Pierres, coquillages, bambous, plumes ou bois flottés sont autant d’éléments du langage poétique imaginé par Emmanuel Fillot pour transcrire le regard qu’il porte sur le monde, nourri de balades, voyages et rencontres. Ses sculptures, élégantes et subtiles cartographies géopoétiques, nous invitent à l’essentiel, au tout que la nature constitue et auquel chacun participe. Le plasticien expose actuellement sur les cimaises de la galerie Lélia Mordoch, à Paris.
Perché au dernier étage d’un immeuble tranquille du XIIIe arrondissement de Paris, l’atelier est une pièce haute et carrée, baignée de lumière. Un mur est couvert d’étagères encombrées, un autre parsemé des œuvres de l’artiste. Certaines, posées à même le sol et soigneusement emballées, attendent d’être expédiées sous d’autres cieux. Sur un établi, quelques outils au repos voisinent avec une chaîne hi-fi qui diffuse un air de jazz. Un bol de thé au creux d’une main, une cigarette dans l’autre, Emmanuel Fillot remonte volontiers le fil de ses souvenirs. De ses jeunes années, passées à Tours au début des années 1960, il se rappelle les bancs de l’école – et cet instituteur passionné de peinture et de rugby qui, les jours de match, faisait reproduire aux élèves un tableau de maître tracé par ses soins à la craie, afin d’écouter tranquillement la radio ! –, comme les ressources infinies de son imaginaire, qui donnait au jardin familial des allures de grands espaces américains ou russes. « J’étais très occupé, je pouvais passer des journées dans les arbres à observer le monde. » Puis, à traduire le fruit de ses observations sous forme de dessins ou de « bricolages » divers. « A sept ans, je savais déjà, confusément, que je voulais devenir peintre. Je venais pourtant d’une famille où la culture était quasi inexistante. Très peu de livres traînaient à la maison ; quant aux œuvres d’art, ça n’existait pas. Mais il y avait une réelle sensibilité, une vraie curiosité, davantage inscrites dans un rapport à la nature : un véritable cadeau. »
« Très lié à l’enfance », il se reconnaît pleinement dans les propos de Frédéric Jacques Temple, poète et ami, qui un jour lui confia que le but de sa vie était d’accomplir son enfance. « C’est une très belle phrase, d’autant que cela m’effraie toujours de voir certaines personnes chez qui on ne peut plus rien reconnaître d’enfantin, ni dans la physionomie, ni dans la gestuelle, ni dans le regard… Elles ont joué le jeu à fond, sont devenues des adultes, mais ont oublié l’essentiel. C’est l’échec total ! »
A la sortie du lycée, il rejoint les Beaux-Arts de Grenoble : « J’y ai fait un passage éclair. Je ne me suis pas bien entendu avec la ville : j’avais l’impression de ne pas avoir d’horizon. » Il part alors pour la capitale où il s’inscrit à l’université Paris VIII, en arts plastiques. Nous sommes au milieu des années 1970, l’enseignement est clairement orienté art conceptuel ou figuration narrative. « Je ne m’y retrouvais pas. J’ai fait ce qu’il fallait pour obtenir mes diplômes, mais je passais le plus clair de mon temps au Collège de France, à suivre des cours d’ethnologie, de littérature ou de maths. J’allais vers ce qui m’intéressait, où les gens rencontrés me semblaient vivants ! »
Ne se reconnaissant pas non plus dans les artistes qui occupaient à l’époque le devant de la scène, Emmanuel Fillot s’engage très vite sur un chemin plus personnel. « Si je me suis appuyé sur quelque chose, car il le faut bien, c’est certainement sur les peintres abstraits de l’école de Paris, ceux de l’après-guerre, juste avant le Nouveau Réalisme et le Pop Art. Je ne voulais pas m’enfermer dans leur langage formel, mais l’esprit, lié à la poésie et au paysage me plaisait. Tal-Coat, par exemple, m’a beaucoup intéressé. Cette relation qu’il entretenait avec les poètes était pour moi formidable. » La poésie, dont il dévore alors les ouvrages – avec un faible pour Walt Whitman et Blaise Cendrars –, occupe le cœur de sa démarche : « On pourrait même parler de transposition, je voulais trouver un langage plastique qui réponde à la poésie. » Bientôt germe l’idée de cartographie géopoétique, qu’il affine au contact de Kenneth White, vers la fin des années 1980. « Comment habiter la terre poétiquement est une question fondamentale qui peut animer une vie entière ! A travers elle, il est possible de penser plein de choses : l’économie, la modernité, la technologie, etc. »Entre-temps, il va remiser pinceaux et couleurs après un « déclic tragique ». L’artiste a 28 ans et occupe, dans le XIVe arrondissement de Paris, un vaste atelier que convoitent depuis plusieurs années, par justice interposée, des promoteurs immobiliers. « Un jour, je suis rentré et… tout avait été pillé : huit ans de boulot mis à la benne. J’ai d’abord interprété tout cela comme un signe très négatif sur ce que j’avais envisagé de faire. Mais, force est de constater que c’est là que mon travail actuel a pris source, comme jailli d’une espèce de béance… » Il n’a jamais « retouché » à la peinture depuis lors, mais ne s’interdit pas d’y revenir. « Je ne suis pas quelqu’un qui s’appuie énormément sur la volonté ou le désir. J’aime me mettre en chemin et j’adore être surpris par là où j’arrive ou bien par ce que je croise. Mon travail est ainsi construit. Quand je démarre une sculpture, il y a une intention intuitive, parfois une esquisse, mais je ne suis jamais sûr du résultat. »
Des œuvres à lire
Ses sculptures sont constituées de petites pierres, de morceaux de bois flottés, de bambous, de plumes, de sable ou encore de coquillages, glanés au fil de ses balades et voyages. Toutes ces choses ramassées, « aussi brutes et pauvres soient-elles, sont porteuses d’une écriture poétique. Elles sont le produit, l’expression d’un lieu. J’ai commencé à travailler à partir de formes premières, à réunir tout un tas d’éléments ; chaque objet était comme un mot d’une langue étrangère qui venait rejoindre une sorte d’Esperanto. C’est une question que je ne cesse de me poser : est-il possible de trouver un langage compréhensible par tous ? » Depuis deux ans, les formats, rectangulaires, s’élargissent, invitant le spectateur à marcher le long de l’œuvre, à ne pas se contenter de regarder mais bien de lire afin de l’appréhender pleinement. « Quand je sens que j’ai rassemblé les éléments d’un langage à peu près cohérent, j’essaie d’écrire des partitions : la musicalité est l’une des spécificités de la poésie », rappelle-t-il.
