Yayoï Kusama a fait des pois sa griffe et de sa maladie mentale une source de créativité. Elle pratique son art comme on forge une arme pour mieux maîtriser sa vie. Excentrique et hyperproductive, l’icône peut défier n’importe quel Warhol sur n’importe quel terrain. Le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid présente actuellement, en collaboration avec la Tate Modern (Londres), une rétrospective de l’œuvre de l’artiste japonaise forte de quelque 150 pièces emblématiques de ses différentes périodes. Parmi elles, une sélection des premières œuvres sur papier, rarement exposées auparavant, et plusieurs installations monumentales. A ne pas manquer : la projection de certaines de ses performances parmi les plus polémiques. A l’occasion de cette exposition, qui sera accueillie au Centre Pompidou à Paris du 19 octobre au 9 janvier 2012, ArtsHebdo médias met en ligne le portrait de l’artiste écrit par Neel Chrillesen pour le n°292 de Cimaise.
« Je me rappelle être allée dans un pré et y avoir cueilli des trèfles. Avoir nagé et pêché dans la rivière à côté de la maison… » Ce sont là les seuls souvenirs d’enfance heureux de Yayoï Kusama. Ancrés plus profondément, il y a les coups quotidiens de sa mère, la violence verbale, l’éducation répressive… « Ma mère était très stricte, elle me réprimandait constamment. Mon père était prêt à me laisser faire ce que je voulais, mais c’est la famille de ma mère qui avait l’argent. C’est elle qui contrôlait les affaires et prenait les décisions. Mon père menait une vie de débauche. Mes parents n’étaient pas heureux. Moi non plus. »
L’état psychique de Yayoï Kusama se dégrade au fur et à mesure qu’elle grandit. « Mes premières hallucinations, visuelles et auditives, ont commencé à me tourmenter vers l’âge de 10 ans. » Elle évoque des motifs qui s’échappent de la nappe dans la salle à manger et qui couvrent tout, d’un rideau blanc qui descend et la coupe de la réalité. Pour maîtriser ce qu’elle vit, elle dessine frénétiquement. « J’ai couvert des dizaines et des dizaines de cahiers. C’était surtout des pois et des filets, répétés à l’infini. Ce que je voyais dans mes hallucinations correspond à mes premiers pas en tant qu’artiste et m’a guidé toute mon existence. Je traduis mes visions en tableaux, en sculptures, en installations… Selon mes psychiatres, je souffre de troubles d’intégration et de dépersonnalisation. »
Le terme schizophrénie n’existe pas au Japon, où on lui préfère celui de « trouble d’intégration » (Togo Shitcho Sho), considéré comme étant « plus facile à supporter pour les familles des malades ». De toute façon, Yayoï Kusama – qui réside volontairement dans un hôpital psychiatrique à Tokyo depuis plus de 30 ans – ne cherche pas à mettre un nom particulier sur ses souffrances. Ce qui lui importe c’est de «répondre aux impulsions et aux obsessions », en produisant de l’art. Sans cesse. Comme beaucoup de jeunes filles de sa génération, elle passe son adolescence à travailler dans une usine de parachutes. Après la guerre, elle intègre enfin l’école d’art tant rêvée, même si son entourage s’y oppose farouchement : être artiste n’est pas convenable. Elle fait encore honte à sa famille en osant passer le permis : si elle avait accepté un mariage arrangé, elle aurait disposé d’un chauffeur…
L’obsession des pois
« Je n’imagine pas ce qu’aurait été ma vie sans les pois. Mon obsession pour eux a fait de moi l’artiste que je suis. » Yayoï Kusama couvre le monde de pois multicolores pour le maîtriser. Elle les dessinait enfant, et ils font encore partie intégrante de sa vie et de son œuvre aujourd’hui. Le paradoxe, c’est qu’elle désire qu’ils « l’effacent », tout en faisant d’elle une personne « visible ».
