Contemporain du groupe Fluxus comme de l’art minimal, dont il séduit de nombreux acteurs, l’art conceptuel n’a jamais constitué un mouvement clairement organisé ni homogène, mais plutôt une mouvance, née à New York dans les années 1960 et qui poursuit aujourd’hui son exploration d’arguments, méthodes, attitudes et stratégies multiples. La Daimler Contemporary présente, jusqu’au 18 mars à Berlin, quelque 80 œuvres(1) issues de sa collection permettant d’appréhender la diversité de la réflexion conceptuelle et son influence sur les pratiques artistiques des 50 dernières années à travers le monde.
« L’art comme idée en tant qu’idée. » Cette formule dérivée de la phrase de l’artiste américain Ad Reinhardt – « Art as art as art » – et reprise à son compte en 1969 par son cadet Joseph Kosuth est devenue l’axiome premier des tenants de l’art conceptuel, selon lesquels l’idée prend le pas sur la réalisation. « L’art est la définition de l’art », affirme encore Joseph Kosuth, qui n’a que 20 ans lorsqu’il crée l’emblématique One and Three Chairs (1965) : une installation composée d’une chaise en bois, d’une photographie de l’objet ainsi que d’un texte prélevé dans un dictionnaire et livrant la définition du terme « chaise ». Dès le départ, son travail est axé autour de l’analyse linguistique des rapports entre les mots, les choses et les images, dissociant résolument l’art de toute approche esthétique. Avant lui, l’Américain Henry Flynt a déjà mis en avant la notion de « Concept Art » – il entend alors faire du concept un matériau artistique –, dans un essai sur le mouvement Fluxus publié en 1963 ; l’année précédente, Robert Morris a présenté Card File, œuvre de référence constituée de 44 fiches rangées dans un classeur métallique et déclinant, par ordre alphabétique, les données constitutives de l’ensemble. Joseph Kosuth reste cependant considéré comme l’un des théoriciens et artistes les plus importants de l’art conceptuel, dont il n’hésite pas à situer les prémices dans l’œuvre de Marcel Duchamp : « L’événement qui permit de concevoir et de comprendre qu’il était possible de “parler un nouveau langage”, tout en conservant un sens à l’art, fut le premier ready-made de Marcel Duchamp (NDLR : Roue de bicyclette, 1913). A partir de là, l’intérêt de l’art ne porte plus sur la forme du langage, mais sur ce qui est dit. Ce qui signifie que le ready-made fit de l’art non plus une question de forme, mais une question de fonction. Cette transformation – ce passage de l’apparence à la conception – marqua le début de l’art moderne et celui de l’art “conceptuel”. Tout l’art (après Duchamp) est conceptuel. »(2)
(1) Les artistes exposées à Berlin sont le duo formé par le Japonais Shusaku Arakawa et l’Américaine Madeline Gins, l’Allemande Isabell Heimerdinger, les Américains Robert Barry, Dan Graham, Joseph Kosuth et Sol LeWitt, l’Australien Ian Burn, l’Autrichien Andreas Reiter Raabe, les Britanniques Martin Boyce, Ceal Floyer, Jonathan Monk, les Danois Poul Gernes, Albert Mertz et Lasse Schmidt Hansen, l’Espagnol Santiago Sierra, les Français Daniel Buren, Francois Morellet et Michel Verjux, le Polonais André Cadere et le Suisse Olivier Mosset.
(2) Extrait de l’article Art after philosophy I, publié dans la revue Studio International en octobre 1969, qui constitue l’un des écrits fondamentaux de l’art conceptuel.