Fasciné par le caractère éminemment poétique de certaines cultures, et de leurs environnements, Emmanuel Fillot n’a eu de cesse de partir à leur rencontre. « J’ai commencé à voyager vers 25 ans. J’étais très attiré par le monde sub-arctique, au-delà du cercle polaire : le Grand Nord. » Une première expérience qui manque de mal tourner : « J’étais tout seul et je suis tombé malade ; il y avait beaucoup d’inconscience. » Suivront d’autres séjours, mieux pensés et préparés, au Bénin, au Mali, au Burkina, au Ghana, en Côte d’Ivoire et au Cameroun, mais aussi au Brésil ou dans les îles du Pacifique. « Il y a toujours un projet ou une exposition à monter. Ce qui m’intéresse, c’est de continuer à vivre comme je le fais ici, mais ailleurs. Je me déplace légèrement, c’est tout ! »Participation existentielle
Lorsqu’il débarque à Djenné, au Mali, par exemple, c’est dans un but bien précis. « J’avais envie de réaliser une sculpture avec des récipients qui puissent contenir la nuit ! Mais ils ne devaient pas venir de moi. Encore une fois, je cherchais un vocabulaire étranger à insérer dans un plus grand ensemble. » Sur place, il a recours au savoir-faire traditionnel d’une potière. « Même la barrière de la langue était intéressante, elle nous obligeait à être très intuitifs. Cette femme l’était d’ailleurs naturellement, tant elle vivait dans une culture de la présence. » Le moment venu de cuire les poteries, elle attendit le coucher du soleil, comme pour respecter une sorte de rituel. « C’est un souvenir exceptionnel : sur les bord d’un grand fleuve, au milieu du Sahel. Le soleil tombe brutalement laissant place à la nuit. Là-bas, elle est plus importante que le jour, les gens en ont une profonde connaissance. Nous ne sommes pas dans une culture de la lumière comme la nôtre. » Le projet développé à Djenné poursuivait une autre ambition : intégrer dans les sculptures des éléments fabriqués par la main de l’homme. « Je voulais annihiler la séparation homme/nature. Poser la question du décloisonnement. Encore une fois, contrairement à nos sociétés occidentales, ces formes de culture n’ont jamais érigé de séparation brutale entre l’homme et la nature. »
« Au fond de tout cela, reprend-il, je crois qu’il y a l’idée, qui m’est très chère, de participation à un ensemble. » Participer au passage de la poésie, au même titre qu’une plante fleurit, c’est ainsi qu’il entend les choses. « Cette formulation est comme une équation : PPP ! C’est au-delà de l’art : une expérience qui prend source dans quelque chose de très existentiel. »
Le Brésil, terre de poésie
« J’aurais dû naître brésilien ! Quand j’ai débarqué à Salvador, j’y ai retrouvé l’Afrique, mais sans les contraintes de la tradition : elles avaient été liquidées, laminées, happées par l’esprit brésilien, à la fois nonchalant et rebelle. C’est le peuple du désordre total, insaisissable. Il y avait là-bas un goût de la liberté et une capacité de la population à éviter la contrainte que j’admirais. J’ai rencontré un type formidable qui m’a ouvert toutes les portes du vaudou autochtone : le candomblé*. Il en émane une très grande beauté, dans le rapport à la nature. Tout est basé sur les éléments : ceux qu’on appelle des dieux sont en fait leurs représentations. Et l’homme « participe » – lors de transes – jusqu’à devenir lui-même un élément. Le peuple brésilien est très émotionnel. Il m’a passionné. Les Brésiliens ont toutes les qualités et tous les défauts, répartis entre tous les étages de la société, pour faire un monde vraiment poétique. C’est grâce à eux que je crois en la possibilité pour une société moderne d’être poétique ! »
* Religion basée sur la croyance de l’existence d’une âme propre à la nature.