Deux journalistes d’ArtsThree ont parcouru la foire parisienne. Elles ne se sont pas quittées, ont vu les mêmes choses, mais à quoi ont-elles réagi ? Ont-elles réellement visité la même manifestation…
Version 1
Nouveau nom, nouveau mentor, nouveau concept, Art Paris+Guests, la foire du presque printemps parisien, s’annonçait en fanfare. A la sortie l’impression était mitigée. Si notre persistance rétinienne s’amusait à balancer en vrac les œuvres remarquables croisées au gré de notre pérégrination de trois heures, mais déjà connues et reconnues (les photos de Kenna accrochées par la galerie Camera Obscura, les Pinocchio de Dine exposés par la galerie Templon ou un tondo d’Alechinsky proposé par la galerie Lelong), elle n’arrivait pas à chasser le sentiment gênant d’une foire brouillon et sans grand éclat superbement matérialisé par le palmier calciné (Black Palm) de Douglas White dressé à l’entrée du Grand Palais. Mais oublions vite le général pour ne relater que ce qui attirait des regards amusés, intrigués, étonnés ou intéressés. D’entrée de jeu, le passage par le chenil oppressant d’Oleg Kulik pouvait faire croire à une foire « ultra » contemporaine, pleine de vidéo, de performances toujours à la limite du terrain de jeu sociologique, des prises de conscience, toute esthétique joyeusement jetée aux oubliettes. De chaque côté d’un couloir obscur des cages accueillent de petits écrans sur lesquels l’artiste singe le chien. Une vieille habitude chez celui qui était apparu nu au bout d’une laisse lors d’une performance et dont les photos avaient fait scandale à la Fiac 2008 au point d’être saisies par la police. Mais revenons donc à Dog Hotel : le poulailler-chenil de l’Ukrainien. Une fois les yeux adaptés à l’obscurité, ils subissent la fascination de ce jeu sans grande imagination mais suffisamment réaliste pour que le spectre des animaux abandonnés fasse son apparition, accompagné par des aboiements insistants. Au fil des grillages, on pense aussi aux poules en batterie, au saumon nourri à la farine et pourquoi pas aux phoques massacrés sur la banquise. On dérive. Celui qui déclarait à Rue89 en janvier 2009 : « Je n’ai jamais été un homme. Etre un homme exige l’exclusion de tout ce qui est non humain, que ce soit animal ou divin », prévient à l’entrée de son étrange hôtel : « Le monde civilisé, obsédé par la technologie, n’est pas nécessairement meilleur que n’importe quel asile misérable pour chiens. » Dont acte. La lumière éblouit. Une femme glousse en parlant de « son » artiste… personne n’en saura plus et c’est peut-être aussi bien ainsi.
Nous avons décidé de faire une visite systématique en partant par la gauche et en prenant bien soin de n’oublier personne. Après nous être arrêtées devant la sculpture gonflable en Nylon, Beetle (scarabée), de Max Streicher, une autre drôle de bête nous fait de l’œil. Ce yeti rose, tout droit sorti d’un manga, tient compagnie à un être hybride et sautillant. L’artiste qui se cache sous un masque de panda intergalactique est la moitié du tandem japonais Tokyo Kamen. Composé de deux créateurs issus du monde de la mode, cette entité artistique se promène de foire en foire, depuis 2006, pour apprivoiser les collectionneurs et le public. Chaque animal est une création unique fabriquée à la main et partie intégrante d’un grand tout intitulé L’Arche de Noé & passagers. En revêtant une tête de nounours, son propriétaire peut espérer accompagner un futur Noé dans sa croisière pendant le déluge… Si l’œuvre est amusante, le message, lui, est un peu fantaisiste. Pas grave, on peut aussi se contenter de la bonne humeur qui règne autour de ce projet. Tokyo Kamen sera de nouveau à Paris en octobre accueilli par Acte2galerie.
