A l’occasion de l’exposition Figure out / Figure in, qui lui est consacrée jusqu’au 4 juin au Louvre, nous mettons en ligne le portrait de Tony Cragg réalisé pour Cimaise (no 292). Chef de file de toute une nouvelle génération de sculpteurs britanniques dans les années 1970, l’artiste a longtemps joué de la diversité, de l’accumulation, avant de renouer avec la simplicité de la ligne. Rencontre avec un adversaire de la « dictature de l’utilitarisme », pour lequel chaque matériau a sa propre éthique, expression et poésie, et qui fait naître des sculptures tout en liberté.
A sa manière, tendre et souvent malicieuse, il réenchante un monde abandonné; ses compositions figuratives, ses mosaïques d’objets en plastique coloré comme ses sculptures tirent leur force et leur éclat des matériaux les plus ordinaires, oubliés ou rejetés, échoués ici ou là ; il les trie et les réinvente comme pour mieux nous confier : « Attention de ne pas oublier la nature ». Chef de file dans les années 1970 d’une nouvelle génération de sculpteurs britanniques, Tony Cragg, aux côtés de Richard Deacon, Bill Woodrow, Anish Kapoor ou encore Jean Luc Vilmouth rencontre d’abord le succès en Angleterre, son pays natal. Grâce à l’excellent travail critique qui accompagne leur liberté, ces jeunes artistes incarnent à l’époque la renaissance de leur art. Reconsidérant la notion de sculpture et ses méthodes de production, ils élargissent avec audace les perspectives du langage formel, réinventent leur discipline en faisant d’elle un domaine privilégié d’expérimentations et d’innovations. Bien qu’il n’y ait que peu de similitudes formelles dans leurs travaux, l’objet est au cœur de leurs préoccupations. Dans l’œuvre de Tony Cragg, à la croisée du géométrique et de l’organique, de la construction et de la figure, le dessin précède la sculpture, le matériau détermine la forme. L’ensemble de son œuvre se caractérise successivement par des empilements, des compositions d’objets, des paysages, des coquilles et des maisons, des systèmes moléculaires comme autant de formes premières. Il élabore méthodiquement une géographie sensible du monde contemporain en créant des compositions hybrides aux lignes parfois archaïques, au travers desquelles il fait affleurer le monde invisible, en perpétuelle gestation ou profondément enfoui.
Un enseignement fondé sur l’expérimentation
Né en 1949 à Liverpool, Tony Cragg a connu une jeunesse mouvementée, rythmée par les déplacements professionnels de son père alors ingénieur électricien dans la Fleet Air Arm (un corps de l’armée de l’air associé à la Navy). Son rêve d’enfant, devenir fermier comme son grand père, s’éclipse en grandissant au profit d’un intérêt soutenu pour les sciences. La chimie, la biologie et la physique sont les matières qu’il étudie alors à Hatefield près de Londres. Il participe même à des recherches sur le latex d’hévéa mais, rebuté par un enseignement qu’il trouve ennuyeux, il se met au dessin, travaille dans un centre de formation pour adultes où il acquiert des connaissances sur la céramique et les techniques d’impression (des notions qu’il considère fondamentales dans la pratique de son art) et, encouragé par un ami, décide de tenter une année d’études dans une école d’art. En 1969, une bourse en poche, il entre au Gloucester College of Art and Design de Cheltenham, section dessin et peinture. C’est à la fin de cette année d’études qu’un exercice l’oblige à tâter de la sculpture. « Nous devions réaliser une pièce avec des matériaux de réemploi. J’ai été fasciné par la diversité d’expression qu’ils offraient en fonction des techniques utilisées. »
L’année suivante, il entre à l’Ecole des beaux arts de Wimbledon. « C’était la première fois que j’approchais le monde de l’art et j’étais très impressionné. L’été, je travaillais en usine. C’était très physique et j’adorais cela, j’avais de l’énergie à revendre. Quand je me suis retrouvé sur les bancs de l’école, j’ai été un peu surpris par le peu d’effervescence. Tout d’un coup, c’était beaucoup moins excitant. J’ai cependant eu la chance de bénéficier de l’enseignement d’une nouvelle génération de professeurs dont faisait partie le sculpteur Roger Ackling qui souhaitait proposer un enseignement fondé sur l’expérimentation. »Au terme d’un cursus de trois années en section dessin et peinture Tony Cragg se voit refuser l’accès au département sculpture ! Loin de se décourager, il réalise ses premières installations sculpturales en extérieur ou encore dans des usines désaffectées.
