« Les indigènes ont une manière unique de voir le monde tel qu’il s’enracine dans la culture brésilienne, et ce, autant dans ses ressources humaines que dans les forêts d’Amazonie. » Au fil de son œuvre, ce sont ces racines-là que Nunca extirpe à travers sa vision d’un Brésil moderne. Francisco Rodrigues – alias Nunca – définit ainsi sa démarche de « street artist ». Depuis qu’à douze ans, il a découvert à São Paulo les techniques du pichaçao, forme unique de tags inspirés de l’alphabet runique, ces lettres primitives enrichissent les portraits monumentaux de ses héros ordinaires dont le succès et la survie tiennent pour une part à leur inaccessibilité sur les façades des bâtiments publics. Brûlant d’intégrer au pays les éléments culturels qui structurent les ethnies, l’artiste a depuis recouvert les murs de la mégalopole de gigantesques visages tribaux, dont les regards, sévères et incisifs, disent la difficulté de vivre, voire de survivre ensemble sur la même terre.
Des personnages à la vibrance saisissante
« Je peins les gens que je vois dans la rue, et, avec eux, la multitude des races présentes dans chaque Brésilien », nous dit l’artiste, appuyé nonchalamment à un mur de la galerie Le Feuvre, une casquette vissée sur la tête. Des personnages au parcours plus ou moins erratique qui transmettent leur histoire de ville en ville, en Allemagne, en Espagne ou en Ecosse. Sa dernière et gigantesque création, intitulée Cup of tea, peinte sur l’une des façades de la Tate Modern, l’année dernière à Londres, dans le cadre de l’exposition dédiée au « street art » mondial, n’est pas passée inaperçue : un colosse aborigène porte délicatement à ses lèvres une tasse de thé, petit doigt levé. Ironique pied de nez à une certaine culture anglo-saxonne !
Pour sa première exposition à Paris, Nunca présente d’immenses portraits, tous de même taille, qui empruntent autant au primitivisme de l’art indigène qu’ils font appel aux techniques anciennes. Les teintes terreuses, prédominantes, sont obtenues à partir d’un pigment rouge, l’urucum, à la base des anciennes peintures corporelles traditionnelles. Des hachures à l’aérosol gravent des ombres à la manière des vieux « comics » américains. Les personnages explosent littéralement par leur présence vibrante, saisissante, par l’intimité secrète qu’ils révèlent.
Sao Paulo.
Un véritable manifeste
Par ces combinaisons géométriques et figuratives, l’enfant de Sao Paulo réaffirme le caractère hétérogène de la société brésilienne, mélange d’Indiens, de Blancs issus de la colonisation portugaise au XVIe siècle, et de Noirs descendants de la traite négrière : une richesse dont l’artiste dénonce la mise en péril due à l’exploitation abusive des ressources du pays par l’étranger. Ces convictions politiques ont conduit Nunca à intituler l’exposition Pau Brazil is over !!!, en référence à l’arbre brésilien, au bois dense et au cœur orange rouge, découvert par les explorateurs portugais, et qui est aujourd’hui en voie de disparition en raison d’une déforestation massive servant à alimenter les marchés à l’exportation. Par là, le peintre populaire s’interroge « sur la capacité de la culture traditionnelle brésilienne à se mélanger, se maintenir ou se perdre dans la globalisation. » Une question qui souligne la difficulté du pays à accepter ses origines et à fondre sa population d’origine noire dans le melting-pot brésilien.
Au risque de provoquer quelques grimaces chez certains, c’est à un véritable manifeste pour la reconnaissance d’une nation brésilienne métissée auquel l’artiste nous invite. En choisissant la peinture murale et le graffiti, éphémère par essence, et le désir militant qu’induit le sacrifice d’une partie de son œuvre, Nunca s’impose aujourd’hui sur la scène des jeunes artistes brésiliens engagés.