Combien de fois nous sommes-nous abîmés dans l’immensité du ciel étoilé ? Depuis la nuit des temps, l’homme toujours a chéri la voûte céleste. Il y a lu son chemin, son destin et imaginé ses origines. Les artistes se sont emparés d’elle et, depuis la conquête spatiale, utilisent un imaginaire lié aux techniques développées et aux connaissances rassemblées sur l’Espace. Aujourd’hui, souvent aidés par des scientifiques, ils déploient des œuvres très hétéroclites qui continuent d’interroger l’infini de l’Univers mais nous permettent aussi d’appréhender la Terre autrement.
Sur la lointaine île de Pâques, les moaï, ces étranges statues au regard mélancolique, scrutent le ciel. Ils incarnent la relation ancestrale que l’homme entretient avec l’Espace, empreinte de fascination, de crainte et d’espoir. L’Espace est un domaine de projection infini, ce faisant le lieu de tous les fantasmes. S’il n’est pas l’apanage des scientifiques, par la fascination et l’inquiétude qu’il génère, le ciel fut l’un des premiers objets d’étude des savants. Notamment parce que l’astronomie a permis de mesurer le temps, et de se repérer lors de déplacements. Au Moyen-Age, les puissants donnaient l’illusion de contrôler le cours des heures en faisant construire de complexes horloges astronomiques (comme celles de Prague, en République tchèque, ou de Brescia, en Italie), auxquelles travaillaient savants et artistes, à cette époque souvent les mêmes individus. L’Espace et les phénomènes spatiaux ont le plus souvent été chargés d’un caractère bénéfique. La comète de Halley est régulièrement citée en exemple, elle qui guida les mages vers l’Enfant Jésus et qui est représentée sur la tapisserie de Bayeux (XIe siècle), comme le rappelle l’historienne Danièle Alexandre-Bidon(1). L’astronomie a fécondé l’imaginaire collectif, notamment via le langage : « Il est frappant de constater combien, par imprégnation et porosité entre des disciplines qui, chacune à leur façon, cherchent à percevoir intimement le monde, certains thèmes directement issus des progrès astronomiques ont marqué les pratiques poétiques : au XVIIIe siècle, ce fut l’attraction universelle, au XIXe siècle, la nébuleuse primitive de Laplace. Aujourd’hui, le big bang, les trous noirs et la conquête spatiale, la relativité générale et la mécanique quantique ont ouvert de nouveaux champs à l’imaginaire. » (ibid.) Ce qu’exprime l’astrophysicien et écrivain Jean-Pierre Luminet à propos de la poésie s’étend aisément aux autres arts, eux aussi cherchant à « percevoir intimement le monde ».
La toute-puissante sensibilité
Cependant, la recherche de l’artiste et celle du scientifique sont comparables jusqu’à un certain point, délimité par exemple par Yves Klein, dont la carrière a coïncidé avec les débuts de l’aventure spatiale et qui fut si profondément marqué par elle qu’il projeta de créer une fusée pour approcher, et dépasser, les limites terrestres. En 1961, l’artiste s’exprime ainsi(2) : « Ni les missiles, ni les fusées, ni les Spoutniks ne feront de l’homme le “conquistador” de l’espace. Ces moyens-là ne relèvent que de la fantasmagorie des savants d’aujourd’hui qui sont toujours animés de l’esprit romantique et sentimental qui était celui du XIXe siècle. L’homme ne parviendra à prendre possession de l’espace qu’à travers les forces terrifiantes, quoique empreintes de paix, de la sensibilité. Il ne pourra vraiment conquérir l’espace — ce qui est certainement son plus cher désir — qu’après avoir réalisé l’imprégnation de l’espace par sa propre sensibilité. La sensibilité de l’homme est toute-puissante sur la réalité immatérielle. Sa sensibilité peut même lire dans la mémoire de la nature, qu’il s’agisse du passé, du présent ou du futur ! C’est là notre véritable capacité d’action extra-dimensionnelle ! » Dans sa conquête spatiale personnelle, Yves Klein s’est associé à Jean Tinguely. En 1956, ils fusionnent monochrome et machine en mouvement dans L’Excavatrice de l’Espace.
