Avec un soupçon de provocation et un zeste de subversion, ce trublion de la gastronomie traditionnelle a inventé le design culinaire. Non pas pour l’esthétique, mais pour retrouver la cohérence des produits, leur forme, leur goût, leur histoire… Une façon de bousculer notre vision de la cuisine. Il participe jusqu’au 24 juin à Food Design, aventures sensibles, organisée par la Maison de La vache qui rit, à Lons-le-Saunier, dans le Jura. L’exposition s’articule autour des enjeux du design culinaire, tant du côté des designers que des industriels et des gourmets – ou gourmands ! En partenariat avec le Lieu du design, installé à Paris, Marc Brétillot a notamment convié de jeunes designers* à venir questionner le monde alimentaire. Une section intitulée Prospectives singulières, met, quant à elle, en lumière les propositions futuristes nées d’échanges entre industrie agro-alimentaire et travaux d’étudiants. Une exposition originale à l’occasion de laquelle nous mettons en ligne le portrait de Marc Brétillot écrit pour Cimaise (289).
De temps à autre, il esquisse un petit sourire, vite effacé. Marc Brétillot a beau « avoir un intérêt pour la cuisine qui vire parfois à l’obsessionnel », cela ne fait pas de lui un joyeux amphitryon. Direct et sympathique, certes, mais sans l’exubérance qu’on aurait pu imaginer de celui qu’on présente parfois comme un « génie fou ». Cela fait plus de dix ans que Brétillot a imposé le design culinaire comme discipline et qu’il l’enseigne à l’Esad de Reims, première école européenne à offrir cette option. Quand on lui demande ce qu’est le design culinaire, il rétorque « Qu’est-ce que le design ? ». Que les choses soient claires: « Qu’il s’agisse d’une chaise ou d’un gâteau, cela ne change pas grand-chose. » Le design culinaire de Brétillot arbore donc sans complexe ses diverses facettes : mises en forme d’aliments, insolites mariages de saveurs, installations et performances mettant en scène la nourriture, les concepts culinaires… « Il s’agit de remonter dans l’histoire du produit, trouver son sens, arriver à montrer la cohérence avec son vécu, sa forme, son goût… L’esthétisme ? C’est autre chose. »
Elevé au sein d’une grande famille « portée sur la nourriture », avec un père chasseur et grand amateur de fromage et une nounou cuisinière s’approvisionnant directement au potager, Brétillot acquiert sa sensibilité culinaire très tôt. Mais sa grande passion reste le dessin. En classe de seconde, impatient de quitter « le système », il intègre l’école Boulle. « J’ai été orienté vers les métiers d’art, mais ça aurait aussi bien pu être la cuisine… » Il passe par la gravure, la création de mobilier et complète avec une formation aux techniques du verre. Sorti de l’école, il conçoit des prototypes pour d’autres designers, crée des meubles en série limitée ou des pièces uniques, puis est appelé par l’Esad de Reims pour enseigner les matériaux. « Ma passion culinaire aidant, j’ai eu l’idée d’utiliser l’alimentation comme matière première. On trouve dans l’univers de la cuisine un panel exceptionnel de textures, de couleurs, de reflets, de formes… et une grande liberté de création. Sans oublier que la nourriture fait appel aux cinq sens simultanément, à la mémoire et à des références personnelles et culturelles très fortes et intéressantes. »
Design et rentabilité
« Je ne suis pas sûr qu’il soit important de travailler pour le plus grand nombre et je pense que ceux qui y aspirent le font souvent pour une question de rentabilité. Au final, on s’impose des standards. Trouver les mêmes meubles aux quatre coins du monde, je trouve cela flippant. »
Tandis que l’atelier de design culinaire se met doucement en place à l’Esad, Brétillot concentre toute sa créativité à approfondir le concept. « J’ai la chance de ne pas avoir suivi de formation en école hôtelière, je ne suis pas formaté sous le poids du respect de normes et de règles strictes. Cela me donne un espace supplémentaire, je ne m’interdis rien dans l’expérimentation. Dans le design culinaire, on essaie toujours d’amener les gens le plus loin possible, ce qui n’est pas si simple. Goûter un produit qu’on ne connaît pas, c’est compliqué, on a toujours besoin d’un référent, d’une assurance. De son côté, l’expérience demande à être appréciée dans sa globalité. Selon la qualité de l’espace où l’on se trouve, la lumière, les couleurs…, le ressenti va être très différent.»
