« Nous croyons vraiment que l’art, qui tient une grande place dans notre culture, peut changer la façon dont nous pensons, rêvons, agissons, réfléchissons. » Invités à investir l’immense espace situé sous la nef du Grand Palais, à Paris, dans le cadre de l’édition 2014 de Monumenta, Ilya et Emilia Kabakov y déploient L’étrange cité, la plus importante installation qu’ils aient jamais réalisée. Elle réunit un ensemble de propositions à la fois voulue à portée de tous, de l’érudit à l’amateur, et témoignant du spectre extrêmement large qui caractérise leur pratique. Ce « tout simplement parce qu’ils parlent de la vie et de la condition humaine », rappelle Jean-Hubert Martin, proche de longue date du couple américain d’origine russe – aujourd’hui établi à Long Island, dans la banlieue de New York – et commissaire de l’exposition. En écho à l’intervention des Kabakov au Grand Palais, le musée Maillol ouvre, jusqu’au 20 juillet au public, La cuisine communautaire, installation acquise en 1992 par la fondatrice de l’institution, Dina Vierny. Retour sur deux parcours singuliers, moteurs d’une démarche unique et passionnante.
« Ilya peint et dessine, je fais tout le reste », a l’habitude de résumer en souriant Emilia Kabakov lorsque revient la sempiternelle question relative à l’organisation du duo artistique qu’elle forme avec son mari depuis plus de vingt ans. Leur histoire d’amour, elle, a pris source bien auparavant : cousins éloignés – un lien familial relie le père d’Ilya à la grand-mère maternelle d’Emilia –, ils se connaissent en quelque sorte depuis toujours ! Tous deux ont vu le jour à Dnipropetrovsk, ville d’URSS aujourd’hui ukrainienne ; lui en 1933, elle, née Kanevsky, douze ans plus tard. A l’époque, Ilya entre dans un collège moscovite d’enseignement artistique, après avoir été accepté dès l’âge de dix ans sur les bancs de la célèbre Ecole de Leningrad, installée entre 1942 et 1944 à Samarcande – dans l’actuel Ouzbékistan –, terre d’accueil de nombreux réfugiés – dont sa famille fait partie – pendant la guerre. En 1951, il intègre la section graphisme de l’Ecole des beaux-arts Sourikov de Moscou ; parallèlement à ses études, il commence à illustrer des livres pour enfants, ce qui deviendra son occupation officielle après l’obtention de diplôme en 1957. Cette même année, les parents d’Emilia sont arrêtés pour avoir tenté de quitter le pays, projet nourri par le père – d’origine juive polonaise, il s’était réfugié en URSS après l’invasion de son pays par l’Allemagne en 1939 – depuis la mort de Staline en 1953. L’homme est condamné à dix ans de prison, sa femme à six ans. Emilia et sa sœur habitent dès lors chez leurs grands-parents, à Dnipropetrovsk. La jeune fille y croise parfois Ilya, lorsqu’il rend visite à sa mère, Bertha. Jouant du piano depuis toute petite, elle rêve d’en faire carrière, mais le statut de ses parents l’empêche d’accéder aux conservatoires les plus renommés. A 17 ans, elle part étudier la musique à Irkoutsk en Sibérie, avant de rejoindre elle aussi, en 1966, la capitale soviétique où elle suivra des cours de littérature et de langue espagnoles à l’université. Elle rend souvent visite à son cousin, s’installant dans l’atelier pour y lire un livre ou écouter de la musique.« Observation » et ironieDepuis 1965, Ilya est devenu membre de l’Union des artistes d’URSS, un statut qui lui permet d’accéder plus facilement à du matériel, grâce auquel il poursuit, parallèlement à son travail d’illustrateur, une recherche « personnelle » – Dessins pour moi-même sert alors à la fois de titre d’œuvres et d’explication à fournir en cas de contrôle –, mais surtout à un nouvel atelier, plus grand, qui deviendra au cours de la décennie suivante un des lieux de rencontre privilégiés d’artistes non officiels – parmi lesquels Eric Bulatov, Viktor Pivovarov, Vladimir Yankilevsky – et donc privés de possibilité d’exposer. Le statut de l’artiste sans public, comme la possible interaction sociale de l’art, seront des thèmes moteurs des discussions du Groupe du boulevard Sretenskij – quartier abritant de nombreux ateliers –, que l’histoire retiendra comme précurseur du conceptualisme russe. « Notre position était de regarder la vie quotidienne soviétique à travers les yeux d’un “étranger”, d’être des observateurs », expliquait Ilya Kabakov fin 2008 dans un entretien à la revue américaine en ligne e-flux. « Il a débuté sa carrière en s’appuyant sur une observation extrêmement précise et une analyse d’une grande acuité de ce qu’étaient les caractéristiques de la société soviétique, précise de son côté Jean-Hubert Martin, à la veille de l’inauguration de l’édition 2014 de Monumenta dont il est le commissaire. Et tout cela avec une ironie incroyable, s’employant au fond à détourner ce qu’étaient les codes et règlementations qui régissaient la vie de cette société. Il a par ailleurs mis le doigt, de fait, sur un certain nombre