L’aventure spatiale, popularisée par le président américain John F. Kennedy dans un discours à Houston en 1962, a poursuivi le profond façonnage de l’imaginaire collectif. Face à l’envergure de la conquête et à son profond impact culturel pour l’humanité, la Nasa, l’agence spatiale des Etats-Unis, a créé dès les débuts de l’exploration un programme artistique pour des raisons expliquées par James Dean, son fondateur, ici au magazine Wired en 2008 : « Au début des années 1960, le programme spatial créait une grande excitation publique. Bien que les caméras photographiaient chaque écrou et boulon des lancements, chaque seconde d’activité, quelque chose manquait – l’impact émotionnel, l’électricité que l’on ressentait. Seul un artiste pouvait ajouter quelque chose d’invisible sur les photographies. » Le fonds regroupe aujourd’hui 2 000 pièces de plus de 200 artistes, tels Andy Warhol, Norman Rockwell, Annie Leibovitz et William Wegman, toutes témoignant des étapes de l’exploration et de la diffusion de l’iconographie spatiale. Depuis ces décennies de conquête, l’Espace est partout sur Terre, du moins dans ses lieux urbanisés. Le projet Cosmothropos, lancé par l’Observatoire de l’Espace, visant à référencer par tout un chacun les lieux liés à l’aventure spatiale, a été détourné de son intention initiale par les réponses des participants eux-mêmes, pour se muer en une cartographie des imaginaires. Y ont la part belle tous les objets ou architectures évoquant de près ou de loin un vaisseau spatial, une fusée, un satellite et autres soucoupes volantes !
Un miroir des croyances et des utopies
Si la fécondité de l’aventure spatiale dans la création a aujourd’hui diminué d’intensité par rapport aux heures glorieuses des débuts de la conquête, elle continue néanmoins à nourrir des artistes contemporains, qui la documentent, se l’approprient, en détournent les images et les objets, sinon la mémoire. L’Espace est un miroir des croyances, des utopies, des craintes et des espoirs. En l’interrogeant, les artistes prennent de la hauteur et découvrent la Terre et les hommes d’un nouveau point de vue, dont voici quelques exemples relativement récents et non exhaustifs.
Lorsqu’on lui demande d’où vient son intérêt pour l’Espace, l’artiste Aleksandra Mir, née en 1967, répond(3) : « Les événements mondiaux de la culture populaire, comme l’alunissage, le développement d’une culture de masse de l’aviation, le futur du programme spatial, etc., ont une influence considérable sur la manière dont nous vivons et dont nous nous percevons dans le monde. Comme artiste, contribuer à ces grandes narrations veut dire que je peux essayer d’imiter formellement leur orchestration, et d’en jouer. » Avec Gravity, la réalisation, en 2006, d’une fusée de 20 m de hauteur constituée de déchets, dans une « esthétique de ready-made », Aleksandra Mir a souhaité faire un « commentaire métaphorique de ce qui nous retient plutôt que ce qui exprime une réelle intention de s’en aller » (ibid.). Son propos s’est fait plus critique avec Satellite Crashes Down into Porto Alegre, Brazil, installation de grande taille présentée actuellement à la 9e Biennale du Mercosul, qui se tient jusqu’au 10 novembre à Porto Alegre, au Brésil. Faite également de déchets industriels, Satellite est présentée comme le symbole de la menace venue d’un ciel encombré d’objets et devenu une poubelle, loin des idéaux originels de la conquête spatiale.
Sylvie Fleury, née en 1961, présente ses premières fusées au milieu des années 1990 avec First Spaceship on Venus, travail inspiré d’un film de science-fiction et motivé par le questionnement du désir insatiable de l’humanité pour la découverte. Lors du Printemps de septembre, à Toulouse en 2008, l’artiste suisse a proposé des soucoupes accidentées, tombées du ciel, afin de provoquer une réaction du public devant l’absurdité de la vie. Les photographes britanniques Nicholas Kahn et Richard Selesnick ont quant à eux inventé leur propre conquête de l’Espace. Dans The Apollo Prophecies (2002), ils montrent une fusée tirée par un éléphant caparaçonné, des météores en forme d’éponge, ou encore des cosmonautes en manteaux de fourrure. Leur démarche est une plongée dans leur enfance marquée par les premiers pas sur la Lune : « Nous devions avoir quatre ou cinq ans. Cet événement nous a donné le sentiment d’une incroyable unité, sans équivalent depuis. Cela nous a incité à faire revivre cette mémoire et à repenser l’histoire», confient-ils à ARTnews, en 2012.