Sa première exposition solo, à 23 ans, reçoit un accueil intéressé, et pas seulement de gens appartenant au milieu artistique. Des psychiatres aussi s’y attardent. A ce moment là, Yayoï Kusama produit entre 50 et 100 toiles par jour ! Elle voit des motifs s’étaler autour d’elle et parle alors d’effacement de soi, un terme bientôt central dans son œuvre. Aujourd’hui, si le besoin de « s’effacer » se manifeste, elle demande à l’un de ses assistants de coller des pois sur elle, sur ses vêtements, ses cheveux, ses mains.
Les Etats-Unis entre succès et scandales
Plusieurs autres expositions suivent. Plus confiante, plus ambitieuse, l’artiste veut aller aux Etats-Unis. «La société japonaise était tellement conservatrice et restrictive qu’il me fallait fuir. J’étais d’une vieille famille bourgeoise et je voulais à tout prix devenir peintre… Le besoin de partir était très fort. » L’obtention d’un visa prend plusieurs années, mais elle parvient à ses fins et donne ainsi de nouvelles ailes à sa carrière. Les débuts sont difficiles : il y a la barrière de la langue, les logis sans chauffage et sans confort, la faim qui la pousse à faire les poubelles des restaurants, les périodes d’angoisse où elle s’enferme, se retire du monde, sans compter les insomnies hallucinatoires durant lesquelles elle ne fait que peindre… Durant deux ans, elle erre de galerie en galerie avec ses tableaux pour se faire connaître, jusqu’à ce qu’enfin l’une d’elles lui consacre une exposition. Le succès est instantané et retentissant. Donald Judd et Frank Stella comptent parmi les premiers acheteurs ; les œuvres sont toutes couvertes de motifs répétés à l’infini. Bientôt, Yayoï Kusama expose aussi en Europe.
Ses créations répétitives, comme les collages faits de milliers d’autocollants « par avion », préfigurent les œuvres futures d’Andy Warhol. Elle recouvre tout chez elle, des poêles aux chaussures, en passant par ses propres vêtements. Avec des pois, des filets, des autocollants, des macaronis et bientôt… d’énormes protubérances phalliques qui lui seront longtemps associées. Ces pénis géants se retrouvent dans un grand nombre d’expositions, couvrant tantôt un bateau, tantôt un canapé ou une échelle. Pour l’artiste, cette multiplication de formes sans équivoque n’a rien d’obscène. C’est une façon pour elle de « maîtriser sa peur du sexe ». Plus elle se consacre à la sculpture et aux installations, plus elle fait parler d’elle. Pour assouvir son besoin de répétition et de multiplication, elle expose ses œuvres dans une pièce couverte de miroirs. Elle rajoute parfois des lumières clignotantes, des slogans. Elle réalise des installations avec des ballons. Rétrospectivement, l’art de Kusama est précurseur de plusieurs mouvements.
Cinq faits importants
1> « Le jour où j’ai essayé de me suicider. J’ai eu une enfance misérable à cause de mon environnement familial. Quand j’étais adolescente, j’ai essayé de me jeter devant un train. Mon frère aîné – qui m’avait suivi en se doutant de quelque chose – m’en a empêchée. »
2> « Quand j’ai parcouru les Etats-Unis et l’Europe pour présenter mes œuvres. C’était une expérience libératrice, j’étais loin de l’atmosphère rigide du Japon. »
3> « Les œuvres que j’ai créées à New York à l’époque où j’étais au plus mal financièrement, ont été vendues aux enchères plus tard, parfois à des prix excédent 200 millions de yens. On trouve mes œuvres dans les collections de plus de 100 musées à travers le monde. Jamais je n’aurais imaginé cela quand j’étais jeune. »
4> « Participer à des expositions internationales et découvrir à chaque fois que les gens aiment mes œuvres et soutiennent mon art. »
5> « Lorsque j’étais à New York, j’ai posé les bases, avec beaucoup de mal, de ce que je suis aujourd’hui. Je traite la maladie mentale qui me tourmente depuis mon enfance en utilisant l’art comme thérapie et en la transformant en une source d’énergie. Aujourd’hui, je suis arrivée à un point où je suis touchée par mes œuvres. Mon vœu le plus cher est de continuer ma lutte encore plus intensément malgré mon âge avancé. »
A la fin des années 1960, elle devient la reine des happenings. Elle couvre de pois un cheval, des passants et des centaines de danseurs nus dans Wall Street et devant la statue de la Liberté. Elle organise des orgies dans la rue et dans son atelier. Elle n’y participe pas elle-même « par peur des maladies vénériennes », mais couvre les participants de pois durant la « performance ». Son film Kusama’s Self-Obliteration (L’effacement de soi de Kusama) est primé dans trois festivals. Elle organise le premier «mariage» gay (un annuaire téléphonique remplace la Bible traditionnelle), elle invente une ligne de vêtements à pois, à trous et à fleurs, participe à la création d’un magazine à son nom (Kusama’s orgy )… En 1969, Yayoï Kusama fait plus de couvertures magazine que Warhol. Elle est au sommet de la gloire médiatique. Une gloire qu’elle recherche activement, trop selon certains.
