Des contes cruels de son enfance à l’exil, Ruta perpétue une longue tradition artistique. Entre-temps, l’histoire et ses scories prennent parfois, en manière d’exorcisme, le masque du sarcasme et de l’ironie, telle une voie initiatique pour battre en brèche l’exil du dedans.
C’est un atelier habité par un petit peuple d’êtres de terre, fragiles et tendres. Humbles guetteurs, ils sont assis au bord de la vie, dans les bras de l’exode. Au cœur d’une écrasante apathie, d’une terrifiante immobilité, ils cheminent encore pourtant. Ils ont le visage sidéré des populations jetées sur les routes tout au long de l’histoire des hommes. Ils portent aussi les stigmates des exils intérieurs, ces enfers intimes qui engloutissent les âmes. Ruta Jusionyte est une fine connaisseuse des exils. L’artiste est née en Lituanie en 1978, plus précisément à Klapeida, troisième ville du pays. La Lituanie, à l’époque, est une des républiques de l’Union soviétique. « Il y avait le portrait de Lénine dans ma classe et j’ai porté un uniforme avec une cravate rouge. » L’enfance de Ruta est bercée par l’envie d’aller voir le monde au-dehors, de sortir des limites étroites de la cité, du pays. Son grand-père maternel, capitaine de bateau, ramène de l’Ouest des objets défendus qu’il cache à bord…
Quant à la vocation de l’artiste, inutile de la chercher bien loin. « Mon nom est chargé d’histoire(s). » explique-t-elle. Impossible d’ignorer une lignée tout imprégnée d’art. Son père Algimantas est peintre, comme son grand-père Stasys. Tous deux ont été présidents de l’association de la maison des artistes lituaniens. Sa grand-mère Aldona est sculpteur. Il ne faut pas croire cependant que l’artiste est née coiffée, comme on dit. Dès le collège, Ruta Jusionyte intègre une filière spécialisée, un collège puis un lycée d’art. Quand vient le temps des Beaux-Arts à Vilnius, elle se spécialise dans la céramique. De peinture il n’est pas question. « Une femme ne fait pas d’ombre à son père. Je ne pouvais pas le dépasser, ni même le concurrencer. En revanche, je me suis postée sur le territoire de ma grand-mère. Tout le monde était en admiration devant elle. L’enjeu était de prouver que moi aussi j’étais aussi capable qu’elle. »
L’art, c’est Paris !
Quand Ruta est diplômée en 2000, le bloc de l’Est s’est effondré depuis dix ans. C’est la liberté, enfin, et le droit de quitter le pays. Mais comme dans une fable cruelle, cette liberté a le mufle du monstre. « La crise économique qui a suivi la fin du communisme a signé la fin de la solidarité » commente sobrement l’artiste. L’entrée brutale dans l’économie de marché est synonyme de corruption, de misère, d’effondrement des valeurs communes. La jeune artiste constate le peu de place fait à la nouvelle génération à laquelle elle appartient. Quand elle démarche des galeries, elle ne peut éviter la comparaison que lui impose son célèbre nom. Le temps du départ est venu. La famille Jusionyte porte depuis longtemps un attachement particulier à la France, pays d’art et de culture. « Mon père et mon grand-père disaient souvent : « L’art c’est Paris ! » » C’est donc là que Ruta arrive, en 2001.
L’univers particulier de l’artiste, très reconnaissable, se nourrit de son ailleurs. Ruta fait jaillir de la terre des créatures hybrides et complexes, animaux ou chimères. Elle va puiser dans le souvenir des contes cruels de son enfance pour créer des êtres grotesques, chat rigolard ou monstre marin, dignes représentants de l’humour des pays baltes, dit-elle. Un humour où l’ironie le dispute au sarcasme… Une œuvre parfois incomprise, où le grotesque assumé provoque un malentendu comique. L’artiste signe Ruta, tout simplement. La mort de son père, en 2003, va durcir sa création. La naissance de sa fille va parachever le bouleversement.
La louve comme totem
En 2007, un changement radical s’opère dans son travail. « J’ose, je parle, je donne ma vision de l’être humain » C’est le manifeste de l’artiste pour annoncer l’arrivée de sa petite troupe d’êtres exemplaires. Ils ont un temps les yeux bleus, le temps pour Ruta d’accrocher le regard. Ils sont un temps patinés à la fumée, le temps pour l’artiste de renoncer à l’aléatoire. Fragiles mais déterminés, terrifiés mais têtus, ces corps nus et désarmés vont toujours vers plus d’expressivité, comme pour tendre vers l’épure de la sensation. Ils nous sont tellement connus ces « petits » que le spectateur hésite entre ravissement et écrasement.
La pression de l’exil intérieur s’est faite moins forte et Ruta peut maintenant tâter de la liberté. L’artiste n’en a pas fini avec l’humanité, mais elle ose partir ailleurs, encore. Inviter la louve comme totem et comme guide pour symboliser ses deux destins de femme et d’artiste, convoquer le centaure comme double, « son côté bâtard », exclu de ses familles d’origine. « C’est un peu mon histoire. J’ai fini de grandir ici. Le plus difficile était de faire sa place. » C’est dans l’exil que Ruta a retrouvé sa terre, sa lignée. Elle est revenue chez elle. « Aujourd’hui, je peux me tenir à côté d’eux » constate-t-elle. Eux. L’artiste signe aujourd’hui Ruta Jusionyte.