« Votre art est très effrayant, affreusement tragique. Mais la vie est très tragique, alors autant lui faire face sans tergiverser. Autant ne pas dissimuler où nous sommes et ce que nous sommes. » C’est par ces mots que Jean Dubuffet salue, dans une lettre datée du 18 juin 1981, le travail de Michel Nedjar. Le père de l’art brut fera ensuite entrer les œuvres de l’artiste dans la Collection de l’Art Brut de Lausanne, musée né du don initial qu’il fit à la ville du fonds qu’il avait constitué depuis 1945. Trois phrases qui résument magnifiquement les racines d’un travail bouleversant, une vie placée sous le signe de la mort et le courage de la regarder dans les yeux.

Michel Nedjar est né en 1947 à Soisy-sous-Montmorency d’un père séfarade et d’une mère ashkénaze. Enfant, il accompagne sa grand-mère au marché de Saint-Ouen où elle vend des fripes (le schmattès en yiddish). Adolescent, il est placé comme apprenti tailleur dans une maison de confection. C’est à cette époque qu’il voit le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Confronté à l’horreur de la Shoah, le jeune homme affronte aussi l’histoire de sa famille, dont une grande partie a disparu dans les camps d’extermination. Ce choc fondateur aura des conséquences multiples sur la vie et l’œuvre de l’artiste, toutes deux hantées par la mort.
Au milieu des années 1970, Michel Nedjar commence à créer ses poupées tragiques. Il y a deux ans, il racontait notamment – sur notre site – sa rencontre, au Guatémala, avec une vendeuse de poupées de tissu – « Quand je les ai vues, j’ai eu un flash ! Je me suis souvenu de celles de mon enfance et j’ai décidé qu’une fois rentré j’allais en faire » – et comment elle avait été marquée, dès le départ, du sceau de la mort : « Le lendemain, une jeune fille avait pris sa place. Elle m’a dit : “Mia madre esta muerta”. La femme aux poupées était morte. Je les ai toutes achetées. La proximité entre elles et la mort m’a troublé. Tout mon travail tient à des rencontres et à des circonstances. »

A son retour à Paris, l’artiste fabrique ses premières poupées, faites de tissus, de cordes, de plumes. Puis il les plongent dans un bain de terre, de teinture et de sang. Une succession de rituels, une cérémonie païenne pour ramener à la vie une « chair d’âme ». En 1980, Michel Nedjar débute des séries de dessins sur des supports de récupération. Pour rester au plus près d’un corps à corps avec la matière, il peint avec ses mains qu’il plonge dans des seaux de peinture acrylique. Il revient ensuite sur ses œuvres au fer à repasser, seul vestige de son activité de tailleur, provoquant ainsi des « accidents », des convulsions de la matière. Les productions de cette époque vont sceller le début d’une notoriété internationale, avec son entrée dans la Collection de l’Art Brut de Jean Dubuffet. Ses œuvres ont également rejoint les collections du Centre Pompidou dans le cadre d’une des donations de Daniel Cordier.
Mais revenons sur ce matériau humble, celui par lequel tout a commencé : le schmattès ; comprendre tissu de rebut ou chiffon en français. Ce mot yiddish tout simple est un mot-valise, difficilement traduisible, qui peut désigner tour à tour une pièce de tissu, un corps de métier (la confection) ou une personne sans grand intérêt. Il est chargé d’histoires familiales et collectives pour la communauté juive. Il a surtout fait l’objet d’un colloque en 2004, au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. C’est de cette époque que date le début des échanges entre l’institution et Michel Nedjar qui ont abouti très récemment à une importante donation. Michel Nedjar a choisi des œuvres résumant au mieux son parcours artistique : une soixantaine de dessins à l’acrylique, plus de trente masques et poupées, ainsi qu’un reliquaire. L’exposition, si justement intitulée Présences, semble hantée par de vieilles âmes sorties de l’oubli grâce au travail minutieux d’un archéologue.
Une surprise attend le visiteur au sein de la collection permanente du musée : Poupées Pourim, une œuvre commandée en 2005 à l’artiste, y est exposée. Michel Nedjar a imaginé un théâtre de poupées colorées et drôles. « Réparées », enfin, pour participer aux réjouissances.
Les 40 ans de la Collection de l’Art Brut
La Collection de l’Art Brut de Lausanne a été créé le 26 février 1976, après la donation par Jean Dubuffet de quelque 5 000 œuvres réalisées par plus de 130 créateurs. Pour célébrer cet anniversaire, l’institution organise une grand exposition hommage, L’Art Brut de Jean Dubuffet, aux origines de la collection, où sont présentées près de 150 pièces issues du fonds du musée. Clin d’œil posthume au fondateur, ces œuvres ont été sélectionnées par Dubuffet lui-même pour L’Art Brut, exposition historique qui s’est tenue à la galerie René Drouin, à Paris, à l’automne 1949. Jusqu’au 17 avril, le lieu accueille par ailleurs la deuxième édition de sa Biennale de l’Art Brut – initiée en 2013 – placée sous le thème « Architectures » : plus de 250 dessins, peintures, sculptures et créations textiles y sont dévoilés. D’envergure internationale, la manifestation réunit une cinquantaine de créateurs historiques et contemporains, parmi lesquels le Japonais Yuji Tsuji, l’Américain Gregory Blackstock, l’Espagnol Pepe de Valence ou encore la Française Marie-Rose Lortet. Plus d’infos sur www.artbrut.ch.
Retrouvez Michel Nedjar sur le site Gallery Locator.