Certains artistes se concentrent sur la documentation de l’histoire terrestre de la conquête spatiale. Parmi eux, Jane et Louise Wilson, nées en 1967, présentes notamment en 2007-2008 au Musée d’art contemporain du Val-de-Marne pour l’exposition Stardust ou la dernière frontière. Les deux sœurs travaillent sur les lieux reliés directement aux vols spatiaux, comme le cosmodrome de Baïkonour, dans l’actuel Kazakhstan, haut lieu de la conquête spatiale soviétique. Avec leur film Dreamtime, elles font revivre le premier co-lancement par la Russie et les Etats-Unis d’une fusée vers la Station spatiale internationale, sur fond d’une histoire lourde de secrets et d’espionnage. Dans la même veine, le photographe français Vincent Fournier, né en 1970, revisite, avec Space Project, les centres spatiaux du monde entier, Baïkonour au Kazakhstan, Arianespace en Guyane, le JFK Space Center de la Nasa en Floride… Un projet dont l’origine, explique l’artiste(4), remonte à l’expérience de l’infinité de l’Univers que fait chaque enfant lorsqu’il regarde le ciel. Ses photographies, au style épuré et élégamment composées, éventuellement, de détails – comme une paire de gants, ou un casque de cosmonaute –, figent cette fascination pour l’Univers infini. Dans une démarche d’esthétique spatiale plus littérale, on peut citer les travaux de Sergio Albiac, qui, avec Stardust Portrait, utilise des images du télescope Hubble pour représenter des visages, ou ceux de Charlotte de Maupeou, qui revoit l’imagerie lunaire dans la série de peintures Earth One, Objectif Lune, présentée à la galerie Brissot au printemps dernier.
Le Musée de l’art extraterrestre invite à la relativité
Le Musée de l’art extraterrestre est né des recherches et de la collaboration de Renaud Loda, Peter Szendy et de Christophe Kihm. Il s’attache à penser la Terre comme appartenant à un ensemble bien plus vaste, dans la lignée du philosophe allemand Emmanuel Kant. Il se trouve au carrefour de l’anthropologie, des sciences humaines et de la création artistique. De façon littérale, de nombreuses œuvres entrent dans le cadre de ce musée sans mur, comme la statuette lunaire de Paul Van Hoeydonck. Cependant, ce qui aiguise l’intérêt du Musée de l’art extraterrestre n’est pas particulièrement d’aller faire des œuvres dans l’Espace, mais comment la science-fiction – qui projette des mondes censés fonctionner différemment de ceux que nous connaissons – peut porter des projets artistiques. C’est le cas, par exemple, dans la musique liée au mouvement afrofuturiste des années 1960. Le jazzman Sun Ra, une des figures de ce mouvement, composait « une musique invraisemblable sur le plan formel parce qu’il prenait au sérieux l’hypothèse de venir du futur », selon Christophe Kihm. En se revendiquant du futur, et donc de l’Espace, l’artiste extraterrestre règle ainsi la question de ses origines – et de la catégorisation sociale – et ouvre un espace culturel totalement vierge. La pièce emblématique de l’art extraterrestre est le Socle du monde, de Piero Manzoni, un des pionniers de l’Arte Povera et de l’art conceptuel. Cette sculpture est un socle renversé, avec la mention (donc à lire à l’envers) « Socle du monde, hommage à Galilée ». Faire l’effort conceptuel de voir la Terre portée par ce socle crée un vrai bouleversement existentiel. Pour Christophe Kihm, « l’œuvre de Manzoni est vertigineuse, elle vous amène à penser de façon radicalement différente votre rapport à ce lieu qu’est la Terre, et à ce que cela implique philosophiquement ». Elle permet de ressentir la révolution copernicienne défendue par Galilée, l’inventeur de la physique, faisant du Soleil le centre du monde, en remplacement de la Terre. La pièce de Manzoni, selon Christophe Kihm, est « un arrachement à la Terre, et cet arrachement, c’est la relativité ». Or, la relativité, la grande évolution de la physique du siècle dernier, n’a pas encore pénétré tous les domaines de la connaissance, aussi parce que « la facilité est toujours de penser avec des référents universaux ». « Si l’on faisait de la métaphysique relative, on serait obligé de développer d’autres outils, c’est ça qui est génial. Et les artistes ont perçu et ont vérifié dans leur travail que l’art pouvait et devait prendre en compte ces évolutions-là. »
Toutes ces œuvres abordent l’Espace et sa conquête du point de vue de la représentation figurative ou abstraite. Une démarche similaire à l’ensemble des artistes jusqu’au début des années 1980, si l’on en croit Pierre Comte. Celui-ci, avec Joseph McShane, Tom Van Sant et Jean-Marc Philippe, a théorisé la naissance du Space Art, dont la première exposition se tint à Paris en 1985, à la galerie Alain Oudin. « Si les artistes du Land Art(5) s’approprient l’espace terrestre pour renouveler les matériaux artistiques, le Space Art veut, quant à lui, utiliser tous les aspects techniques et psychologiques de l’activité spatiale pour renouveler l’expérience de l’art. » Pierre Comte propose alors des simulations d’un projet de happening dans l’Espace quand Joseph McShane explique son projet de sculpture dans l’Espace.
