Inviter quatre chorégraphes performeuses à investir ses espaces d’exposition : c’est la proposition de la Villa Bernasconi, qui ouvre Un temps sur mesure pour Olga Mesa, La Ribot, Olga de Soto et Esther Ferrer. Troublante, intime et souvent hypnotique, la manifestation opère une série de déplacements qui rendent poreuses les frontières entre la vie et la représentation, le corps et son image.
Bienvenue dans le temps hors-champ du corps « ex-posé » ! Recueils de mémoire, effets d’optique, séquences de cinéma et déambulatoire magique sont ici, pêle-mêle, au programme d’un parcours proposé depuis le haut vers le bas. Direction donc le second étage pour découvrir Tu crois que je voulais te tuer ? d’Olga Mesa et Francisco Ruiz de Infante, qui s’interrogent en nous conviant dans l’espace blanc de La lamentation de Blanche-Neige. Là, une danse de fiction se joue dans une spatialisation déroutante. Au sol, un réseau de fils électriques scotchés au noir trace un chemin. Sur le mur gauche, des miroirs adossés et scotchés de la même manière. Derrière le visiteur, dans l’angle de la porte, une caméra ; au centre de la pièce, un tabouret. Droit devant, une ouverture et la projection vidéo qui se prolonge sur le mur de gauche. On entre dans la pièce avec précaution, attentif. Des femmes immatérielles apparaissent et disparaissent dans différentes directions, dessinant des figures géométriques rappelant le tracé au sol. Habillées d’une petite robe blanche, noire ou colorée, elles se suivent, tour à tour s’échappant avant de ressurgir. L’ombre du regardeur est présente, également. Celui-ci est propulsé dans la fiction par le biais de la caméra. Mais quel personnage devient-il au juste ? Le monstre, la belle endormie ou l’enfant lisant le conte ? Le visiteur se tient de l’autre côté du miroir, entre le merveilleux et l’inquiétant. Très vite, il se prend au jeu, remue et se déplace pour se mêler aux corps projetés ou s’assoit sur le tabouret, placé là à son intention. Immobile, il sert alors d’assise à ces corps fragiles qui le traversent. Ces femmes sont-elles déroutées, elles aussi ? Il semblerait bien que oui. Ici ou là, des ouvertures se révèlent, une trappe ou une porte donnant une étrange profondeur au plan. Le polyptyque joue avec l’architecture, déplaçant les murs. Jeux de miroirs et de reflets, de présence et d’absence, de projection et de captation, le regardeur entre dans le cadre, puis s’en échappe pour s’éveiller à son propre corps et à sa place dans le monde. Est-ce l’espace qui bouge ou le corps qui se diffuse ? La vidéo se déploie au fil de trois pièces, nous happe et nous poursuit. Les fils et l’appareillage rythment et concentrent le dispositif, le fixant au sol. C’est peut-être de là que vient cette émotion ultime que l’on ressent, une sensation de concentration captivante dans laquelle l’esprit baigne avec ravissement. Un peu comme lors d’une promenade dans les bois, lorsque, soudain, un rai de lumière jaillit et provoque un aveuglement troublant en même temps qu’une extase poétique.
Il faut descendre d’un étage pour découvrir Regards sur la Table Verte, inspiré du ballet mythique de l’Allemand Kurt Jooss, histoire d’une danse macabre anti-belliciste présentée en 1933 – alors même qu’Hitler accédait au pouvoir. Pendant six ans, Olga de Soto a collecté dans différents pays des témoignages de spectateurs – ayant vu la chorégraphie à différentes époques – et de danseurs l’ayant interprétée. Quelle trace l’œuvre laisse-t-elle derrière elle ? Selon les personnes interrogées, elle crée un point de résonance entre leur trajectoire personnelle et l’histoire du monde. Du point de vue du visiteur, chaque témoignage lui offre de « renaître » sous une nouvelle forme, singulière et intense, traçant une série de variations comme provoquée par un champ magnétique autour de l’œuvre.Expérimenter ses propres perceptions
Quelques marches encore mènent au rez-de-chaussée, habité par l’univers de l’une des pionnières de la performance, Esther Ferrer. Trois vidéos d’archive captent son travail de prise de mesure du corps et de l’espace, à travers la performance et la marche. Le parcours se conclut par Profils, intrigante peinture murale sur le fonctionnement du cerveau. Elle représente la silhouette d’une jeune fille prise dans des ondes noires, s’étendant de chaque côté sur les deux plans perpendiculaires au mur central. Effet d’optique ou retour aux sources du corps, la forme humaine bouge sous le regard fixe du visiteur.
Cette exposition genevoise traverse les frontières avec une aisance folle, venant faire écho aux expositions parisiennes de Pierre Huyghe, à Beaubourg, ou Philippe Parreno, au Palais de Tokyo. Comment donner une forme vivante à des œuvres plastiques ou une forme plastique à l’art vivant ? Les tentatives ici présentées transforment de fait l’espace d’exposition en un laboratoire fantastique où expérimenter nos propres perceptions.