Un dernier signe de la main à notre « homme panda » avant de replonger dans les allées remplies de gens à la mine entendue, au regard lointain et à la mise impeccable. Un maraîcher fait son apparition ! Il distribue des fruits et des légumes. Une femme veut lui en acheter mais repart bredouille. Une performance qui nous échappe… Une caméra cachée peut-être ? Au fond du stand, une silhouette chapeautée, bras tendu vers nulle part attire le regard. D’un noir uniforme, elle est creuse. Tendue vers l’invisible, elle rejoue une scène dont on pressent l’intensité et que l’on reconnaît sans pour autant pouvoir en dire plus. Brigitte Zieger travaille avec notre mémoire. L’artiste choisit, sur des photographies emblématiques des grands moments de l’histoire contemporaine, un personnage et le matérialise. Ici, le rassemblement du 21 octobre 1967 contre la guerre du Vietnam à Arlington, Etats-Unis : une femme tend une fleur à un policier. Que dit cette image ? Que cache-t-elle ? La sculpture nous renvoie à tout ce que cette dernière ne montre pas : l’enfer d’une guerre à des milliers de kilomètres de la Virginie. Une réflexion qui remet en cause les symboles d’une actualité galopante qui figent l’histoire et la réduisent parfois à un cliché. Le travail de Brigitte Zieger est défendu avec fougue par la galerie Odile Ouizeman.
« Mais il tourne », a-t-on envie de dire, en pensant au génie de Galilée comme si tous les éléments circulaires en mouvement sur eux-mêmes renvoyaient inexorablement à la révolution de la Terre. Le Cercle Jaune de Manuel Merida est un sablier des temps modernes. Lentement la sculpture de bois et de verre (100 cm de diamètre) tourne, libérant par minces filets ou par pans entiers le pigment couleur citron qu’elle abrite. Un peu plus loin, c’est une discrète petite pièce qui attire le regard et l’âme des adultes qui n’ont pas oublié l’émerveillement ressenti face à un objet qui prend vie. Une tête à double face, trois paires de bras et seulement une de jambes. Sur le torse, la peau découpée laisse entrevoir l’intérieur de la créature : « Nullus est deus nisi ad imaginem hominis » (Il n’y a de dieu qu’à l’image de l’homme) y est-il inscrit. Johan Muyle poursuit un travail débuté il y a plus de 20 ans. Ses sculptures d’assemblage animées évoquent les automates d’antan et l’univers de Méliès. « Ces dernières œuvres posent un regard critique singulier, poétiquement distancié sur la condition humaine, la radicalisation des religions, la disparition des utopies collectives et sur l’actualité », nous expliquera un peu plus tard son site Internet (www.johanmuyle.com).
C’est la fête à L’Atelier 21. Cette galerie de Casablanca, qui expose pour la première fois à Paris, vient présenter le travail de sept artistes marocains. Parmi eux, le peintre et sculpteur Yamou qui discute avec les invités à moins d’un mètre d’une de ses créations très entourée : œuf. Cette chaise parée de tampons Gex accueille sur son siège un homme debout criblé de clous comme un cactus d’épines, tenant dans ses mains de petits œufs dont on ne sait rien. L’artiste qui sur la toile se voue au règne végétal (entrelacs de lianes, de tiges, des pistils, des graines, des corolles, des fruits…) introduit ici un homme qui pique… la curiosité du visiteur !
Un petit coup d’œil aux toiles de Chéri Samba dans l’espace réservé aux artistes contemporains d’Afrique, une visite aux enfants fantômes de céramique blanche de Kim Simonsson exposés par la gallery Heino, un long moment sur le stand de la galerie Ditesheim (Neuchâtel, Suisse) pour admirer les huiles sur toile d’Irving Petlin (qui répondent au roman Les Anneaux de Saturne de W.G. Sebald) et il est l’heure de quitter les lieux. Dommage que sur le chemin qui mène vers la sortie, une photo plus digne d’un sex-shop que d’une foire d’art et une galerie de femmes dans des positions lascives sur fond de peinture rose ne fassent basculer mon humeur, toute aux joies de la découverte, dans l’ennui. Marie-Laure Desjardins
Version 2