L’utilisation de matériaux de récupération pour réaliser ses premières œuvres amène la critique à évoquer l’Arte Povera. Tony Cragg découvre à cette occasion des artistes qui l’impressionnent, mais dit aussi avoir été très sensible à l’époque à l’art minimaliste de l’Américain Donald Judd. « Comme tous les étudiants, j’ai essayé de travailler à leur manière mais j’avais un sentiment d’incomplétude, il était important que je trouve ma voie. » Après l’obtention de son diplôme, il intègre le Royal College of Art de Londres, section sculpture, qui compte alors deux étudiants… Une année qu’il identifie aujourd’hui comme le véritable commencement de l’aventure. « Après la stratégie de désignation de l’objet qu’avait inventé Duchamp, il était évident dans les années 1970 que celle-ci avait atteint ses limites et j’étais avec d’autres étudiants à la recherche de nouveaux matériaux qui détermineraient d’une certaine façon de nouvelles méthodes de production. C’est dans la rue, dans les poubelles, au coeur de friches industrielles que je trouvais la matière première pour mon travail. Le contexte culturel, social et politique de l’époque n’a pas été étranger à cette démarche. Nous étions dans une période plutôt déprimante, une économie sur le déclin qui annonçait des réformes radicales, la guerre du Viêt Nam était encore très présente, sans oublier mon intention était de contrer ces idées moroses en utilisant la provocation ; j’étais comme tous les jeunes dans l’émotionnel. »
Invité, en 1975, à enseigner à l’Ecole des beaux-arts de Metz, Tony Cragg garde un souvenir ému de cette expérience. A cette occasion il fait de nombreux allers-retours entre la ville française et Wuppertal en Allemagne pour rejoindre son amie. « C’était une période fantastique ! J’ai fait l’apprentissage de la langue française, découvert la littérature de votre pays mais aussi sa gastronomie, ses paysages et, bien sûr, j’ai rencontré beaucoup d’artistes français comme Jean-Luc Vilmouth alors étudiant dans l’école où je donnais des cours. »
La prééminence de la forme
De retour en Angleterre, il achève ses études et décide de demeurer à Wuppertal où les conditions pour y installer un premier atelier sont bien meilleures que dans la capitale anglaise. La même année, il expose à la Lisson Gallery à Londres puis à New York. En 1978, il participe à Paris à l’une des trois expositions JA-NA-PA, prélude à une longue liste d’invitations à travers le monde où il réalise des installations avec les matériaux qu’il trouve sur place. « Ce sont des années qui m’ont beaucoup appris, où j’ai pu expérimenter pas mal de choses, mais assez rapidement j’ai eu l’impression de me répéter. C’était par ailleurs très fatigant et j’avais déjà deux de mes quatre enfants ! Il était temps pour moi de revenir dans le contexte de l’atelier à Wuppertal où j’ai commencé à travailler avec deux assistants. »
Selon Tony Cragg l’histoire de l’art émane de deux mouvements indissociables, celui du développement propre à l’art et celui du développement personnel de l’artiste. Doté d’un esprit scientifique, c’est à travers le matériau, objet de fascination, qu’il explore le monde et analyse l’humanité et le rapport qu’elle entretient avec son environnement. « Je suis un matérialiste ! Je ne peux concevoir ma vie sans avoir une compréhension parfaite de tout ce que je vois. Je veux connaître la constitution de chaque matériau, sa physique, sa chimie… Chacun d’eux a sa propre éthique, morale, expression et poésie. C’est pour moi la stratégie idéale qui me permet de comprendre la réalité de notre monde. » Au-delà des générations, ce sont les constructions qui changent le cadre de vie, l’organisent, le prédestinent. Pour Tony Cragg, cette prééminence de la forme est la constituante fondamentale de l’œuvre. « Aujourd’hui notre environnement, nos paysages subissent la dictature de l’utilitarisme. Toutes les formes de constructions humaines (bâtiments ou objets) ne se justifient que par leur fonction finale. Il semblerait que nous ayons divorcé de la nature. Le monopole qu’impose ce répertoire de formes identifiées a pour conséquence d’enfermer notre liberté de penser d’autres formes et d’envisager d’autres voies de développement. Je pense que la sculpture peut permettre de retrouver cette liberté. La responsabilité de ces choix ne doit pas être laissée aux seuls pouvoirs politique et économique. Les artistes, les penseurs, les philosophes ont également un rôle à jouer et c’est précisément ce que je tente de réaliser dans mon travail. Comme autant de métaphores, mes œuvres sont des propositions alternatives. J’essaie de faire prendre conscience de la richesse des formes disponibles pour construire et sauvegarder notre environnement et du rôle essentiel de chacun d’entre nous pour y parvenir. »
Les cinq dates
1973 > Entrée au Royal College of Art à Londres.
1976 > Poste d’enseignant à l’Ecole des beaux-arts de Metz.
1977 > Première exposition à New York.
1978 > Exposition JA-NA-PA à Paris.
1982 > Retour au contexte de l’atelier, à Wuppertal.