Mémoire collective, migration, identité, partage et diversité culturelle sont au cœur de Mémoires brodées, projet interdisciplinaire initié en 2011 par l’artiste, designer et architecte Tal Waldman. Présentées comme une famille d’objets exprimant différents états inhérents à la vie d’immigrant, cinq œuvres sont ainsi nées dans le cadre d’une démarche collective inédite qui a réuni une dizaine de personnes (1) – dont sept artisans, un photographe et une journaliste – ; elles sont à découvrir jusqu’au 31 janvier au musée de La Piscine, à Roubaix.
« Mémoires brodées est avant tout un projet humain, culturel et social. Son propos est lié au monde du design, de l’art, des arts décoratifs ; il parle de l’amélioration, de la mémoire collective, de la manière dont on se positionne par rapport à ce qui nous précède, mais aussi de tolérance, de patience et d’acceptation de la différence. » Si l’évocation du politique est inévitable, eu égard à la situation de son pays natal, Israël, Tal Waldman tient à insister : « Ce n’est pas la préoccupation principale. » Au cœur de cette aventure créative inédite – articulée autour d’un modèle expérimental de production collaborative –, se situe la figure du migrant, ou plutôt les situations et états qui lui sont associés, dont est mise en exergue non pas la potentielle faiblesse, mais toute la richesse. Les thèmes du voyage, des souvenirs, des difficultés économiques, du maintien de l’intégrité dans un contexte d’adaptation, des dissemblances entre patrie et terre adoptive sont ainsi tour à tour abordés. « Je suis moi-même une migrante, rappelle l’artiste. Je me suis appuyée sur mon propos pour débuter, afin de conserver un rapport le plus simple et le plus honnête possible avec le sujet. Mais ce n’est pas un témoignage, ni une démarche autobiographique. D’ailleurs, si d’autres se sont intéressés au projet, ce n’est pas du fait de mon histoire, mais parce qu’ils sentaient que cela touchait quelque chose de bien plus large. »
Née en 1971 près de Tel Aviv et issue d’une famille d’origine juive-allemande – elle-même a la double nationalité israélienne et allemande –, Tal Waldman a beaucoup voyagé – en Australie, en Asie et à travers l’Europe – avant de s’installer à Paris en 1996. Chaque étape sera pour elle l’occasion de s’intéresser à des savoir-faire locaux, tels l’art pictural de la miniature en Inde et l’art aborigène en Australie. En parallèle, elle étudie la peinture, le dessin et l’architecture en Israël, puis en Allemagne et en France. Diplômée en 2000 de l’Ecole nationale d’architecture de Paris La Villette, elle travaille dans plusieurs cabinets de renom avant de développer sa propre structure, Talva Design, à compter de 2006. Depuis, elle n’a eu de cesse d’explorer les intersections entre art, design, décoration et architecture en s’appuyant notamment sur la notion de culture et sa capacité à traverser les générations et les lieux géographiques : « Elle est dans l’éducation, dans le propos le plus intime, de façon consciente ou pas ; j’ai beaucoup travaillé sur ce sujet transgénérationnel et sur ceux du passage, de l’émigration, du changement, de l’adaptation à une autre culture. » Les derniers travaux en date ont pris la forme de Mémoires brodées.
Le projet prend source en 2011, lorsque la plasticienne, séjournant alors à Jérusalem, découvre au détour d’une ruelle de la vieille ville un ensemble de robes palestiniennes brodées – pour certaines ayant été confectionnées il y a plusieurs dizaines d’années – qui ravivent en elle des souvenirs d’enfance. S’ensuivent des recherches assidues sur les broderies palestinienne, puis israélienne, éthiopienne ou encore marocaine. « Peu à peu, j’ai réalisé que cela ne me suffisait pas. J’avais envie d’approcher les brodeuses d’aujourd’hui et non pas seulement celles d’il y a 40 ans. » Gaza étant inaccessible pour les raisons politiques que l’on connaît, Tal Waldman parvient à entrer en relation et à travailler avec des Palestiniennes installées à Damas – « J’ai malheureusement perdu tout contact suite à la guerre. ». Elle s’intéresse également à la broderie traditionnelle des juifs éthiopiens : « Ce n’est pas du tout le même langage visuel : celui-ci est africain », rappelle-t-elle. « Vous l’aurez compris, je travaille beaucoup à partir de matériel existant. J’aime l’idée de confrontation que cela implique, les notions de temps et de mémoire. »
Entre fragilité et richesse
La matière est maîtresse, elle est porteuse « d’une certaine volonté, d’un certain postulat ; en l’occurrence, on parle ici de la migration, donc la matière brodée traduit les lieux de naissance ». Pour évoquer les territoires d’adaptation et d’adoption, l’artiste choisit de s’appuyer sur des éléments de mobilier français – dossier de chaise et canne Napoléon III, miroir, plateau, etc. – récupérés ici et là. « Au départ, je ne savais pas quelle forme prendrait le projet. L’écriture et le dessin travaillés en parallèle m’ont aidée à la préciser. » Et à imaginer cinq pièces uniques, à la fois autonomes et parts intégrantes d’un même ensemble, réalisées avec la complicité d’artisans d’art parisiens* – une brodeuse haute-couture, trois ébénistes et restaurateurs, deux tapissiers et une céramiste.