Pour lui, pas question pour autant de fioritures. Il « préfère une nappe blanche à une nappe à fleurs », se méfie des « décorations qui masquent des insuffisances » et s’insurge contre les chefs « gicleurs de sauce dans l’assiette ». « C’est un geste mécanique qui ne requiert aucune attention particulière. C’est le genre de chose que je ne comprends pas, qui n’apporte rien ; du n’importe quoi comme en on voit dans nombre de restaurants 3 étoiles… » Un homme qui aime tellement la table qu’il avale volontiers « même ce qui n’est pas bon ». Mais qui préfère avant tout les choses simples. « La cuisine intelligente, l’émotion culinaire, c’est très rare aujourd’hui. Au moins, quand on déguste un bon fromage fermier, on n’a pas l’impression de se faire arnaquer. On trouve dans sa forme une cohérence avec son histoire et son goût. On retrouve un design naturel créé par le contexte. »
Les croissants. « Quand je fus en âge d’avoir de l’argent de poche, je me suis autoproclamé critique. Le jeu consistait à poser mon dévolu sur une rue bien pourvue en artisans boulangers pâtissiers. Ensuite, de façon méthodique, j’achetais dans chacune des boutiques un croissant, le dégustais, en mémorisais l’appréciation et recommençais jusqu’au bout de la rue. Puis serein et repu, je déclarais, dans mon for intérieur, le lauréat… »
Une esthétique de l’efficacité
Pas question non plus de cacher ce que la plupart des consommateurs préfèrent souvent ignorer : la provenance de leur alimentation. Parfois même, le jeu vient participer au design culinaire. Pour Le grand déjeuner, un banquet performance, des poules picoraient les déchets jetés par les convives. « Aujourd’hui, on a de moins en moins d’emprise sur ce que l’on fait. On ne sait pas d’où vient la nourriture, or il faut remonter la chaîne de production pour trouver le sens de ce que l’on mange. Ce n’est pas pour le côté bio qu’il faut faire son jardin, mais pour voir comment ça pousse, comment vient la couleur, le goût… »
Qu’il s’agisse de mettre en scène un plat ou de dessiner des objets de présentation culinaire, Brétillot cultive inlassablement « une esthétique de l’efficacité ». C’est pour cette raison aussi que, malgré les années, il ne lâche pas son groupe de rock (Les Equarrisseurs), au sein duquel il est « un très mauvais » batteur. « Ce qui m’intéresse, c’est le rock, l’énergie, le côté brut. C’est pareil pour la nourriture. J’aime la mise en danger, le feu des projets, être soumis au “ça passe ou ça casse”. »
Il n’en oublie pas pour autant l’essentiel : « Ce qui valide le travail, c’est le goût. Si ce n’est pas bon, mieux vaut renoncer. Même quand je fais des installations, tout tourne autour de ça. » Car tout, ou presque, ce qu’il réalise, on doit pouvoir le manger. Le côté éphémère de ses créations ne le gêne pas : « La pérennité du produit, c’est dans la tête. On peut vivre avec un objet tous les jours sans savoir qu’il est là. Mais quand on découvre un sublime gâteau, on ne l’oublie pas… »
* Dont Germain Bourré, Eléonore Delattre, Delphine Huguet, Julie Rothhahn et Magali Wehrunget.
Cinq dates qui ont compté
A 4 ans> Premier cours de dessin dispensé par sa grande soeur Mathilde.
A 6 ans> Premier déguisement de cuisinier.
1989> Ouverture de l’atelier multimatériau à Ménilmontant.
1999> Création de l’atelier de recherche en design culinaire de L’Ecole supérieure d’art et de design de Reims, où il enseigne toujours aujourd’hui.
2002> Rencontre avec Laurent Denise d’Estrées (agence 14 septembre) et Eric Trochon (cuisinier), compagnons d’aventures gourmandes.