Les éclairages de Michel Verjux
« En optant pour le terme d’“éclairage” plutôt que pour celui de “lumière”, je cherche à ne pas trop m’éloigner de ce que je crois être une attitude artistique conjuguant un certain réalisme et un certain rationalisme. »* Auteur d’installations lumineuses qu’il désigne comme des « éclairages », Michel Verjux travaille depuis plus de vingt ans sur les notions d’acte, d’objet et de dispositif d’exposition, cherchant à faire comprendre l’interaction des éléments inhérents à une situation donnée (espace architectural, temps de l’exposition et celui du parcours du visiteur, matière et forme des plans et des volumes éclairés…) avec ceux, subjectifs et propres à l’humain (actions, perceptions, sentiments…), qui interviennent lorsque le visiteur est en présence de l’œuvre. A Berlin, il présente Ouverture intérieure (2011), constituée d’un spot projetant sur un mur un grand rond de lumière dont la forme parfaite est altérée par l’ouverture d’une porte ; une partie du signe géométrique se trouve alors déplacée sur le mur du fond de la pièce voisine. « Avec mes œuvres, j’essaie de montrer que tout compte : de la relation la plus immédiate (voire la plus instinctive) que nous entretenons avec elles à la relation la plus conceptualisée et la plus référencée culturellement, en passant par la relation visuelle, plastique et concrète avec ce qui est, ici et maintenant, avec, physiquement parlant, ce qui nous résiste et ce à quoi nous réagissons. »
* Les citations sont extraites d’un entretien avec l’artiste réalisé en 2010 par Ariane Coulondre, conservatrice du musée Fernand Léger de Biot (Alpes-Maritimes).
Le langage pour matière première
Deux grandes tendances vont se développer en parallèle dans les années 1960 : l’une s’appuie sur un intérêt profond pour des disciplines telles les mathématiques, la sémiologie, la linguistique, la philosophie ou encore la sociologie et compte parmi ses pionniers américains Joseph Kosuth, Lawrence Weiner – lequel insiste notamment sur la prééminence de la proposition écrite d’une action sur sa réalisation – Douglas Huebler ou encore Robert Barry. La seconde s’affirme davantage liée à des propositions porteuses de poésie, reposant sur l’imaginaire et l’éphémère, et compte parmi ses chefs de file Sol LeWitt. Issu de l’art minimal, le plasticien américain est lui aussi l’auteur de nombreux écrits sur le sujet. Si pour lui l’idée préexistant à l’œuvre a une importance primordiale – l’artiste définit ainsi, en 1967, comme étant conceptuel tout travail artistique entièrement conçu avant sa matérialisation(3) –, l’expérience que va vivre le visiteur à son contact est également prise en compte. Sol LeWitt défend le rapport exclusivement intellectuel entretenu avec le public : « L’artiste engagé dans l’art conceptuel a pour objectif de rendre son œuvre mentalement intéressante pour le spectateur et c’est pourquoi il tient à ce qu’elle soit émotionnellement sèche », explique-t-il. L’œuvre n’est que l’illustration d’une idée : ni ses détails matériels, ni ses limites dans l’espace n’ont d’importance. Pour lui, les artistes conceptuels « sont plutôt des mystiques que des rationalistes. Ils parviennent à des conclusions que la logique ne peut atteindre. » Il se démarque par là-même de l’analyse prônée par Joseph Kosuth ou les Anglais du groupe Art and Language, réunissant dès 1967 Terry Atkinson, Michael Baldwin, David Bainbridge et Harold Hurrell, qui s’efforcent de s’en tenir aux possibilités structurantes du langage. En France, la réflexion conceptuelle, notamment picturale, est un temps incarnée par le groupe BMPT, créé lui aussi en 1967 par Daniel Buren, Michel Parmentier et les Suisses Olivier Mosset et Niele Toroni, qui travaillent notamment sur la systématisation et la répétition.
(3) En 1967, Sol LeWitt publie Paragraphs on Conceptual Art dans la revue américaine Artforum.
La douce évidence des œuvres de Ceal Floyer
Née en 1968 au Pakistan, elle a étudié à Londres et vit aujourd’hui à Berlin. Ceal Floyer est l’une des artistes les plus représentatives de l’art conceptuel contemporain. L’exposition Conceptual tendencies est l’occasion d’appréhender deux de ses œuvres réalisées en 2010 : Page 8680 of 8680, pile de 8680 feuilles de papier blanches de format A4, que l’artiste affirme numérotées de 1 à 8680, et Ladder (minus 2-8), une installation présentant une échelle en aluminium posée contre un mur et privée de tous ses barreaux sauf du premier et du dernier. Jouant sur nos perceptions en troublant, souvent avec humour et légèreté, le quotidien dans ses menus détails, la plasticienne livrent des œuvres tout à la fois porteuses d’une logique implacable et d’une infinie poésie. Ceal Floyer s’appuie ainsi sur des phénomènes de l’ordre de l’ordinaire, voire passant presque inaperçus, dont elle détourne les codes avec subtilité afin de mieux les révéler. Toute l’attention du spectateur est requise pour prendre la mesure de la manipulation et des remaniements effectués sur des objets a priori inexpressifs et effacés. Egalement acteur d’une véritable recherche sémantique, son travail donne une grande importance aux titres qui viennent évoquer le sujet comme le processus de chacune des œuvres. Une bien belle invitation à renouveler notre vision du monde.L’exposition Conceptual Tendencies – 1960s to today, proposée par la Daimler Contemporary à Berlin, présente 80 œuvres réalisées par une vingtaine d’artistes qui illustrent les étapes essentielles ayant ponctué le développement de l’art conceptuel : systématisation, mise en série, dématérialisation de l’œuvre et mise en avant du processus, réflexion sur la rationalité et l’irrationalité du travail, implication du spectateur, mise en avant de l’art en tant que langage, du langage en tant qu’art, etc. La scénographie, évitant la facilité du fil chronologique, confronte les démarches des différentes générations d’artistes en organisant la mise en résonance de leurs travaux.