Un retour météorique
La maladie finit cependant par prendre le dessus. Le décès de son grand amour, Joseph Cornell, puis de son père deux ans plus tard, la plonge dans la dépression. En 1975, elle retourne au Japon où l’accueil est glacial. Sa famille, choquée par tant d’extravagances aux Etats-Unis, s’en écarte. Le milieu artistique, incapable d’affilier cette artiste à scandale – une femme qui plus est – à un courant quelconque, ne la sollicite pas. Et surtout, sa santé reste fragile. Elle se met à écrire des romans (elle en a publié 14 à ce jour), des poèmes, des musiques. Toujours de façon frénétique. « Cela a un effet thérapeutique semblable à celui de la peinture. » Elle écrit les mille pages de son premier roman en deux semaines. Aujourd’hui, Manhattan Suicide Addict est un ouvrage culte au Japon ; à l’époque, il ne trouve pas un large public. Pendant près de dix ans, Yayoï Kusama disparaît ainsi de la scène médiatique qu’elle avait occupée avec tant de brio.
Une rétrospective de son travail à New York, en 1989, suffit pour la propulser à nouveau sur le devant de la scène. Elle attend ce moment depuis longtemps, elle est prête. Elle continue à résider dans l’hôpital psychiatrique, mais se sent à nouveau assez forte pour voyager. En 1993, Kusama représente, seule, le Japon à la Biennale de Venise (où elle s’était rendue sans invitation, et avec fracas, en 1966). Elle enchaîne les expositions en accumulant les prix et les honneurs (en France, elle est promue dans l’ordre des Arts et des Lettres en 2003). Le tout sans jamais cesser de travailler de cette façon compulsive bien à elle.
« La meilleure époque de ma vie, c’est lorsque j’ai retrouvé la concentration nécessaire pour créer des œuvres. Quand j’ai effectué un retour météorique dans le monde de l’art, que j’ai été portée aux nues par les critiques. C’est à ce moment-là que j’ai ressenti le plus de satisfaction. Je suis redevenue quelqu’un qui crée chaque jour, à la recherche de la vérité. Aujourd’hui, je suis infiniment reconnaissante d’être de ce monde et de posséder le pouvoir mental de tout dédier à l’art. »
L’obsession du sexe
Ses livres troublent par leur perversité. Ses happenings dénudés ont autant choqué qu’ils l’ont rendue célèbre. Pourtant Yayoï Kusama affirme depuis toujours que les œuvres sorties de sa période « Sex obsession » étaient symptomatiques de sa peur du sexe et non parce qu’elle recherchait le scandale. Que pense-t-elle de la tendance actuelle à « mettre du sexe partout » ? « Compte tenu du nombre de gens impliqués aujourd’hui dans des guerres ou d’autres situations terrifiantes, je ne trouve pas qu’il y ait trop de sexe autour de nous… »