Dans le cadre d’un vaste projet de redynamisation économique et culturelle d’Aubusson incluant, notamment, celui de positionner de nouveau la tapisserie dans le domaine de l’art contemporain, un appel à la création a été lancé en 2010 auprès de jeunes artistes. Sur 338 propositions de maquettes reçues, trois ont été retenues et transposées sur leurs métiers par des artisans lissiers de la ville et de ses environs. Le Grand Prix de cette première édition a été attribué à Nicolas Buffe pour Peau de Licorne, pièce spectaculaire en laine et soie, tissée par l’atelier Patrick Guillot ; la tête, les sabots et le bout de la queue sont en porcelaine et ont été fabriqués par le Centre de recherche sur le feu et la terre (Craft) de Limoges. L’œuvre a été acquise par le Musée de la tapisserie d’Aubusson, au même titre que Blink # 0, un triptyque de Benjamin Hochart réalisé par la manufacture Pinton, et Paysage paradoxal : la rivière au bord de l’eau, imaginé par Olivier Nottellet et tissé par l’atelier Bernard Battu.

L’heure venue, tous convergent vers une grande salle au centre de laquelle se dresse un imposant métier à tisser. Une tapisserie y est soigneusement enroulée, qui attend patiemment d’en être libérée. Sur la droite, occupant tout un pan de mur, le Paysage paradoxal : la rivière au bord de l’eau d’Olivier Nottellet – troisième prix du concours – déploie les formes et lignes abstraites d’un lieu mystérieux et lumineux. Trois teintes dominent : le noir, le blanc et le bleu. « C’est incroyable tant la justesse de l’interprétation de Bernard Battu – le lissier en charge de la réalisation de l’œuvre – est forte, confiait l’artiste deux semaines plus tôt, lors de la première présentation publique de son travail. La correspondance avec le dessin est parfaite, mais enrichie par une technique autre. » De manière générale, le plasticien aime s’appuyer sur le noir et le blanc « pour travailler l’impact visuel de la forme, tout en entretenant le paradoxe d’une lecture complexe ». Le sens multiple de ses dessins, travaillés au départ à l’encre de Chine, associé à « l’enchevêtrement, inextricable parfois, qui lie mémoire, représentation, évocation, persistance rétinienne », est au cœur de sa démarche.
Sur le mur voisin, une pièce de tissu dissimule pour quelques instants encore l’œuvre de Benjamin Hochart. « Je n’ai pas d’appréhension, affirme-t-il. J’ai hâte. » Lui aussi a apprécié le travail à plusieurs mains : « Je me suis très bien entendu avec le cartonnier – chargé d’agrandir la maquette réalisée par l’artiste à l’échelle de la tapisserie à naître –. J’ai vraiment eu cette impression d’être un écrivain et lui un traducteur. » Le drap doucement glisse pour enfin révéler les détails de la première partie de Blink # 0, un triptyque modulable « conçu pour être accroché de différentes façons – au sol ou au mur et dans leurs quatre sens – selon l’espace environnant. Toujours penser à un dessin dirigé vers la structure d’accueil ou, en tout cas, qui prend en compte l’espace, est une idée très présente dans mon travail ». Inspirée d’une page de couverture conçue l’année dernière pour le numéro 3 de Roven, revue dédiée au dessin contemporain, cette nouvelle œuvre est le fruit d’une méthode de travail particulière, dite « dodécaphonique », qu’il a mise au point il y a quatre ans : tout dessin débute d’un point précis de la feuille à partir duquel il va s’étendre grâce à une sélection d’outils (stylos, crayons, feutres, marqueurs, encres, etc.), qui seront utilisés tour à tour et suivant un ordre immuable. Debout, l’artiste se laisse la liberté de circuler autour de la feuille mais aussi « dans le dessin, comme dans un espace, un labyrinthe ou un paysage. Mes dessins peuvent d’ailleurs être regardés comme des cartes mentales(2). »
La petite foule se disperse, d’aucuns rejoignent l’espace où sont servis des rafraîchissements, d’autres préfèrent flâner encore d’une œuvre à l’autre. Devant Blink # 0, Benjamin Hochart est en grande conversation avec trois des lissiers qui ont participé à sa création. Parmi eux, une femme fait part de son appréhension initiale : « Pour moi, c’était une première et au début, j’ai eu peur de ne pas savoir traduire le message de l’artiste, d’autant que la toile est très abstraite. A l’arrivée, je suis très fière ! » L’artiste, lui, ne tarit pas d’éloges : « Je vois ce que vous avez fait, ce qui n’est plus dans le dessin, ce que vous avez dû apporter. Et j’en suis très heureux. » Le tissage des deux autres pièces du triptyque doit s’échelonner jusqu’en décembre.
Un deuxième appel à projet a d’ores et déjà été lancé sur le thème « La tapisserie à l’ère du mouvement ». Quinze artistes ont été retenus. Les noms des trois lauréats de cette édition 2011 seront annoncés d’ici à la fin du mois de novembre.
(1) La tombée de métier est la phase finale de l’exécution d’une tapisserie lors de laquelle on coupe les fils de chaîne afin de pouvoir découvrir l’ouvrage dans son ensemble et sur son endroit, le tissage, ici en basse lisse, étant exécuté sur l’envers.
(2) Propos recueillis par Joana Neves pour la revue Roven en mars 2010.