Entre parterres de fleurs mauves et cèdres centenaires, le château de Chaumont-sur-Loire flanqué de ses quatre puissantes tours est une machine à remonter le temps. Pour peu que vous soyez seul devant le pont-levis, des images se bousculent. Erigée peu avant l’an mil, la forteresse, qui fut rasée, brûlée et reconstruite, est un véritable livre d’histoire dont on retiendra qu’elle fut jadis la propriété de Catherine de Médicis. Quand Sarkis découvre les lieux, la neige tient le brouhaha du monde à distance. Après avoir visité les salles ouvertes au public, admiré blasons et mobilier d’époque, emprunté l’escalier d’honneur, il tombe sous le charme des chambres de bonnes désaffectées de l’aile sud du bâtiment. « Les murs respiraient le passé. Les pièces n’étaient plus chauffées depuis des décennies. Je me suis approché d’une petite fenêtre, le paysage enneigé me semblait figé depuis très longtemps. Des images qui changeraient avec la lumière. » C’est à ce moment que naît l’idée des vitraux, d’une transparence qui transforme, d’un parcours qui relierait les hommes par-delà l’espace et le temps. Apposée sur le mur de pierre, une affiche annonce sobrement le nom de l’artiste et celui de l’exposition, Ailleurs ici. De chaque côté d’un couloir à l’abandon s’ouvrent des pièces offertes à la poussière et à l’humidité. Chacune d’elles renferme des objets hétéroclites stockés là comme dans un grenier et possède une fenêtre devant laquelle est suspendu un vitrail. Sans la possibilité d’y pénétrer, le visiteur se sent comme exclu de la scène. Il observe l’ordonnancement des choses comme il le ferait pour un décor de théâtre avec vue sur un autre monde. Ici, un chien endormi, un homme nu, un paysage brumeux. Là, un Indien près de son vélo, un chantier, une maison au bord d’un lac. La visite se poursuit. Les vitraux se succèdent et sont désormais installés devant des ouvertures plus larges. Ce jour-là, le soleil éclaire de ses pâles rayons le visage d’une danseuse indienne, un cerisier en fleurs, un sous-bois… « Les vitraux ne racontent pas une histoire, ils sont ouverts à celle de notre monde, à des milliers, des milliards d’images », explique Sarkis. L’année prochaine, il installera d’autres créations. Ce sont en tout 72 vitraux qui auront alors été créés tout spécialement pour le château de Chaumont-sur-Loire.
Dans la salle à manger, une table dressée de la plus belle manière attire l’attention. De toutes les assiettes de porcelaine déborde un met vert qui, de toute évidence, s’apprête à coloniser l’ensemble des objets disposés sur la nappe blanche. Les plasticiens suisses Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger sont à l’origine de ce potage surréaliste créé en résonance avec le thème « Jardins d’avenir ou l’art de la biodiversité heureuse » du Festival des jardins 2011, installé un peu plus loin dans le domaine. Avant de le découvrir, d’autres surprises attendent le visiteur : les plantes carnivores photographiées par Helene Schmitz, les nuages au-dessus du mont Fuji de Shin-Ichi Kubota, Les Sphères aux trois essences de bois de Dominique Bailly, la nature capturée dans ses moindres détails par Gilbert Fastenaekens, ou encore les installations poétiques de Tadashi Kawamata.[[double-v200:1,2]]
Parmi toutes ces propositions, le Tapis de lavande d’herman de vries et l’Invisible project de Manfred Menz attirent particulièrement l’attention. Le premier est une œuvre délicate et puissante. L’artiste hollandais, qui aime mélanger science – il est botaniste de formation –, philosophie, art et nature, a disposé à l’intérieur du manège des écuries un tapis de lavande naturelle. Lui qui refuse d’intervenir directement sur le paysage convoque ici la nature pour obliger le visiteur à s’interroger sur l’attention qu’il lui porte habituellement. La lumière entre par de nombreuses ouvertures réalisées tantôt à hauteur d’homme à cheval, tantôt dans la partie supérieure de l’édifice. Il règne une ambiance recueillie, exacerbée par le parfum entêtant qui monte du cercle mauve, tel un encens. Un véritable temple dédié à cette fleur aux vertus reconnues depuis l’Antiquité. De son côté, Manfred Menz s’intéresse aux arbres, fleurs et autres massifs occultés parce qu’ils ornent châteaux, palais ou bâtiments officiels. Le photographe allemand utilise un appareil numérique pour saisir de célèbres monuments un peu partout dans le monde et retravaille ses clichés en en effaçant toute architecture. Une nature bien entretenue et ordonnée apparaît alors. Les constructions, bien qu’invisibles, irradient sur le fond blanc de l’œuvre et déclenchent une sorte de jeu révélant la puissance de l’absence.
Les visiteurs pressent le pas. Nombre d’entre eux sont venus découvrir la 20e édition du Festival international des jardins. « Exalter la biodiversité de manière positive et mettre en évidence ce pouvoir qui est le nôtre de la valoriser et de la préserver, tel est l’enjeu de cette nouvelle édition. L’on y trouve, à côté de poétiques méditations sur cette thématique essentielle, des jardins d’avenir aux techniques très innovantes avec des rues végétalisées et des tours plus que vertes, mais aussi des métaphores frappantes des risques encourus par notre proche environnement », explique Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine et du Festival. Pour l’occasion, et en plus de la vingtaine de jardins confiés pour la plupart à des paysagistes, des « cartes vertes » ont été données, entre autres, à l’architecte et urbaniste Dominique Perrault, à la créatrice de mode Loulou de la Falaise et au plasticien Ernesto Neto associé à la paysagiste Daisy Cabral Nogueira, sa mère. Une promenade s’engage alors dans de petites allées qui mènent aux différents espaces inventés pour répondre au thème de la manifestation. Un régal. Ici, l’homme se prend pour un animal et plonge dans un tunnel fait de branchage et de terre à l’instar d’un nid ou d’un terrier. Là, il découvre le jardin des plantes disparues : sur des centaines d’étiquettes fichées au sol sont inscrits des noms ; elles sont ordonnancées à la manière de pierres tombales dans un cimetière militaire. Une mention spéciale à l’installation Lucy in the sky de Chilpéric de Boiscuille, Raphaëlle Chere, Pauline Szwed et Benjamin Haupais (Sativa Paysage). Elle nous entraîne en ville sur le toit d’une tour et nous donne un aperçu des possibilités d’un jardin hors-sol. Une réalisation étonnante et encourageante quand on sait que la ville est devenue ces dernières années pour les abeilles, chassées des campagnes par les pesticides, un havre de paix. Il n’est donc pas interdit de croire que même en milieu urbain, nous pouvons offrir un avenir à la nature.[[double-v220:4,5]]