvoir ; il en émerge une excroissance bizarre, comme s’il donnait naissance à Ganesh, dieu hindou à tête d’éléphant. Cela représente la forme de violence impliquée dans toute transformation. Et le tout prend un sens particulier quand on sait qu’une bibliothèque est un lieu de conservation et de contrôle du savoir, un lieu où l’on trouve des représentation de l’autre. »
Au sortir de la salle, d’autres œuvres attirent le regard, disséminées parmi les saris richement tissés et brochés d’or ou d’argent, et les lourds bijoux indiens du 19e siècle. Dans la longue pièce, dédiée aux bronzes et cuivres népalais, le visiteur se laisse surprendre en souriant par un étonnant personnage aux allures de ballerine improbable. Vêtue de tulle rouge, sa tête évoque celle d’une souris, puis celle d’un bélier, elle porte un anneau dans le nez, son buste est recouvert des coquillages devenus familiers. « Elle comporte aussi des cornes de bisons noirs d’Amérique et des calebasses kenyanes. Cette œuvre contient des références à l’Occident comme à l’Orient. » Un peu plus loin, comme déposées là en présent à la divinité représentée par le masque népalais du 16e siècle accroché au mur, deux sculptures intitulées Bone flower. De l’une émane une lumière bleutée, de l’autre un halo vert.
Une volée de marches mène à un dragon plus sympathique qu’inquiétant (The world as burnt fruit […], 2009), au ramage de plumes et de verre. Bien calé entre ses longues mâchoires, un globe terrestre semble attendre son sort. Revient alors à l’esprit l’image de cette mappemonde aperçue en début de parcours à l’intérieur du petit palais rose. Un sentiment d’harmonieuse évidence s’impose doucement. « Mon art prend sa forme en agrégeant des parapluie chinois mis en scène conjointement à des instruments de musique africains, des meubles anciens, des produits naturels, d’autres artisanaux ou manufacturés, des souvenirs ethnographiques, des ornements sacrés ou des objets quotidiens mêlant industrie de la mode à celle du tourisme, des monuments architecturaux, l’absurde et le sérieux pour forcer une sortie soudaine du rire. Tout ceci alimenterait le flux de toutes les rivières créant un delta culturel riche qui, de sa magie, provoquerait le grand saut acrobatique en la foi humaine. » Et le visiteur, conquis, de s’éloigner plongé dans des rêveries emplies de nouveaux espoirs humanistes.