Il est de bon ton aujourd’hui d’être blasé. De revenir de Venise et de sa 54e Biennale d’art contemporain le regard en berne et de déclarer de manière péremptoire que cette édition est décevante. N’écoutant que leur courage, et bien décidées à en découvrir le meilleur, deux journalistes d’ArtsHebdo|Médias se sont jetées à corps perdu dans les ruelles et les vaporettos ! Début d’une série d’articles.
La chasse aux trésors commence au petit matin quand le train de nuit laisse échapper lentement une horde de voyageurs aux yeux cernés. La main se pose sur le battant de la porte, pousse et saisit fermement la poignée d’une valise. Une volée de marches à ne pas manquer, et le Grand Canal se laisse admirer. L’œil aux aguets photographie le moindre détail. Venise est pour quelques mois au centre du monde de l’art contemporain. La Sérénissime a ouvert palais, églises et jardins aux créateurs de toute la planète. Avec 89 représentations nationales et 37 événements parallèles, la 54e édition de sa Biennale d’art est celle des records. Pas un quartier n’a échappé à la tentation. La ville ne possède aucun angle mort. Partout des portes ouvertes et des kakémonos aux couleurs de la manifestation incitent le passant à la découverte, à l’extase, peut-être. On sent bien que les ILLUMInations (nom choisi pour la Biennale 2011)promises jouent de natures différentes. Signes de fête ou appels à la lumière intérieur, elles visent à offrir le bonheur simple d’une joie partagée ou l’expérience plus intime et secrète d’une élévation de l’âme. Une belle manière d’affirmer le caractère protéiforme de l’art et de ses raisons.
Les pavés glissants ne dissuadent personne, les vendeurs de « cirés » en plastique se frottent les mains et les touristes transformés en épouvantails jaunes préfèrent le ridicule à la bronchite ! La pluie tombe sans retenue. Il est 10 heures, les portes de l’ensemble des lieux d’art de la ville s’ouvrent. L’ambition : atteindre par voie de terre l’Arsenal, cœur avec les Giardini de la Biennale. Débute alors un cabotage inhabituel tant le nombre d’expositions est élevé et l’envie de se laisser porter à son comble. Piazza San Marco, le palazzo Correr accueille de grands formats signés Huang Kehua. Si l’automne dernier à Paris, le photographe chinois s’amusait des reflets de l’eau et des fleurs de lotus, là, il habille les murs du palais de somptueux clichés, en noir et blanc, pris en montagne. Reliefs neigeux et nuages moutonneux sont saisis en une composition quasi abstraite aux vertus apaisantes (jusqu’au 28 août).
L’averse redouble, les portes de l’église San Lio sont tout près. A l’intérieur, le silence pèse, les visiteurs médusés fixent les deux grands écrans installés de chaque côté de l’autel. Deux supplices se déroulent. Un homme se balance à un gibet, mort. Le bec frénétique d’un corbeau s’attaque à son visage. Lech Majewski n’en est pas à son coup d’essai. Déjà présent à la 52e Biennale de Venise avec Blood of a poet, l’artiste et cinéaste polonais, installé aux Etats-Unis depuis 1981, présente Bruegel suite, inspirée du Portement de croix du peintre flamand qui relate un épisode de persécution d’hérétiques au XVIe siècle en Flandre. Cette œuvre numérique, qui a nécessité trois ans de travail et l’utilisation de technologies avancées comme la 3D, est un savant mélange de dessin et de scènes interprétées par des acteurs. Le message se veut contemporain : aujourd’hui encore des tortures sont infligées au nom de la religion. Un discours d’autant mieux entendu qu’il est diffusé dans un lieu de culte. [[double-v200:1,2]]
Non loin, la Fondation Musée Pino Pascali – du nom de l’artiste décédé, vainqueur du prix pour la sculpture à la Biennale de 1968 – montre des œuvres de sa collection et d’autres présentées par Intramoenia Extra Art, organisateur d’expositions dans les châteaux et palais des Pouilles, dans le sud de l’Italie (jusqu’au 7 août). Au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce aux murs de pierre, une tête de poisson tranchée est négligemment posée sur une chaise. Etrange vision que cet espadon privé de corps. Le regard plongé dans les eaux vénitiennes, le visiteur s’interroge sur cette présence incongrue et quelque peu dérangeante. Giampaolo Bertozzi et Stefano Dal Monte Casoni ont fait connaissance à l’Instituto d’Arte per la Ceramica de Faenza, dans le nord du pays. Les deux artistes maîtrisent à la perfection l’art de la céramique et autres techniques industrielles comme la fonte d’aluminium, qu’ils mettent au service d’une œuvre hyperréaliste. En bons illusionnistes, ils se jouent de l’observateur. Du palazzo Pino Pascali au palais Fesch, il n’y a qu’une bordée de milles marins. Prochainement invités au musée des Beaux-Arts d’Ajaccio (du 30 juin au 4 octobre), ils proposeront au public corse une Réflexion sur la mort. A l’étage, six tableaux noirs serrés les uns contre les autres occupent