Dans la logique du Space Art, il s’agit d’expérimenter le milieu spatial et de déplacer les limites de la perception pour créer une œuvre spatiale. La Nasa aurait permis d’envoyer pour la première fois – et à son insu –, en 1969, une œuvre dans l’Espace, The Moon Museum. De la taille d’une grande carte SIM, ce carreau de céramique portant des dessins de Robert Rauschenberg et d’Andy Warhol n’en est pas moins une œuvre terrestre, tout comme Fallen Astronaut, une sculpture de 8 cm de hauteur de Paul Van Hoeydonck, déposée sur la Lune en 1971. Ni l’une ni l’autre n’a été pensée pour expérimenter les conditions extraterrestres. La première œuvre réellement réalisée hors de la ligne de Karman, à 100 km de la Terre, considérée comme la frontière entre l’atmosphère et l’Espace, a été S.P.A.C.E., une sculpture sphérique du « space artist » Joseph McShane, lequel « emprisonna » en 1984 du vide spatial dans des conditions d’impesanteur. En 1993, Arthur Woods put déployer son Cosmic Dancer grâce aux deux cosmonautes russes de la station Mir, dont les mouvements en impesanteur participent à l’esthétique de la vidéo.
S’affranchir de la gravité
Dans un article intitulé Contre le gravitropisme : l’art et les joies de la lévitation, l’artiste Eduardo Kac retrace les grandes lignes de l’affranchissement de la sculpture aux lois de la gravité, depuis Télésculpture, une œuvre en lévitation magnétique de l’artiste grec Takis datant de 1959, aux sculptures en suspension dans l’air de Thomas Shannon dans les années 1980, jusqu’à Gravidade Zero de Mario Ramiro en 1986. Dorénavant, grâce à la science, les artistes ont la possibilité d’expérimenter l’impesanteur, la nouvelle frontière de la sculpture, mais également de l’être humain, car la logique et la biologie qui gouvernent l’existence sur Terre ne sont pas directement applicables à une vie dans l’Espace.
L’affranchissement de l’homme à la pesanteur est la première des explorations du milieu spatial, et l’un des domaines dans lesquels les artistes et les agences spatiales travaillent de concert, ces dernières permettant aux premiers d’embarquer sur des vols paraboliques offrant des conditions de micropesanteur pendant quelques secondes. La réflexion sur le corps plongé dans cet environnement si particulier a été approfondie par la chorégraphe et danseuse Kitsou Dubois, explorant la gestuelle et le potentiel kinesthésique et proprioceptif de l’absence de poids. De cette recherche, la chorégraphe a développé une technique d’entraînement utilisée par les cosmonautes dans leur appréhension de l’absence de gravité.
En 1993, l’artiste chinois Niu Bo entame son Zero-Gravity Project grâce à des vols paraboliques japonais. L’artiste libère une peinture de sa composition des ballons dans lesquels il la conservait. La matière se dépose sur les parois de l’habitacle, recouvertes de papier de riz. Pour Niu Bo, cet « atelier spatial » doit faire comprendre qu’à l’instar des Impressionnistes, qui ont quitté leurs ateliers pour explorer les possibilités de la lumière naturelle, les artistes qui quitteront la surface de la Terre créeront une nouvelle culture.