« Nous nous sommes efforcés de travailler de façon essentiellement horizontale, avec de nombreux échanges et séances en groupe. A la volonté intellectuelle sous-tendant tout projet d’art s’est ajoutée une réflexion autour du “comment faire”, très liée à ce qui se passe aujourd’hui dans le cadre de l’économie circulaire ou collaborative. » Chaque étape a été source d’interrogations, sur les limites des pièces notamment, leurs proportions, leur éclectisme, « sur la façon de traduire la fragilité et/ou la richesse de l’immigrant à travers elles », également. Un travail mené à partir de créations venues d’ailleurs, réalisées par d’autres artisans, qui nécessite de faire preuve « de beaucoup de délicatesse, de respect », pour ne pas effacer ce qui était là avant. « Cette matière déjà travaillée, l’énergie qu’elle avait pu absorber, ont influencé le cheminement suivi par chacun de nous, comme la méthodologie globale. » Celle-ci est d’emblée placée sous le signe d’une recherche d’harmonie, « véritable métaphore à mon appel à la tolérance ». Tal Waldman invente alors un processus évolutif qu’elle appelle hasard dirigé. « Petit à petit on a mis nos égos de côté et laissé les matières nous guider. »
La première pièce à voir le jour en 2013 a pour nom L’immigrée. Elle ressemble à une chaise, mais n’a que trois pieds ; un portemanteau peut-être… Qu’importe finalement la potentielle ou impossible fonction. « La question est presque secondaire », confirme l’intéressée. Ce qui compte, c’est qu’« elle est très féminine, très fragile ; elle revendique l’idée selon laquelle l’action de changement, de transformation, fragilise ». La deuxième pièce a une allure enfantine et vient, ses courbures répondant harmonieusement à celles de son aînée, comme chercher protection auprès de cette dernière. « Je n’ai eu de cesse de définir un moyen de passer d’une pièce à l’autre, de faire ressentir cette notion de famille. » Tea Break évoque ce temps de pause autour du « symbole très international » qu’est le moment du thé. Débutée dans la foulée, Identité interrogatoire sera pourtant la dernière à voir le jour du fait de sa complexité technique. « On l’appelait tout le temps le rhinocerf, se souvient l’artiste, car elle fait référence aux tableaux de chasse – avec sa tête d’animal chimérique –, souvent placés dans l’entrée des habitations, lieu de passage vers ou depuis l’extérieur, où l’on se regarde dans le miroir. » Autre sculpture-objet très féminine, La Travailleuse – nommée ainsi en référence aux « petits travaux que l’ont fait en plus dans une période de difficultés économiques » – est une lampe tout en hauteur et entièrement brodée, de la prise jusqu’à l’ampoule. Enfin, Entre deux Terres est une sorte d’étagère libérée de sa fonction par sa forme. « Elle est devenue comme un observateur. Elle est entre deux, en retrait. »
A La Piscine de Roubaix, la présentation des cinq pièces s’accompagne d’un ensemble de textes écrits par Anne-Sophie Pellerin et de photographies signées Thomas Bremond. « Je trouvais important de mettre en valeur le processus de travail comme la multiplicité d’origine des matières, explique Tal Waldman. C’est pour cela que j’ai cherché un photographe, qui y soit sensible, qui accepte de donner son interprétation de la gestuelle du travail. Cela permet aussi d’insister sur l’idée que c’est bien l’humain qui est au centre. »
(1) Tal Waldman, designer et artiste à l’origine du projet ; Jennyfer Moret, brodeuse haute-couture ; Romain Maldague, ébéniste et restaurateur de meubles anciens ; Hubert Kerléo, ébéniste ; Philippe Moreau, tapissier ; Pascal Frisa, ébéniste ; Alain Nimsgern, tapissier ; Christine Bruckner, céramiste ; Thomas Bremond, photographe ; Anne-Sophie Pellerin, journaliste et régulièrement collaboratrice d’ArtsHebdoMédias. Une bande sonore de 16 minutes a par ailleurs été créée par Tal Waldman avec l’aide de la musicienne de jazz Amy Gamlen.
(2) Jennyfer Moret, brodeuse haute-couture ; Romain Maldague, ébéniste et restaurateur de meubles anciens ; Hubert Kerléo, ébéniste ; Philippe Moreau, tapissier ; Pascal Frisa, ébéniste ; Alain Nimsgern, tapissier ; Christine Bruckner, céramiste.