un pan entier de mur. Devant eux, des socles noirs surmontés chacun d’une petite vitrine scellée. A l’intérieur, de belles craies blanches exposées comme des reliques. Au centre, deux casques. Une fois les écouteurs sur les oreilles, monte le crissement caractéristique qui emplissait les classes d’antan. D’aucuns en auront la chair de poule, d’autres la larme à l’œil. L’Italien Giampiero Milella aime les objets oubliés, abandonnés, mis au rebut. Vieux équipements, boîtes, canettes, boulons et autres pièces de métal servent une œuvre à la douce poésie. L’artiste toujours en quête de sens fait renaître des mondes engloutis dans les limbes de notre mémoire. La Voce delle lavagne, une réminiscence parfaite ! Dans la pièce d’à côté, une vidéo de Bill Viola et une sculpture d’Iginio Iurilli. La première nous oblige à un attention redoublée tant les personnages sont lents à se mouvoir. La seconde, faux hérisson d’émail et de bois, pique notre curiosité ! L’heure tourne et l’Arsenal est encore loin. Il nous faut presser le pas. Tout près du palais des Doges, un écran géant invite les passants à jouer grâce à leur smartphone à une sorte de bataille navale, les vaisseaux sont les pavillons nationaux qu’il ne faut pas couler… mais visiter ! La pluie chasse les quelques badauds. A l’Arsenal, il n’y a pas foule. Avant d’entrer dans le premier bâtiment, il est recommandé de respirer à fond : l’immense enfilade de salles et ses myriades d’œuvres ne laissent que peu de place à la respiration. 1. 2. 3. C’est parti ! Suspendu tel un squelette de baleine au muséum d’histoire naturelle, celui de caoutchouc et de bois d’un monstre signé Nicholas Hlobo est la star de ce début de parcours. L’artiste dont l’œuvre est représentée parmi les pièces de la collection de François Pinault, exposées actuellement au palazzo Grassi, à l’autre bout de la ville, est connu pour ses créations fantasmagoriques inspirées du folklore de son pays, l’Afrique du Sud. Celle-ci a trouvé acquéreur dès le vernissage de la manifestation. Plus sobre, l’installation du Suisse Fabian Marti s’impose. Composée d’éléments rectangulaires de toutes les hauteurs, elle ressemble à un jeu de construction pour géant. Posés ici et là, des céramiques noires et blanches sont reliées entre elles par une cordelette. Cette architecture massive cache une entrée quasi invisible par laquelle les plus curieux se glissent. A l’intérieur, une vidéo diffuse des images de plein air. Au programme palmiers et ciel bleu !A suivre, deux pièces mettent en valeur le noir et le néon : d’une part Hivewise de Navid Nuur et d’autre part, The National Apavilion of Then and Now d’Haroon Mirza. La première s’admire de l’extérieur. Une armature de serre ou de tente, partiellement endommagée et bâchée, abrite une colonie de tubes fluorescents pour la plupart flottant en son centre. A ce stade de la visite, il faut préciser qu’aucune explication n’est fournie au visiteur en dehors du nom de l’œuvre et de celui de son créateur. Il faut donc s’en remettre à ses sensations. Lesquelles, admettons-le, ne sont pas toujours suffisantes pour apprécier au mieux toutes les découvertes. Contre-exemple : celle d’Haroon Mirza qui propose une expérience sensorielle qui n’attend pas le discours pour séduire. Passé l’entrée du polygone blanc, vous êtes plongé dans une obscurité profonde, un son vous enveloppe et monte en puissance. Peu à peu un anneau de lumière apparaît en guise de voûte céleste donnant à voir la structure en volume des murs et les personnes présentes dans l’installation. Les mouvements du son et de la lumière vont crescendo jusqu’à saturation. Puis, d’un coup, tout cesse. Les ténèbres reprennent leurs droits. L’inquiétude sourde.
Au fond de la Corderie, une pièce monumentale intrigue. De loin, pas de doute, il s’agit de L’Enlèvement des Sabines de Giambologna, œuvre de la Renaissance installée habituellement plazza de la Signoria à Florence. La présence d’une telle sculpture de marbre en ces lieux interroge. Forcément, un détail échappe. En face d’elle, un homme a perdu la tête, détachée de son corps par la consomption d’une mèche. A quelques mètres, une chaise fond doucement. L’esprit relie les trois œuvres. Le regard se porte de nouveau vers l’antique rapt et cherche la flamme. A bien y regarder, l’œil découvre de nombreuses trainées de cire. Et chacun de s’incliner devant la performance d’Urs Fischer. Le titre livre le secret : Ars brevis, vita longa. « L’art est court, la vie est longue », prévient l’artiste en détournant un aphorisme d’Hippocrate qui enseigne l’inverse : Ars longa, vita brevis et de poursuivre « l’opportunité rapide, l’expérimentation faillible, le jugement difficile ». Une telle lucidité dans ce temple de l’art contemporain ne peut qu’enthousiasmer. Eloge de l’éphémère, cette œuvre aurait pu tout aussi bien se nommer « Petit traité de philosophie ». Chapeau l’artiste !