Au printemps dernier, le metteur en scène et auteur Jean Lambert-Wild, dans le cadre d’une résidence mise en place par l’Observatoire de l’Espace, a fait l’expérience de plusieurs vols en impesanteur. Dans Space out Space, son journal, il raconte : « Le plus déroutant dans l’impesanteur, ce n’est pas la phase où, délesté de son poids, le corps dérive à son gré. Ce n’est pas de marcher au plafond, de faire des saltos arrière. Ce n’est pas de se croire plus léger qu’un souffle. Le plus déroutant, c’est l’arrachement. Cette évulsion sans douleur qui nous fait atteindre un autre état. […] On s’habitue très vite à ce nouvel environnement qu’est l’impesanteur, mais le changement d’état est toujours une surprise. Nous franchissons une frontière gardée par des forces plus grandes que nous. »
Si le vol en impesanteur illustre bien les passerelles jetées entre les agences spatiales et les artistes, les collaborations dépassent cette seule expérience. Ainsi, la Nasa associe artistes et ingénieurs dans des programmes de recherche très sérieux sur le plan scientifique. Néanmoins, comme l’explique Christophe Kihm, critique d’art, théoricien, enseignant et commissaire d’exposition, « des tas d’expériences deviennent de la science appliquée et donnent naissance à des gadgets ». Pour la bonne raison que, selon Gérard Azoulay, le directeur de l’Observatoire de l’Espace (lire notre encadré), « la démarche entre l’artiste et le scientifique n’est pas la même. La figure de Léonard de Vinci, l’ingénieur-artiste, est un horizon inatteignable. Quand la technique est au premier plan, dans un monde désincarné, cela fait passer le scientisme devant la complexité du monde spatial, alors que l’artiste peut se saisir d’autre chose, autrement ». Ce en quoi abonde Christophe Kihm : « Il y a beaucoup d’exemples de choses pseudo-scientifiques qui sont assez ratées, des artistes qui aimeraient intégrer pleinement le domaine scientifique mais qui restent en dessous de ce que la science elle-même propose. » Selon lui, la vraie question à se poser est : « Quels moyens peut-on mobiliser du côté de l’art pour créer avec des données scientifiques ? » Et leur apporter une dimension nouvelle plutôt que de faire de la mauvaise science, en libérant les « forces terrifiantes de la sensibilité » chères à Yves Klein.
Aujourd’hui, les artistes ont pris l’habitude de travailler avec des spécialistes dotés de compétences qu’ils n’ont pas. Loin de l’omniscience des savants des temps anciens. Il arrive donc qu’une recherche fondamentale, une découverte scientifique dans le domaine spatial, soit une source de travail. « L’artiste peut, à un moment donné, avoir besoin de consulter les scientifiques car il a un problème très précis, sur le plan technique mais aussi conceptuel, témoigne Laurent Grasso. Je suis allé voir, par exemple, Gérard Azoulay du pôle culturel du Cnes car, à un moment donné, j’ai eu envie de créer une rumeur dans la ville autour des vents solaires, dont on parle beaucoup, et qui font peur. » L’artiste français, qui explique n’avoir pas d’intérêt direct pour le domaine spatial ni pour la science-fiction, se dit « plutôt intéressé par la peur générée, celle de l’inconnu ». Dans le même esprit, avec Le Temps manquant, qui montre une équipe de football figée alors qu’une caméra tourne autour d’elle, Laurent Grasso représente une « abduction » : « Il s’agit d’une notion commune à ceux qui croient aux extraterrestres, qui est celle du temps manquant, ce phénomène dans lequel on est enlevé pour être observé puis on est remis dans notre ligne temporelle. C’est une mythologie contemporaine, mais qui a plus d’intérêt, pour moi, pour la capacité des humains à se raconter, à inventer d’autres points de vue pour regarder le monde, ou à s’extraire du cadre spatio-temporel pour voir les choses autrement. »
Si l’essentiel des projets artistiques ayant un rapport avec l’Espace le prennent comme un prisme pour saisir l’homme dans la complexité de son imaginaire et de son rapport à la Terre, l’Espace demeure, au sens propre, une utopie, c’est-à-dire un hors-lieu qui bouscule les référents et ouvre sur un vide proprement sidéral. Certes, il n’est pas nécessaire d’en passer par l’Espace pour approcher l’idée de l’infini, mais l’Espace, où même les mouvements du corps sont à réapprendre, rend possible la satisfaction des désirs humains tels que les conçoit Eduardo Kac(6) : « L’Homme a toujours rêvé de s’arracher à la Terre, de créer des créatures comme les anges, de se réinventer soi-même en tant que l’autre et d’échapper aux limites qui lui sont imposées, qu’elles viennent de l’Etat, de la religion, d’une conception éthique traditionnelle ou encore de l’enfermement social dans les limites physiques de son corps. » Alors, l’Espace n’est plus seulement le reflet de la Terre, il est le lieu de la libération totale, « la question étant : de quelle façon peut-on, par la création, dépasser les limites de la sensorialité et de la gravité ? »
(1) Dans Cosmothropos, les empreintes de l’Espace sur Terre, éd. Observatoire de l’Espace/Cnes.