Le parcours s’ouvre ainsi sur une installation, mêlant langage mathématique et psychanalytique, de Joseph Kosuth (The Square Root of Minus One, N°6, 1988) et une vidéo projetée sur grand écran d’Isabell Heimerdinger – plasticienne allemande née en 1963 –. Waiting, Acting Waiting (2002) est une succession de deux films montrant un personnage unique, en l’occurrence un acteur, jouant tout d’abord une scène d’attente, puis filmé à son insu alors qu’il patiente avant le tournage de la scène en question. L’absence de tout commentaire vient effacer toute frontière entre fiction et réalité.
Le quotidien en avant-scène
Plus loin, deux pièces de la Britannique Ceal Floyer, 43 ans, à la simplicité trompeuse et déjà considérées comme des « classiques » de l’art conceptuel, Page 8680 of 8680 et Ladder (minus 2-8) (lire notre encadré), sont exposées aux côtés de deux collages de son concitoyen et contemporain Jonathan Monk (One from five (new from old), one from five (new from new), 2000), fortement influencé par le travail de Sol LeWitt. Représenté ici par quatre petits dessins évoquant autant de tâches d’encre sur une feuille de papier d’écolier (Untitled/Study for a wall drawing, 1993).
Une autre salle abrite pour sa part plusieurs œuvres de l’Écossais Martin Boyce (44 ans) – prix Turner 2012 –, parmi lesquelles une installation murale datant de 2006, We are the breeze (Concrete leaves), dont les signes répondent aux mots – « always », « intimate », « suggest », « exist » ou encore « within » – de Robert Barry (né en 1936), disséminés sur la paroi du mur opposé (Untitled, 2011). Les réflexions et travaux picturaux de l’Autrichien Andreas Reiter Raabe (51 ans) rejoignent, quant à eux, ceux de Daniel Buren dans leur volonté de transcender les frontières de l’atelier et l’usage qu’ils font de la série.
En fin de parcours, les photographies du jeune plasticien danois Lasse Schmidt Hansen (43 ans) retiennent l’attention : Piled up stuff photographed from the front, back, right and left but not necessarily that order (2007) consiste, comme l’indique son titre, en plusieurs clichés d’une pile d’enveloppes et de papiers pris selon quatre angles différents ; les indications précisées (devant, derrière, droite, gauche) sont à la fois porteuses de logique et d’absurdité (puisqu’il est bien difficile de différencier le devant du derrière comme la droite de la gauche). Tout comme Ceal Floyer, Lasse Schmidt Hansen s’attache à déconstruire les règles et normes qui organisent l’art comme notre quotidien, devenu un élément central du travail conceptuel actuel. Davantage qu’un bel éclairage de ses tendances anciennes ou récentes, l’exposition de la Daimler Contemporary donne surtout envie de suivre celles, pleines de promesses, à venir.
La collection Daimler
Initiée en 1977 et dédiée à l’art du 20e et du 21e siècle, la collection Daimler comprend quelque 1800 pièces d’artistes allemands et internationaux, essentiellement abstraites ou s’appuyant sur des concepts picturaux géométriques. Elle est abritée depuis 1999 par la maison Huth, forte d’un espace d’exposition de près de 600 m2 et située sur la place de Potsdam à Berlin. La collection fait l’objet d’environ quatre présentations thématiques par an.