Après le centre d’art Wiels de Bruxelles, le Musée Madre de Naples et le Baltic Center de Gateshead, au Royaume-Uni, l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne est la quatrième étape d’une exceptionnelle et inédite exposition rétrospective dédiée au travail de l’Allemand Thomas Bayrle, l’un des pionniers du Pop art occidental, de l’art sériel, de l’Op art et des nouveaux médias. All-in-One (Tout-en-un) en est l’intitulé qui évoque aussi bien le panorama dressé de cinquante ans de création que l’essence même de la démarche de l’artiste, qui n’a eu de cesse de travailler sur l’imbrication des notions d’entités individuelle et collective, de « micro » et de « macro », à travers des thèmes récurrents tels la société de consommation, la propagande politique, la sexualité ou encore la religion. Des premières machines cinétiques jusqu’à une installation réalisée spécifiquement pour l’IAC, en passant par des collages, peintures, papiers peints, films, sculptures et diverses productions et publications graphiques, les quelque 200 œuvres présentées témoignent par ailleurs du goût inaltérable de cet artiste, aujourd’hui âgé de 76 ans, pour l’expérimentation formelle comme technique.
« Thomas Bayrle est l’un des plus grands fabricateurs d’images que je connaisse », confiait Nathalie Ergino, la directrice de l’IAC de Villeurbanne, le 20 mars dernier à quelques heures du vernissage de la première grande exposition monographique de l’artiste en France. « Cinquante années de travail sont ici réunies. Je suis en quelque sorte un dinosaure », répliquait l’intéressé dans un sourire. Une pointe d’humour caractéristique de l’homme comme de nombre de ses œuvres, résolument de leur temps. « S’il ne faut pas rire de tout, je pense qu’il ne doit pas être interdit de rire, parfois », aime préciser celui pour lequel la question de l’engagement ne s’est jamais vraiment posée : « En tant qu’artiste européen de l’après-guerre, et plus précisément allemand, je n’avais pas le choix. Notre histoire nous obligeait à être critique. Nous avions eu de graves problèmes et il fallait y faire face. »
Thomas Bayrle est né à Berlin en novembre 1937. Il y passe ses trois premières années avant de déménager à la campagne avec sa mère et ses deux frères, pour se mettre à l’abri des bombardements visant la capitale allemande. Mobilisé dès 1939, son père, le peintre, sculpteur et graveur Alf Bayrle*, sera fait prisonnier au début du conflit mondial ; il ne rentrera auprès des siens qu’en 1948. « Pendant la guerre, nous nous sommes installés à Oberndorf, un tout petit village de la Hesse situé au nord-est de Francfort – une centaine de personnes seulement y vivait. Il n’y avait qu’une école, avec trois classes, et j’avais davantage l’impression de jouer à l’école que d’y aller ! Tout y était très primitif, dans le meilleur sens du terme, et en même temps, c’était très fort, très solide, cela a beaucoup influencé ma réalité sociale… Et puis, c’était magnifique de pouvoir s’allonger dans les prés, écouter le bruit des animaux, de la nature. » Thomas Bayrle se souvient aussi avoir été marqué par le fait d’appartenir à une famille protestante, la seule au milieu d’un village catholique. « J’aimais me glisser dans l’église, en particulier lors des chaudes journées d’été. Il y avait toujours un groupe de vieilles femmes assises là, égrenant leurs rosaires. C’est un souvenir vivace, pour moi aussi important que celui de mon expérience de tisseur quelques années plus tard. Tous deux ont eu une influence notable et durable sur mon travail. »
