Carrure de lutteur gréco-romain, barbe éternellement naissante, Robert Keramsi séduit immédiatement par la franchise du regard, une sensibilité à fleur de peau, et une spontanéité qui exclut tout discours pontifiant. Ce sculpteur de quarante ans aux traits d’adolescent, fruit de l’amour d’un père marocain et d’une mère anglaise – lui-même père de trois enfants –, n’en possède pas moins une maturité qui lui permet de collaborer, en parfaite symbiose, avec un peintre pourtant presque deux fois plus âgé que lui, Alain Bergeon ; en effet, les deux complices occupent pour deux mois la base sous-marine de Bordeaux. Depuis la Seconde Guerre mondiale, cette gigantesque cathédrale païenne en béton pointe avec orgueil une nef à onze branches, onze bassins d’eau, purgatoire obligé des U-boat allemands devant s’y faire réparer avant de repartir semer la terreur dans les océans. Revanche de l’histoire, devenue monument de mémoire autant qu’espace culturel, la lugubre base, aujourd’hui bordée d’une école de cirque et d’un Mac Do, offre depuis le 7 mai ses entrailles glaciales en écrin à une exposition consacrée au corps humain, une exhibition aux belles façons de dérive souterraine dans l’édifice du souvenir.
Des bulles hors du monde
Le jour du vernissage, près de mille cinq cents personnes ont fait fi de toute sombre réminiscence pour assister au corps à corps de ces deux artistes croisant des sensibilités que l’on ne peut accuser de sacrifier aux modes du temps. Soutenu par la municipalité dont le discours inaugural a été prononcé par le maire adjoint Dominique Ducassou, ce duo peu conformiste dans les représentations sans artifice de la chair, a bénéficié du savoir-faire de Danièle Martinez, directrice des lieux, qui en a réglé la chorégraphie en sous-sol. Requiem de Fauré en toile de fond, tentures noires aux murs, pinceaux de lumière vive subtilement braqués sur les œuvres, confèrent aux vastes salles l’aspect d’un chapelet de bulles hors du monde, parcours émouvant dans la recherche de l’intime. Le spectateur, passé l’instinctif réflexe de surprise face aux premières sculptures dont la matière brute peut surprendre, se laisse vite emporter par la fougue de Robert Keramsi qui balaie toutes les réticences. Vient alors le moment de la découverte, où, calme et apaisé, le visiteur sillonne l’exposition en compagnie de près d’une centaine de golems en ciment qui observent, solitaires, en famille ou en groupe, et sans la moindre gêne, un complet veston et des lunettes noires qui traversent de manière inopinée une plage de nudistes.
« Je refuse les effets de style et les caricatures. Je sculpte des corps qui sentent la sueur et l’amour, pas le parfum. » Avec son style direct tournant le dos aux beautés de façade et aux pudeurs calculées, Robert Keramsi insuffle élégance et noblesse à ses personnages aux formes amplifiées, déformées au profit de l’expression. Son esthétique du paroxysme exprime avec simplicité l’érotisme et la mort et touche l’âme en suscitant les interrogations existentielles de l’être humain. Il autorise l’imagination à jouer sa partie : des corps debout sans mouvement, parfois gros, parfois maigres, qui regardent en face. « Ce n’est pas moi qui dis, ce sont les spectateurs qui se racontent. Au cœur de mes sculptures, je mets le désir, l’envie. Les gens, face à eux-mêmes, se sentent troublés. C’est ce trouble qui m’intéresse. »
« La justesse est l’endroit où il n’y a pas de mots »
Un trouble à rapprocher de celui qu’il ressent lorsque, à 23 ans, le jeune homme se retrouve à modeler de l’argile, il ne sait plus comment, mais, en l’espace d’une heure, il a fait trois-quatre petits modelages d’après des pochettes de disques, dont une de Miles Davis. Une révélation. Bien sûr, il sait dessiner mais il n’y prend aucun plaisir : « ça ne venait pas de l’intérieur, je copiais. Avec ces modelages, j’ai tout de suite su…Mon envie profonde de la chair a tout emporté sur son passage. »
Alors projectionniste à Paris, Robert Keramsi emmène de la cire dans les cabines de projection. Il commence à modeler des hommes de petite taille, des personnes âgées. « Quand le hasard amène une présence, je me laisse guider. Je n’ai pas appris l’anatomie, je l’ai enregistrée par le regard, l’observation. » L’artiste passe ensuite à la filasse et au ciment prompt du maçon, matériaux qui lui permettent de saisir instantanément l’expression. « Je veux donner quelque chose de vrai et de juste, car la justesse est le croisement de toutes les émotions, l’endroit où il n’y a pas de mots, là où il n’y a rien, là où il y a tout. »
Robert Keramsi, qui est tout sauf un adepte des demi-mesures, n’a pas hésité à se jeter à corps perdu dans sa passion, s’ouvrant une route de sculpteur avec une magnifique indifférence aux goûts de l’heure, entraînant sa famille à partager les vicissitudes de la vie d’artiste. Aujourd’hui, installé à Libourne, l’artiste rêve de trouver en Italie, en Espagne, en Grèce ou ailleurs, des friches industrielles, des espaces interactifs propices aux voyages intérieurs qui accueilleraient son exposition. Et bien qu’il ait envie de faire une pause, de s’amuser, de réaliser un film d’animation, il est prêt à sculpter cinquante à cent nouveaux personnages pour cette prochaine installation et, s’il le faut, se résigner « à ne pas avoir le temps de faire des choses qui ne servent à rien. »