Sa peinture est de celle qui vous assaille, vous submerge. Serge Labégorre convoque des visages, dispose ses témoins, campe ses spectateurs d’un temps que la souffrance ou la folie guettent. Autour de ces masques stigmatisés, se déploient les divagations de la matière, le ressac du pinceau. Toujours digne, l’humanité mise à nu apparaît drapée dans les oripeaux de son ambiguïté et son sens du tragique, à fleur d’indicible. Pas de concept ni de théorie : c’est une œuvre directe qui s’affiche, rigoureuse et exigeante dans cette tombée des masques. Serge Labégorre évoque avec nous la discipline qui rythme ses jours depuis un demi-siècle.
ArtsHebdo médias : – Vous qualifiez votre métier de peintre de métier de « martyr »…
Serge Labégorre : – C’est un désir permanent. Je me dois de répondre à l’appel de l’atelier, appel qui se fait de plus en plus pressant à mesure que le temps passe. J’y suis tous les jours de la semaine de 9 heures à 20 heures. Mais au fond, cette obsession de la peinture est un bienfait car j’ignore ce qu’est l’ennui.
Cet ennui qui vous a, en quelque sorte, mené à la peinture.
S. L. : Jeune homme, j’ai été gravement malade. J’ai été pendant de longues heures l’élève assidu de ce que j’appelle « l’université du plafond » ! L’école du rêve était la seule parade à l’ennui des jours. Dès mon adolescence, j’ai su que quelque chose en nous méritait de ne pas mourir. J’étais dans un esprit d’abandon, de gratitude envers ce qui m’arrivait. La peinture m’a sauvé la vie.
Sur les murs de votre premier atelier, vous aviez écrit : « Je suis pour l’humain, le pathétique et le grandiose. Et je me veux un serviteur de la beauté… »
S. L. : Quand j’ai choisi ma voie en peinture, l’abstraction régnait en maître. Il m’a semblé alors que tout n’était pas qu’illusion. Le retour au réel était la seule voie qui m’importait. Nous n’avons accès qu’à une parcelle de réalité. Mais cette parcelle me tirait vers la gravité et j’ai tenté de dégraisser ce fragment de réalité jusqu’à l’os. La peinture est faite pour intensifier. Elle est l’intensification de la vie. Je ne me suis jamais soucié de la mode, d’une école puisque c’est ma vie que je créais.
Comment commence à naître une toile ?
S. L. : Quand j’arrive à l’atelier, j’accroche ma raison à la patère et je me mets en position d’accueil. La figure humaine que j’ai tant observée me paraît obligatoirement devoir se dresser au sommet de mes tableaux. J’ai besoin d’un témoin, d’un visage avec qui parler, visage vrai, connu, identifiable pour moi. Ce sont souvent des proches. Mais il arrive qu’avant qu’un visage existe, quatre ou cinq s’inscrivent sur la toile. Beaucoup ne sont pas viables.
Ce qui frappe, c’est la constance avec laquelle vous interrogez le visage humain depuis le début de votre carrière.
S. L. : Comme disait François Mauriac : « Le visage humain est la seule énigme qui vaille la peine d’être levée ». Ces quelques centimètres de peau où s’échoue une vie, ce regard que voile la certitude de sa finitude me sont indispensables pour le repère mais aussi pour le futur rapport à l’autre que je vais lisser. Car il y a besoin de continuité. Ce désir de pérennité en nous fait l’artiste, l’oblige à marquer l’espace de son empreinte.
Vous semblez vivre votre peinture comme un combat ?
S. L. : Dans l’élaboration d’une œuvre, vient un moment paroxystique d’impuissance où le meneur de jeu – car la peinture est un jeu – abandonne ses claires raisons et précipite ses créatures dans le gouffre intérieur. Mais ne nous y trompons pas, c’est la mémoire du corps qui va naviguer dans l’océan de l’« insavoir ». Notre corps est un médium, comme un drap tendu aux grandes secousses du monde. Curieusement il dit notre ignorance et notre intuition. Il va décocher des flèches vers l’inconnu et prendre le relais de l’idée originelle. Cette chorégraphie, cette danse n’ont d’autre sens que d’exhiber la langue nue de la peinture. C’est d’abord un geste et de grands coups de sabre dans la nuit avec des gouttes de sang sur la toile. La peinture est aussi langue intérieure. S’y étirent des bribes d’une vérité vécue mais c’est dans ses égarements, ses déchirures dans la trame qu’une voie singulière peut porter et dire quelque chose de l’humain aux autres et aussi à soi-même. La peinture est intemporelle.
La constance des fonds noirs sur vos toiles évoque aussi le théâtre, comme si un projecteur extirpait de l’ombre un comédien en pleine action.
S. L. : André Lhote disait : « Le noir est le bleu d’éternité. » J’ai trouvé ça très beau mais aussi très juste. Le noir est une couleur que rien ne prostitue, une couleur essentielle qui abolit le temps. Le peintre montre ce qu’il a à montrer. Tout le reste est dans la nuit. Quant à la technique, chacun invente la sienne. Moi j’aime la picturalité, la beauté de la matière. C’est le choc chromatique et formel qui m’intéresse. Mais si on fait passer l’humain, c’est gagné.