de principes sociaux que l’on retrouve dans beaucoup de régimes autoritaires. » Tandis qu’à cette époque, Ilya Kabakov n’a pas particulièrement dans l’idée de faire sa vie ailleurs qu’en URSS – ou n’est tout du moins pas prêt à franchir le cap –, Emilia, elle, aspire à d’autres horizons. En 1971, elle dépose une demande pour émigrer en Israël. Une réponse positive tombe deux ans plus tard, mais elle n’a que cinq jours pour quitter le pays. « C’est Ilya qui m’amena à la gare, confiait-elle en avril dernier au journal britannique The Telegraph. Il m’avait donné quelques dessins pour que je les vende en cas de souci financier. Glissé un “Je t’aime”, également ; nous étions très émus. » A 28 ans, la jeune femme part accompagnée de sa fille, née d’un premier mariage – Ilya se mariera et divorcera, lui aussi, avant que le destin ne les réunissent pour de bon en 1988. Après quelques mois passés en Israël, Emilia décide de rejoindre les Etats-Unis, où elle s’installe définitivement en 1975, après une autre étape en Belgique. Elle y devient commissaire d’exposition et marchande d’art. Pendant plus de dix ans, chacun vit sa vie dans deux mondes que tout oppose. Jusqu’en 1987, année charnière, qui voit Ilya Kabakov sortir pour la première fois d’Union soviétique, à la faveur d’une invitation en résidence lancée par le Kunstverein de Graz, en Autriche. Lors d’une escale à Vienne, l’artiste se rend à l’ambassade américaine ; il a en poche une lettre que lui a envoyée le galeriste américain Ronald Feldman, lui proposant une exposition de son travail à New York – projet qui se réalisera au printemps suivant. Il en sort avec un visa dûment apposé sur son passeport ! Trois mois après le début de son séjour, qui devait en durer six, Ilya Kabakov apprend le décès de sa mère. Avec elle disparaît le seul lien fort le retenant à son pays natal. Il retourne brièvement à Moscou, mais sa décision est prise : il veut partir. Les autorités ne s’y opposeront pas ; la Perestroïka est en marche. Nous sommes en 1988, il a 54 ans. Emilia traverse l’Atlantique dès l’annonce de son arrivée à l’Ouest. Leur (nouvelle) vie commune débute. Sur le plan privé, elle est officialisée par un mariage en 1992, date de leur installation à New York ; sur le plan artistique, cela se traduit par une réflexion et des projets – essentiellement d’installations – menés de concert, bientôt signés de leurs deux noms.Au-delà des racines
Si le travail des Kabakov prend évidemment source dans leurs racines soviétiques, il ne saurait y être réduit. « C’est bien sûr le point de départ d’Ilya, sa base et, comme tout artiste, il puise dans sa jeunesse, son terreau culturel pour élaborer son œuvre, concède Jean-Hubert Martin. Mais on a eu tendance, pendant assez longtemps, à l’enfermer dans cette interprétation. Or, depuis son émigration et la collaboration entreprise avec Emilia, son travail n’a cessé de revêtir un caractère de plus en plus général, voire universel. Il ne s’agit plus seulement de questions d’ordre social et de liberté de l’individu, mais beaucoup plus de la condition humaine et des rêves que peuvent avoir les hommes d’une manière générale aujourd’hui et dans le passé. » Et c’est bien de ces questions que traite L’étrange cité déployée sous la verrière du Grand Palais.
Une fois entré dans l’imposant édifice, le visiteur est dirigé vers l’extrémité nord de la nef, où il découvre, après avoir longé un haut mur blanc, le chatoiement coloré d’un immense vitrail incurvé, sorte de coupole inversée, fluctuant au rythme d’une musique à la fois douce et envoûtante. Passée une haute porte, se dressant là, seule, telle une ruine d’un prestigieux passé, apparaît l’entrée de la « cité ». Sept édifices y abritent chacun un récit singulier. « C’est l’une des particularités de leur œuvre : il y a à chaque fois une narration, dont il faut saisir quelques éléments pour comprendre l’ensemble de l’installation ; de nombreux dessins et maquettes permettent d’y accéder assez facilement. » Ici, l’on part découvrir Manas, ville tibétaine à la fois terrestre et céleste, entourée de huit montagnes au sommet de chacune desquelles se trouve « un lieu, un organisme, une institution, qui d’une manière ou d’une autre permet d’accéder à un au-delà, à la métaphysique, à tout ce qui permet de nous arracher à la vie matérielle quotidienne. » Là, est présenté tout un ensemble de savants dispositifs destinés à établir des contacts avec le cosmos, tandis que la figure de l’ange est à l’honneur du bâtiment voisin, qui livre quelques clés d’une rencontre improbable, mais tant imaginée. « On a tous espéré un jour un miracle, être sauvé d’une situation par quelqu’un ou quelque chose », rappelle Emilia Kabakov*. « Ça peut être sous une forme littéraire, à travers une œuvre d’art ou même grâce à l’action d’un être humain. Notre vie est pleine de phénomènes inexpliqués. Mais nous n’en parlons pas, car la logique