Au sortir du lycée, le jeune homme ambitionne en effet de devenir ingénieur textile. Et c’est dans cette intention qu’il part, à 18 ans, se former dans une usine de tissage – à Göppingen, près de Stuttgart. « Il pouvait y avoir des centaines d’ouvriers alentour, chacun était seul avec sa machine, tellement son bruit incroyable nous coupait du monde. Personnellement, j’ai appris à l’approcher, à l’apprivoiser plutôt qu’à la combattre – car je sentais que cela aurait été une bataille perdue d’avance. » Gagné par le rythme entêtant de l’engin, Thomas Bayrle se laisse plus d’une fois aller à la rêverie : « J’oserais même parler de délire, car, parfois, je pouvais l’entendre chanter ! Je m’imaginais dans une ville immense, quadrillée de rues rectilignes formées par les centaines de fils imbriqués les uns autres. Un autre jour, chaque fil m’évoquait un être humain, le tissu, lui, représentant le collectif, une forme de société finalement, qui différait selon le motif et, donc, la façon dont les fils s’enchevêtraient. » Ces métaphores constitueront bientôt l’une des bases visuelles et philosophiques d’une œuvre encore en gestation. Lorsqu’il quitte l’usine en 1958, c’est pour rejoindre les bancs de l’Ecole d’ingénieurs de Reutlingen – toujours dans la région de Stuttgart. « Mais à l’époque, ce type d’établissement n’enseignait que la technologie. Cela me manquait de ne pouvoir “visualiser” les choses. »
La fascination exercée par la Chine
Renonçant à devenir un « pur ingénieur », Thomas Bayrle choisit alors de se réorienter vers une école d’arts appliqués, celle d’Offenbach – qui le rapproche de Francfort, où sa famille est installée depuis 1953 et où lui-même vit toujours aujourd’hui au côté de sa femme, la réalisatrice Helke Bayrle. « J’y ai appris beaucoup de techniques, notamment liées à la gravure et à l’impression, des données pratiques, concrètes. » Tout juste diplômé en 1961, il fonde avec son ami et condisciple Bernhard Jäger une petite maison d’édition, au sein de laquelle ils fabriquent eux-mêmes et publient des livres d’artistes, des lithographies, des affiches et des portfolios. L’aventure de Gulliver Press se poursuit jusqu’en 1966. Parallèlement, Thomas Bayrle réalise ses premières peintures cinétiques, qu’il appelle « machines comme des théâtres », constituées de figurines en bois colorées à la main et s’animant sous l’action d’un petit moteur relié à un interrupteur. Trois d’entre elles sont présentées dans le cadre de l’exposition All-in-One. « Mon travail a commencé en 1964 par ces pièces. Elles évoquent des personnages et des événements populaires : ici Le Tour de France, un match de football et Mao. » Le mur voisin est tapissé d’un papier peint au motif récurrent : trois Asiatiques ont dans les mains un livre rouge ; autour d’eux, des paniers remplis de ce qui ressemble à des pommes de terre, marron et bleues. L’œuvre s’intitule Potato counters (1968-2014). « L’idée m’est venue à la lecture d’un magazine chinois qui montrait des scientifiques travaillant sur des pommes de terre, suite à l’initiative prise par Mao d’en importer lors du Grand Bond en avant (1958-1960), afin ne plus être dépendant uniquement du riz. » L’artiste ne cache pas l’attrait qu’a exercé sur lui la Chine communiste – et, plus tard, la culture et l’histoire chinoise dans leur ensemble. « J’ai même été tenté d’entrer au Parti communiste d’Allemagne/Marxistes-léninistes (NDLR : né d’une scission maoïste du Parti communiste allemand en 1968), mais ils n’ont pas voulu de moi : ils m’ont considéré comme réactionnaire car, sur une affiche, j’avais dessiné des personnages vêtus de costumes rouge, mais portant une cravate ! » A la fascination, se mêle rapidement la critique vis à vis de « cette uniformité de masse » émanant de l’Empire du Milieu. « Je crois en la culture dite de masse, mais également en l’individualisme, précise-t-il. Tout est question d’individualité, d’unicité : rien n’est identique à autre chose dans la nature et en même temps, tout est lié, interconnecté. C’est d’ailleurs ce qui fait sa beauté. Mais le communisme ne l’a pas accepté. Le fascisme non plus. » La sérialité reste pour lui un principe essentiel et vital.
