Depuis sa création en 2009, la fondation Francès n’a eu de cesse de défendre un accès et une sensibilisation du public le plus large possible à l’art contemporain en général, et à sa collection en particulier. Forte de quelque 450 œuvres réalisées par 150 artistes français et étrangers, celle-ci décline le vaste thème de l’Homme et ses excès, qu’ils soient liés à la violence, au désir, aux croyances, à la peur, au défi ou encore aux fantasmes. Trois fois par an, la fondation invite l’un des artistes qu’elle suit à venir dialoguer avec des œuvres de sa collection. Le jeune Britannique Philip Gurrey est actuellement à l’honneur des cimaises de l’espace d’exposition installé à Senlis. Autour de lui, Jake et Dinos Chapman, George Condo, Hans-Peter Feldmann, Rachel Labastie, Mathieu Mercier, Gosha Ostretsov et Markus Schinwald se penchent sur les effets du temps qui passe et mettent au jour les blessures enfouies.
Un vieux fauteuil à l’assise décatie accueille le visiteur. Sur le dossier repose une blouse blanche ; d’une manche émerge une main à la couleur douteuse, agitée d’un à peine perceptible, mais régulier, mouvement. Le ton est donné avec cette pièce – issue de l’installation intitulée Salon de beauté – aussi fascinante que dérangeante de Gosha Ostretsov. A l’image de ces doigts en voie de décomposition qu’il met en scène, l’artiste d’origine russe se fait le hérault du rapport obsessionnel qu’entretient l’homme avec le temps, et de son inlassable besoin d’interroger l’histoire. « Les doigts semblent gratter là où ça fait mal », analyse la collectionneuse Estelle Francès. Au mur voisin, sont suspendues par des chaînes une paire de menottes et une autre d’entraves ; les notions d’enfermement et d’aliénation qu’évoquent ces objets sont mises en contradiction avec la douceur, l’innocence véhiculées par leur couleur blanche et la fragilité de la matière employée pour les fabriquer : la porcelaine. Tout en soulignant notre propre vulnérabilité, Rachel Labastie vient démontrer le pouvoir de la représentation et son influence sur notre appréhension d’un objet donné. Un peu plus loin, un curieux casque bardé de fer et rembourré de cuir toise le spectateur depuis son piédestal. Protection sportive ou instrument de torture, chacun y voit ce que son imagination lui souffle, entrant de plain-pied dans l’univers de Mathieu Mercier, qui poursuit ici sa réflexion sur la place de l’objet dans l’art comme dans notre société.
Ils ont le visage tuméfié, meurtri, mais le regard accroché coûte que coûte à l’existence. Des personnages de Philip Gurrey, émane une intensité dramatique d’une force rare. Pour cette série commencée alors qu’il n’avait que 22 ans, le peintre britannique s’est inspiré de photos prises lors de la Seconde Guerre mondiale par le chirurgien Percy Hennell. « Ces photos sont simplement extraordinaires. Il s’agit de patients en chirurgie esthétique que ce médecin photographiait avant et après être intervenu. Ce qui m’a intéressé, c’est que le recours à la chirurgie plastique était à l’époque de l’après-guerre une chance pour ces personnes d’exister de nouveau, le plus normalement possible, au sein de la société. Il n’y avait là rien de futile ni de lié à la vanité, il s’agissait de pur pragmatisme », expliquait-il en mars 2009 lors d’une conversation avec des étudiants en arts de York, sa ville natale.
Dans un autre rapport à l’histoire de l’art, l’Autrichien Markus Schinwald – qui a pour particularité d’intervenir sur des tableaux préexistants – s’intéresse pour sa part à la peinture du XIXe siècle à laquelle il emprunte des portraits de style Second Empire. Sur l’un d’eux, une femme habillée de noir se tient assise, droite, le regard planté dans celui du spectateur. Un fin sourire se dessine sur ses lèvres, comme pour affirmer sa présence tranquille, malgré l’étrange fil de fer la contraignant au silence. Un second tableau montre un homme au visage sanglé de cuir. Lui aussi est privé de parole, mais il en a semble-t-il pris son parti, rendant caduque l’absurdité de la situation. En affublant ses personnages de ses singuliers appareillages, Markus Schinwald leur offre finalement d’imposer davantage leur caractère.
Les œuvres du duo de plasticiens britanniques Jake et Dinos Chapman sont autant de récits, d’épisodes illustrant le passage du temps et ses conséquences sur l’œuvre d’art comme sur nous-mêmes : One Day You will no longer be loved est une peinture ancienne, au cadre usé et à la toile abîmée, un portrait sur lequel les deux artistes sont venus accentuer rides et autres blessures infligées par les années. Non loin, une jeune femme au visage mélancolique, surgie elle aussi d’un siècle passé, affiche paupière et pommette contusionnées. En altérant la beauté simple d’un portrait d’antan, Hans-Peter Feldmann joue avec les codes de l’histoire picturale et interpelle nos propres modes de représentation.
Qu’ils s’inspirent des maîtres anciens ou travaillent directement sur les toiles d’illustres inconnus, les artistes présentés s’inscrivent tous dans la continuité de l’histoire de l’art, rappelant ses enjeux passés comme les défis à venir et replaçant le public dans son rôle de spectateur non pas passif, mais critique. C’est bien là que Stigmates porte l’esprit de la collection de la fondation Francès, qui consiste à amener tout un chacun à réfléchir sur les excès de nos vies, effrayants ou fascinants mais participant à nous construire. Une collection pas toujours facile à appréhender, souvent perçue comme violente, et pour laquelle sont déployés d’importants efforts de médiation. « L’échange avec le public est pour nous essentiel, insiste Estelle Francès. Je pense que c’est utile : la création permet un dialogue, une ouverture vers une forme d’intimité avec autrui. C’est ce qui nous intéresse. »