Sur le mur, chacun des panneaux aux couleurs chaudes et chatoyantes porte le dessin d’un épi de blé né de l’application d’eau de javel sur des laies de soie. Spica, épi en français, est l’étoile la plus lumineuse de la constellation de la Vierge. Si Giulia Piscitelli aime la symbolique et le conceptuel, elle n’en oublie pas pour autant l’esthétique. Attention, l’œuvre possède onze morceaux de tissu, tous de la même taille et installés à la même hauteur. Chaque détail a son importance. L’observateur doit s’appliquer à résoudre l’énigme ou passer son chemin. L’attend non loin l’œuvre qui a reçu le « Lion d’or du meilleur artiste » : The Clock de Christian Marclay. Présentée pour la première fois à la White Cube gallery de Londres en 2010, cette vidéo, constituée de plusieurs milliers d’extraits de films, dure 24 heures et doit être synchronisée avec l’heure de l’endroit où elle est projetée. Un principe simple mais d’une efficacité redoutable. Ce succèdent alors à l’écran des scènes entrecoupées de plans fixes, qui montrent tout ce que la Terre compte de systèmes donnant l’heure : horloges murales, de cheminée ou de gare, montres à gousset ou de poignée, réveils mécaniques ou électroniques, même Big Ben est de la partie ! Toutes sortes de gens, et parmi les plus célèbres, se posent la question de l’heure. On croise Robert Redford, Bette Davis, Orson Welles, Clark Gable ou encore Joan Crawford. Véritable encyclopédie du cinéma, l’œuvre de Marclay rend hommage au 7e art et explore le temps. Un marathon auquel il est possible d’assister même au-delà des heures d’ouverture. Mais attention, il faut s’inscrire.
Le pas s’accélère, les œuvres se succèdent. Notons au passage les installations 15 Steps to The Virgin de Monica Bonvicini, Elevator from the Subcontinent de Gigi Scaria et Plan B d’Ayse Erkmen. Dans une pièce obscure, The Black Arch de Shadia et Raja Alem stoppe net toute velléité de poursuivre son chemin. Au sol, des centaines de boules miroitantes sont disposées en cercle, autour d’un cube en équilibre sur un de ses coins, et se reflètent sur trois des faces de ce dernier. Représentantes de l’Arabie Saoudite pour sa première participation à la Biennale, les deux sœurs, l’une plasticienne et l’autre écrivain, ont eu à cœur de présenter une œuvre dont la beauté n’a d’égale que la symbolique. Elles ont grandi à La Mecque dans une famille qui, depuis des générations, accueille et guide les pèlerins dans la ville sainte la plus sacrée de l’islam. « Le noir y était omniprésent, les silhouettes des femmes saoudiennes, le brocard noir de la Kaaba et la Pierre noire », précise Raja. Rondes sont les billes qui entourent cette « Kaaba » futuriste, rondes comme les cailloux que les croyants doivent ramasser à Muzdalifah, troisième halte de leur pèlerinage. Jeu d’ombre et de lumière, reflet à la fois de temps anciens et du présent, symbole de déplacement mental et physique, The Black Arch est un des trésors de la manifestation.
A peine le temps de reprendre sa respiration, que l’apparition de onze sculptures monumentales vous coupent le souffle. Ces pièces de ciment et d’argile évoquent la fin d’une civilisation, comme autant d’éléments d’architecture abandonnés, détruits par le poids des siècles ou frappés par l’Apocalypse ! Et le visiteur d’errer sans but dans cette cité perdue. Adrián Villar Rojas exposera à la rentrée à Paris, dans le jardin des Tuileries, une pièce qui s’inscrira dans la continuité du travail présenté à Venise. Nourri de littérature contemporaine, de culture classique et grunge, de science-fiction et de BD, l’artiste argentin s’interroge sur ce qui demeurera après la fin du monde. Souhaitons lui qu’il reste au moins The Murderer of your Heritage ! Avant d’entrer dans le dernier pavillon à explorer, un petit tour au jardin où attend la baleine échouée de Loris Gréaud. Dans son Pavillon Gepetto, l’artiste français explore le mythe du « ventre de la baleine », de la Bible jusqu’à Pinocchio. La sculpture longue de 17 mètres a été placée à l’entrée du canal de l’Arsenal. Une porte installée sur son ventre permet d’accéder à l’intérieur. Elle est fermée. Le pavillon italien est, quant à lui, plein comme un œuf. A l’occasion du 150e anniversaire de l’unification du pays, 200 artistes ont été conviés à y exposer. Des caisses en bois portent le nom des œuvres et de leurs créateurs. Un joyeux bazar qui incite à la déambulation. Appareil photo au repos, carnet et stylo rangés. Il est l’heure de regarder pour le plaisir.
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