Une exposition peut en cacher une autre : expo-bonus ou expo-focus généralement, pour apporter d’utiles éclairages, expo-gadget parfois, pour ne rien dire du tout… Parallèlement à l’exposition temporaire Corps et décors, Rodin et les arts décoratifs, le musée Rodin a, pour sa part, choisi de proposer à un public pas nécessairement averti, une étonnante « expo-contrepoint » au cœur même de ses collections permanentes.
Dans le cadre de la programmation d’art contemporain à laquelle la vénérable institution souhaite donner un nouveau souffle, l’artiste belge Wim Delvoye a été invité à exposer une sélection de ses œuvres, quatre pour être précis, mais le nombre n’est pas la question. Selon le commissaire de la manifestation, Delvoye a été choisi pour sa capacité à « dynamiter » les notions de bon ou de mauvais goût, en particulier dans le domaine des arts décoratifs. Pour faire simple, le mauvais goût ne serait pas forcément là où on pense.
Pour juger du défi lancé aux visiteurs, il faut rappeler que Wim Delvoye s’est rendu célèbre en croisant des techniques « du passé » (sculpture, architecture, vitraux, porcelaines, surtout de culture flamande), avec l’iconographie « attrape-tout » de notre société de consommation (de Walt Disney aux logos publicitaires). Il aime à s’aventurer, avec un sens certain de la provocation et une évidente jubilation, sur les terrains les plus sensibles et les plus scabreux : scatologie, pornographie, condition animale… Il est ainsi l’un des rares artistes encore susceptibles de faire polémique, comme à Nice (avec son exposition au MAMAC) récemment. Une réputation sulfureuse qu’il a acquise au fil de créations controversées comme ses Cloaca (automates excréteurs ou machines reproduisant le processus de digestion), ses cochons tatoués (spécialement élevés à cet effet dans une ferme en Chine, exposés vivants ou post mortem en tableaux de peau) ou encore ses Muses (vitraux réalisés à partir de scènes pornographiques radiographiées aux rayons X), pour ne citer que quelques exemples emblématiques. On se souvient qu’il y a deux ans, il a tatoué le dos d’un jeune homme, « œuvre » vendue ensuite à un collectionneur qui la possédera définitivement à la mort de ce dernier.
Ici, honnêtement, on ne peut pas dire que l’artiste dérange. Dans la cour d’honneur de l’hôtel Biron, une monumentale Tour, toute en dentelle d’acier, patinée de rouille, et en ornementations style « gothique flamboyant » constitue un point de ralliement idéal aux touristes harassés. Elle voisine plaisamment avec les prestigieuses flèches avoisinantes, celle de la tour Eiffel comme du dôme des Invalides.
Pas de quoi troubler, à deux pas de là, les cogitations du Penseur. A l’étage, la maquette de La Cloaca Gate a les honneurs d’une pièce dédiée. Cette réplique de la porte de son atelier à Gand, présentée en référence à La Porte de l’Enfer, offre une sorte de manifestedes thèmes chers à Delvoye : des armoiries, la figure virile et bodybuildée de M. Propre associée à un intestin et aux logos conjugués des marques Ford et Coca-Cola, emblème de la fameuse « machine à caca » imaginée par l’artiste… Le tout servi dans un bruit de machinerie car le portail s’ouvre et se referme (une métaphore !). Sont aussi convoqués les souvenirs des grandes maisons de production hollywoodiennes, (telles la MGM et sa devise Ars Gratia Artis ou la Warner Bros, dont le WB inscrit dans un écusson est transformé en WD), et l’héritage de Warhol, qui est un peu « le père spirituel » des golden boys du marché de l’art. Le public intrigué, en particulier les plus jeunes, observe longuement le manège. Dans l’attente visiblement de quelque chose qui n’arrive pas…
Les massessombres de la série Helix jouent sur le contraste. Evoquant l’iconographie religieuse du Christ en croix, ces hélices, censées reproduire la molécule d’ADN, sont exposées à dessein en vis-à-vis d’un plâtre réalisé par Rodin Le Christ et Marie-Madeleine. Elles tournent en fait plutôt à vide : la répétition du motif et la « froideur » de son exécution sont à l’opposé des corps irradiant de vie qui les entourent.
Enfin, deux Gandagas, bonbonnes de gaz recouvertes de motifs imitant ceux des vases grecs en céramique à figures rouges, fort bien exécutées, font écho à la collection d’antiques que Rodin affectionnait. Elles suggèrent la charge explosive de l’art contemporain et donne lieu à un anachronisme réjouissant au milieu de tant de chefs-d’œuvre (un Van Gogh entre autres) accumulés par le Maître.
« Expo-gadget » alors ? Tout cela est précisément affaire de goût. Reconnaissons au moins que pour le musée Rodin, c’est un joli « coup ». D’abord, cet artiste n’a encore jamais eu de grande exposition institutionnelle ou muséale à Paris, même s’il expose régulièrement chez Emmanuel Perrotin. Ensuite, Wim Delvoye appartient à cette nouvelle génération d’« artistes entrepreneurs », dans la lignée des Jeff Koons et Damien Hirst, dont le marché de l’art raffole. Le grand public a l’occasion de voir les choses de près et de se faire sa propre opinion. Enfin, la présentation d’œuvres contemporaines dans les lieux d’histoire est devenue « un incontournable », ces dernières années. Il faut s’y faire. Et quitte à emboîter le pas, autant que cela ait du panache : la confrontation du « jeune » Wim Delvoye (45 ans) à l’immense Auguste Rodin, ne manque vraiment pas d’humour, fût-il grinçant.