« Artparis devient ARTPARIS +GUESTS, un salon de projets », nous dit l’accroche du dossier de presse. Cette année, la foire d’art contemporain parisienne veut se différencier et éviter la banale succession de stands de galeries (113 pour cette édition), en proposant « plusieurs projets artistiques, spécialement conçus et réalisés en rapport direct et très exclusif avec les galeries participantes » – quid des artistes ? Dès l’entrée, nous sommes face à l’un d’eux : « L’Appartement du collectionneur », sorte de loft éphémère mais « idéal » situé à Saint-Germain des Prés (sic), comprenant salon, salle à manger et grande chambre avec un lit en forme de ring de boxe, où dormit jadis Karl Lagerfeld, face à Iceberg and palm trees de Mark Dion, énorme ours polaire en peluche qui semble faire mine de vouloir prendre son bain dans une grande caisse en aluminium, mais qui, plus sérieusement, évoque la domination des échanges commerciaux sur toutes choses…
Laissant derrière nous cette vision somme toute prétentieuse et parisienne de l’art contemporain, nous atteignons la deuxième plate-forme « Visions », née de l’idée d’un cabinet de curiosités, où l’artiste Max Streicher présente un monumental scarabée gonflable de 10 mètres de haut en Nylon. On s’amuse volontiers de l’échelle démesurée choisie pour réaliser cette œuvre, émotion panachée par l’inquiétude liée à l’immensité de la sculpture. Vient alors le vagabondage de circonstance, où le visiteur revient à ses habitudes, pour parcourir les stands les uns après les autres. A la galerie RX, les portraits de Philippe Pasqua laissent la part belle au renouveau de l’art figuratif en peinture, comme à la galerie Olivier Waltman avec l’artiste franco-américain Jérôme Lagarrigue. Notons également sur ce stand les magnifiques photographies de Jean-Pierre Attal qui, au cœur des villes et des ensembles de bureaux, propose un arrêt sur image de la métropole survoltée.
Chez acte2galerie, le guest de l’année a été attribué à la galerie japonaise Art U-Room qui présente le collectif des Tokyo Kamen et son Arche de Noé & passagers. Tel un zébulon en son manège enchanté, l’un des artistes sautille sans fin, comme pris de la danse de Saint-Guy, pour mieux attirer l’attention sur l’une de ses réalisations : un masque en peluche blanc qu’il arbore ostensiblement ; et seuls ceux qui le porteront seront habilités à monter dans l’arche. A côté, un énorme yeti rose en peluche – la tendance de l’année ?
Pour ce qui est de l’art de l’empire du Milieu, rendez-vous au stand de la galerie Paris-Beijing, qui se focalise sur les nouveaux talents chinois de la génération dite « digitale », avec, notamment, les dernières œuvres photographiques de Yang Yongliang (*). Prix de la découverte 2009 des Rencontres d’Arles, l’artiste transcende le genre du « shanshui » – l’art de représenter les paysages de montagnes dans la tradition chinoise – et compose des scènes chaotiques où les arbres centenaires ont laissé place à des buildings, dernier avatar avant les mégalopoles insensées en forme de champignons atomiques, qui ne sont pas sans rappeler la ville natale de l’artiste, Shanghaï. Une merveille.
De cette échappée belle vers d’autres hémisphères, l’Indonésie, l’un des pays invité à présenter sa plate-forme (sic), figure parmi les surprises : les compositions aux techniques mixtes de Sujari dénoncent l’état d’une faune sauvage emprisonnée et malmenée, en voie de disparition. A côté de ces artistes émergents, la foire a ses incontournables, ses habitués (Erró, Monory, Jan Fabre, François Morellet, Villeglé, Alechinsky, Ernest Pignon-Ernest), ses stars convenues (David Lachapelle, Peter Lindbergh), ses rendez-vous magiques (Joana Vasconcelos, Carole Benzaken, Barthélémy Toguo, Jaume Plensa, Michael Kenna, Kim Simonsson), ses ratés (que dire de cette corde à nœuds accrochée au plafond d’un stand ou de ce pauvre marcassin empaillé au crâne bandé) et ses divines surprises. Au fond de l’immense espace du Grand Palais, se cache une sculpture étonnante : un grand cercle d’un mètre de diamètre, rempli aux trois quarts de pigments jaunes, tourne sur lui-même très lentement comme un soleil en rotation, de sorte que cette œuvre mouvante crée en permanence un nouveau tableau. La magie de l’art à l’infini, par Manuel Merida. Anne-Sophie Pellerin
(*) Les œuvres de l’artiste sont exposées jusqu’au 17 avril à la galerie Paris-Beijing 54, rue du Vertbois, IVe. Tél. : 01 42 74 32 36. http://galerieparisbeijing.com