La Guerre froide fait rage, l’Allemagne divisée en deux en est à la fois l’un des symboles et enjeux. Thomas Bayrle aborde avec son travail aussi bien les caractéristiques – et travers – du capitalisme que ceux du communisme et interroge par leur biais les relations entre les hommes, les mécanismes de la communication et de la production d’images dans le monde qui est le sien. Economie, développement industriel, mais aussi architecture, sexualité ou encore religion sont parmi les thèmes tour à tour explorés. L’artiste s’intéresse par ailleurs à la pensée développée au sein de l’Institut de Recherche sociale de Francfort – plus connu sous le nom d’Ecole de Francfort– , dont la théorie critique confronte philosophie, histoire et sociologie aux enseignements du marxisme comme de la psychanalyse. Une expérience de quelques années – entre 1968 et 1972 – en tant que graphiste dans l’univers de la publicité – dont il détournera bientôt les codes – aura elle aussi une influence certaine sur son appréhension du monde. « J’ai travaillé pour la pub pendant trois ans. Trois ans dans un bureau, à faire des compromis le jour, tandis que je faisais de l’art engagé la nuit… On a eu beaucoup de succès ; j’aurais pu devenir riche ! Mais un beau jour, j’ai tout arrêté : je ne supportais plus, tout simplement. La bêtise du monde, de la nécessité, m’a frappé d’un coup. »
Dès lors, Thomas Bayrle se concentre exclusivement sur sa démarche artistique, qu’il continue de nourrir d’une observation attentive et critique de son époque, tout en développant un langage visuel singulier basé sur la répétition du motif, unité figurative ou abstraite, jusqu’à constituer une « superforme ». Le détail et le tout, le micro et le macro ne quitteront plus ses préoccupations formelles. Sa curiosité naturelle pour la technologie allant de pair avec son goût pour l’expérimentation, il n’aura de cesse d’élargir une palette technique allant de l’impression sur du caoutchouc, afin de pouvoir déformer les traits du dessin, à l’élaboration d’un logiciel de distorsion d’image à l’aide d’un des premiers ordinateurs Atari des années 1980. « J’ai toujours abordé l’ordinateur de manière très naïve : il s’agissait pour moi d’une machine, au même titre qu’une presse ou qu’un métier à tisser. D’ailleurs, lorsque je travaillais sur mes premiers logiciels, j’avais souvent à l’esprit le métier Jacquard sur lequel j’avais été formé trente ans plus tôt : il fonctionnait avec des cartes perforées, système précurseur de la programmation informatique ! » Des recherches qu’il partage pendant de longues années – 1975 et 2002 – avec ses étudiants de la Städelschule de Francfort. « J’adorais enseigner. Je leur apportais sans doute quelque chose, mais l’échange fonctionnait dans les deux sens : j’ai appris énormément d’eux. »
Le principe d’incertitude
Sculptures, collages, peintures, films, sérigraphies, installations, etc. L’exposition proposée par l’IAC témoigne admirablement bien de la variété des directions prises par Thomas Bayrle au fil de son exploration. L’avant-dernière salle bruisse de sons étranges et cadencés, mélange de voix humaines et de cliquetis mécaniques. Ils émanent de Rosaire, Rosary et Prega per noi, trois œuvres constituées de pièces empruntées respectivement à un moteur de 2CV, des essuie-glaces Galaxy – marque Ford – et un moteur de moto Guzzi – présentées initialement, avec une quinzaine d’autres, lors de l’édition 2012 de la Documenta de Cassel. « Le son répétitif de la machine et celui des rosaires entendus dans mon enfance s’étaient rejoints très tôt dans mon esprit… Mais il m’a fallu près de 40 ans pour que je m’autorise à les traduire dans une œuvre. Je voulais éviter toute forme de blasphème ou de moquerie. Ces moteurs sont pour moi comme des cathédrales miniatures, des architectures magnifiques. Ils deviennent, en quelque sorte, des machines à prières, égrenées en différentes langues selon l’origine des pièces mécaniques. »
Une mise en question constante a accompagné la progression – « non pas linéaire, mais sémantique » – de l’œuvre de Thomas Bayrle, par définition ouverte à une infinité de combinaisons. « Je n’ai jamais eu de totale certitude en tant qu’artiste. Je n’en ai toujours pas d’ailleurs… », conclut-il simplement.
* Alf Bayrle (1900-1982) est notamment connu pour avoir accompagné l’ethnologue allemand Leo Frobenius, dont il a illustré les travaux lors d’expéditions en Afrique dans les années 1930. Auparavant, il a vécu une dizaine d’années à Paris, où il côtoyait entre autres Colette, André Derain ou encore Maurice Ravel.