est contre nous… Et si je vous confie que j’ai rencontré un “ange”, vous me ferez interner de suite ; je ne vous le dirai donc pas ! Mais tout cela ça n’a pas d’importance, vous le saurez quand vous en croiserez “un” », glisse-t-elle dans un sourire.Installation totaleTout au fond de la cité, deux bâtiments plus grands encore que les précédents. Le premier a pour nom La Chapelle blanche ; il est le fruit d’une réflexion sur le temps et sur la mémoire, transcrite sur quatre murs divisés en rectangles : la plupart sont blancs, quelques-uns sont des images, prélevées ça et là dans le passé du couple. Le blanc semble peu à peu l’emporter, comme cela se produit inexorablement pour chacun d’entre nous au fil des ans. Dans la Chapelle sombre, d’immenses toiles récentes d’Ilya Kabakov occupent tout l’espace, éclairé par une généreuse lumière traversant le toit largement ajouré. Où l’on retrouve, pêle-mêle, des épisodes de vie, des fragments de littérature, d’histoire de l’art, autant de sources d’inspiration récurrentes dans le travail du couple. « Ces deux chapelles sont très représentatives de notre état d’esprit actuel, explique Emilia Kabakov. Avançant dans la vie, nous réfléchissons davantage qu’avant à la mort – même si la première prime encore sur la seconde. Cela se traduit par cette notion de “totalité” de vécu, de ce qui vous vient à l’esprit quand vous atteignez une certaine étape de votre existence. »
Présentée comme une installation totale – concept caractéristique de leur démarche des 25 dernières années –, L’étrange cité rassemble différents projets « reflétant nos idées, nos fantasmes, nos expériences, essentiellement d’ordre artistique. Celle, notamment, que l’on vit lorsqu’on entre dans un musée. Qu’est-ce qui vous arrive quand vous pénétrez dans un musée, quand vous regardez de l’art ? On voulait amener le public à se concentrer sur cette question. » L’implication du regardeur est essentielle, indispensable même, tout est pensé en fonction de lui. « Nous souhaitons qu’il ralentisse. Cette installation a besoin non seulement de son attention, mais aussi de son temps, de sa réflexion : sur lui-même, sa vie, la société dans laquelle il évolue, tout ce qui lui vient à l’esprit. Quel que soit son niveau d’éducation, son état émotionnel, chacun doit pouvoir s’y retrouver, de façon intime. » Il règne au sein de cette cité une étonnante sérénité. Déambulant d’un bâtiment à l’autre, le visiteur perd peu à peu la notion d’espace et de temps. Mais ici, s’égarer est apaisant.* Présente aux côtés de Jean-Hubert Martin et d’Olga Sviblova – directrice du Multimedia Art Museum de Moscou et co-commissaire de Monumenta 2014 – lors de la présentation à la presse de L’étrange cité le 7 mai dernier au Grand Palais.
Détour en cuisine au Musée Maillol
L’exposition consacrée aux Kabakov au Grand Palais est aussi l’occasion de (re)découvrir La cuisine communautaire, installation acquise par la collectionneuse et galeriste Dina Vierny, en 1992, qu’elle confiera au Musée Maillol créé à son initiative en 1995.
Dina Vierny (1919-2009) découvrit le travail d’Ilya Kabakov lors d’un voyage en Union soviétique dès la fin des années 1960. Elle fut l’une des premières à l’exposer en Europe de l’Ouest, en 1985 à Paris, la même année que la Kunsthalle de Berne alors dirigée par Jean-Hubert Martin. La cuisine communautaire voit le jour en 1991 dans la campagne française, à Mittainville où vit la collectionneuse. Sa mise en place au Musée Maillol nécessitera des travaux de terrassement d’une dizaine de mètres de profondeur, réalisés à la pioche. L’œuvre évoque les appartements communs où pouvaient vivre jusqu’à dix ménages soviétiques – à raison d’une famille par chambre –, conséquence de la crise immobilière que traverse l’URSS à l’époque. La cuisine est alors l’endroit où la vie des uns est étalée sous le regard des autres, la pièce où, souvent, s’expriment la frustration et la colère. La cuisine de Kabakov prend ici la forme d’une chapelle soviétique où résonnent toutes sortes de conversations entre locataires ; les uns cherchant tel ou tel ustensile, les autres égrenant des reproches envers ceux qu’ils jugent responsables du mauvais état du lieu. Les insultes accrochées au plafond rappellent qu’entre ces murs, règne un quotidien infernal, une situation de conflit permanent. L’installation est une sorte d’encyclopédie concentrant la précarité de la vie de ces familles à travers des photos d’anciens appartements communautaires, exposées sous la multitude de poêles, de casseroles et de cafetières immobilisées sur les murs. L’œuvre, une vingtaine d’années après sa création, rappelle la réalité soviétique à ceux qui affirment aujourd’hui que tout en Russie était mieux avant. En somme, elle raconte la vie de millions d’individus « étrangers les uns aux autres condamnés à cohabiter éternellement », comme le précise si bien Ilya Kabakov. Y. El Azzaz