(2) Citation extraite du Manifeste de l’hôtel Chelsea.
(3) En 2006 dans les pages du magazine Blueprint.
(4) Dans ARTnews en 2012.
(5) Extrait de la brochure de l’exposition Les Promesses de l’Espace.
(6) Dans la revue Espace(s) n° 9, L’Observatoire de l’Espace.
L’Espace, inépuisable source d’imagination
Créé en 2000, l’Observatoire de l’Espace est une fabrique culturelle qui propose d’offrir à la création un nouveau matériau produit par la science spatiale et la conquête de l’Espace. Gérard Azoulay en est l’initiateur et le responsable.
ArtsHebdo|Médias. – Qu’est-ce que l’Observatoire de l’Espace ?
Gérard Azoulay. – L’Observatoire de l’Espace s’intéresse, au sein du Centre national des études spatiales (Cnes), un établissement scientifique et technique, à l’univers spatial de manière beaucoup plus large et anthropologique. L’idée générale qui sous-tend notre programme est que l’Espace n’est pas qu’un objet scientifique : il peut être questionné par des approches de sciences humaines, artistiques ou autres. Nous inventons, au sein du Cnes, des dispositifs transdisciplinaires qui favorisent la création autour du matériau spatial, car nous sommes fondamentalement convaincus que cette aventure est novatrice et qu’elle peut être génératrice de formes passionnantes et innovantes, au sens de la création. Cette voie est peu explorée, or au-delà de la fascination technique, voire techniciste, l’enjeu culturel est immense, car la question de l’Espace traverse nos sociétés depuis quelques millénaires et elle est une composante de notre histoire, de notre imaginaire, de nos connaissances. Ce corpus-là est partageable, ce qui permet d’appréhender différemment notre société contemporaine.
Comment choisissez-vous les projets artistiques ?
Nous offrons beaucoup de possibilités d’interaction, en particulier à travers le programme « Création et imaginaire spatial » destiné aux artistes et aux écrivains intéressés par le monde de l’Espace. Nous privilégions les créations originales, les projets novateurs auxquels nous adhérons. Cela arrive que les artistes viennent nous voir avec un projet convenu, car la vision commune de l’Espace, quand on n’a pas exploré toutes ses dimensions, est historicisante, « dix-neuvièmiste », c’est celle de l’astronomie : explorer le Cosmos, s’interroger sur l’origine de l’Univers et, au mieux, voir si la vie existe. Puis, aller dans l’Espace avec des cosmonautes dans une station… Cette approche-là regroupe 99 % des visions de l’Espace, images courantes, véhiculées par la science-fiction et les médias. Parfois, nous proposons d’autres approches, plus dans la lignée des sciences humaines.
Quelle est votre ligne éditoriale ?
L’Observatoire de l’Espace fonctionne depuis le début depuis l’intérieur, en faisant constamment des inventaires, par exemple celui des jouets, ou des chansons, qu’il est possible de voir sous l’angle sociologique. Maintenant que nous sommes un peu connus, il nous est possible de développer une ligne éditoriale quel que soit le thème. Ainsi, en mai dernier, le Grand T, à Nantes, nous a invités à réaliser une Carte blanche dans le cadre du festival Rencontrer l’animal. L’Observatoire a inventé la Faune de l’Espace, un montage d’archives des pionniers animaux, notamment récupérés sous parachute, et a programmé deux artistes, dont Sabine Macher. Nous avons aussi participé à l’exposition Futurotextiles 3, en fin d’année 2012 dans le cadre de l’événement Fantastic Lille 3000. Hormis les expositions, nous restituons nos échanges avec Sidération, notre festival des imaginaires spatiaux, dont la quatrième édition se tiendra en mars. Par ailleurs, à travers la revue Espace(s), nous cherchons à rapprocher les univers littéraire et scientifique.