Près de 400 œuvres, réalisées par 170 artistes originaires du monde entier, forment le corps de la collection d’art contemporain développée depuis une quinzaine d’années par Dimitris Daskalopoulos. Fasciné par la créativité « comme composante permanente du comportement humain et comme source de toute réussite ou progrès », l’homme d’affaires et mécène grec affectionne plus particulièrement les artistes axant leur réflexion sur la condition humaine. « Je suis émerveillé par l’existence inspirée et créative de l’être humain, explique-t-il. Un organisme limité et vulnérable qui, malgré la connaissance immanente de ses restrictions et de sa finitude, est aussi capable de tant de vision, de génie et d’imagination ; une existence qui montre un désir constant de dépasser l’inexplicable, de conquérir la complexité qui l’entoure. Un être qui, porté par la soif de vivre, de sentir, de jouir et de créer, peut surmonter toutes les adversités, externes ou propres. »
Après avoir présenté, en quatre temps entre juin 2010 et mai 2011, une partie de sa collection à la Whitechapel Gallery de Londres, Dimitris Daskalopoulos renouvelle l’exercice, cette fois au musée Guggenheim de Bilbao, en Espagne, avec la mise en avant d’une soixantaine d’œuvres et de plus de trente artistes1 explorant, à travers un large éventail de supports, les notions de conflit, d’aliénation, de traumatisme, du rapport au corps, à soi, à l’autre, ou encore d’identité culturelle… Une exposition placée d’entrée sous le signe de la philosophie grâce à son titre, Intervalle lumineux, emprunté à l’écrivain grec Nikos Kazantzakis, qui, dans un essai intitulé Ascèse, écrit à la fin des années 1920 : « Nous venons d’un abîme de ténèbres, nous nous retrouverons dans un abîme de ténèbres et nous appelons intervalle lumineux la vie. (…) Dès que nous sommes nés, nous commençons la lutte pour créer, pour composer, pour transformer la matière en vie. »
La collection Daskalopoulos a aussi la particularité d’abriter des installations et sculptures de très grand format, qui souvent s’emparent d’une pièce entière. Parmi les œuvres monumentales présentées à Bilbao figure ainsi Dépendance/Indépendance (1995) d’Annette Messager, une pièce constituée d’innombrables fils et cordages auxquels sont accrochés divers objets – photos, animaux en peluche, vêtements, lettres, crayons de couleur, etc. – et qui descendent du plafond pour dessiner au sol la forme d’un cœur. L’artiste française poursuit ici son exploration des thèmes de la mémoire, de la nostalgie et de la séparation. Elle invite le spectateur à circuler à travers l’œuvre pour s’en approprier pleinement l’univers étrange et familier.
Non loin, le visiteur reconnaît le monde caverneux dont Thomas Hirschhorn a le secret. Cavemanman (Homme des cavernes, 2002) est une de ses installations toute de carton, papier d’emballage et ruban adhésif. Sillonnée de tunnels tortueux qui desservent différentes chambres et jonchée de cannettes vides en aluminium et de fausses pierres, elle arbore des parois tapissées d’affiches et de textes philosophiques et politiques. Et chacun d’imaginer rencontrer, au détour d’un couloir, l’un des mystérieux maîtres des lieux. S’inspirant des histoires « vraies » des habitants d’un bidonville d’Istanbul, Kutlu? Ataman livre leurs confidences par écran de télévision interposé. Küba (2004) rassemble 40 postes installés sur autant de tables d’occasion ; devant chacune d’elles, une chaise destinée au spectateur… Celui-ci découvre au fil des films et récits qui lui sont confiés combien ces hommes et ces femmes, malgré les difficultés et la misère qui caractérisent leur quotidien, sont heureux d’appartenir à une « communauté », de partager une même identité culturelle.
Evoquant délibérément à la fois l’architecture du Parthénon, perché au sommet de l’Acropole d’Athènes, et le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979), Akropolis Now (Acropole maintenant, 2004), du Sud-Africain Kendell Geers, veut rappeler la ténuité de la frontière entre vice et vertu, cruauté et bonté, présente en tout individu. Inventé dans son pays natal à l’époque de l’Apartheid, le fil de fer barbelé agrémenté de lames de rasoir, qui est utilisé pour l’inquiétant tissage rectangulaire constituant l’installation, fait aujourd’hui partie des équipements de nombreuses armées dans le monde, rappelle l’artiste.Tout aussi inquiétante est l’œuvre de Wangechi Mutu, Exhuming Gluttony: Another Requiem (Gloutonnerie en train d’être déterrée : un autre requiem, 2011). Suspendues au-dessus d’une grande table en bois, des bouteilles de vin lentement dégoulinent. Des flaques rouges peu à peu se forment. Au mur est accrochée une peau de bête criblée de balles. Lendemain de beuverie ? Scène de rituel sanglant ? L’imagination s’emballe, le malaise s’installe. Objectif atteint pour l’artiste kenyan qui place la critique de la complaisance capitaliste au cœur de son travail.
Qu’ils tranchent dans le vif du sujet, usent d’énigmes, de métaphores ou de poésie, les artistes rassemblés par Dimitris Daskalopoulos ont en commun de vouloir montrer le monde tel qu’ils le voient. Tel qu’il fut, qu’il est, qu’il sera peut-être…
« Au fil du temps, quand vous voyez votre collection augmenter, que vous y êtes de plus en plus attaché, vous prenez conscience du fait que certaines pièces acquièrent une autre signification si elles sont placées près d’autres – en pensée comme dans la réalité –. Dans un certain sens, il s’agit d’une manifestation de l’essence du terme “collection” qui en grec (syllogi) vient des mots “parler” et “ensemble”. Collectionner, c’est créer un tout où les œuvres d’art peuvent dialoguer et dire quelque chose de plus que ce qu’elles diraient individuellement. »2 Fort de ce constat, le mécène grec a pour ambition de rendre sa collection la plus accessible possible au public. En parallèle à des manifestations telles que celles de Bilbao et de Londres, plus de 140 pièces ont déjà été prêtées à quelque 120 musées européens et américains au cours des quinze dernières années. Actuellement, le collectionneur recherche à Athènes un lieu capable d’abriter l’ensemble de ses acquisitions afin de les offrir en permanence au regard du public. Cet espace devrait voir le jour d’ici deux à trois ans.
(1) Les artistes présents dans l’exposition sont, par ordre alphabétique : Marina Abramovi?, Kutlu? Ataman, Matthew Barney, John Bock, Louise Bourgeois, Paul Chan, Mark Dion et Robert Williams, Kendell Geers, Robert Gober, GuytonWalker, Thomas Hirschhorn, Damien Hirst, Mike Kelley, William Kentridge, Martin Kippenberger, Nate Lowman, Sarah Lucas, Paul McCarthy, Steve McQueen, Annette Messager, Wangechi Mutu, Rivane Neuenschwander, Chris Ofili, Gabriel Orozco, Paul Pfeiffer, Alexandros Psychoulis, Walid Raad, Kiki Smith et Rachel Whiteread.
(2) Extrait d’un entretien entre Dimitris Daskalopoulos et Nancy Spector, l’une des commissaires de l’exposition (2011).