Initiée dans la ville allemande de Cassel par le peintre Arnold Bode en 1955 – dans l’intention de réconcilier son pays avec l’art contemporain auparavant diabolisé par les Nazis – la Documenta est au fil du temps devenue un rendez-vous aussi ambitieux qu’incontournable, placé tous les cinq ans sous une direction artistique différente. L’organisation de la treizième édition a été confiée à l’Américaine Carolyn Christov-Bakargiev, laquelle a tenu à faire sortir la manifestation du cadre des arts visuels pour lui offrir d’explorer de plus larges horizons culturels, s’étendant de la physique quantique à la performance musicale en passant par l’activisme écologique ! Plusieurs thèmes reviennent de façon récurrente parmi les propositions présentées : ils sont liés à la guerre – Cassel fut complètement détruite durant la Seconde Guerre mondiale –, à la mémoire, à notre rapport au monde et à la nature. Documenta (13) a ouvert ses portes le 9 juin pour une durée de 100 jours, elle accueille 56 pays représentés par quelque 180 artistes et attend plus de 750 000 visiteurs. Balade non exhaustive à travers quelques-uns des lieux majeurs de l’événement, dont le premier volet a été publié le mercredi 27 juin.
Au sortir du Fridericianum, difficile de résister à l’appel d’une des innombrables terrasses peuplant la place Friedrich. Un court temps de repos bien apprécié avant la découverte de la Neue Galerie, le musée d’art moderne et contemporain de la ville. Sur la promenade surplombant le parc de Karlsaue qui y mène, une échelle est adossée à un muret. Un écriteau invite à l’emprunter pour descendre jusqu’à un petit chemin en pente serpentant à travers la végétation. Sur la gauche, on aperçoit quelques marches du monumental escalier bâti en hommage aux morts des Première et Seconde Guerres mondiales. Tout au long de sa progression, le visiteur entend de drôles de bruits, ceux d’animaux invisibles perchés sur les branches ou tapis derrière le tronc d’un arbre. En réalité des imitations provenant de voix humaines et émises depuis des haut-parleurs dispersés ici et là. Une incursion étonnante dans une réalité parallèle imaginée par Natascha Sadr Haghighian. Le projet de la plasticienne anglaise a son pendant virtuel sous la forme d’un site internet qui restera accessible – contrairement au sentier – après la Documenta (13).
Au premier étage de la Neue Galerie, le regard s’arrête sur le calicot blanc tombant du haut d’une large fenêtre. Brodé d’oiseaux en écho à la verdure extérieure, il tamise subtilement la lumière de l’endroit (Dance of the Crows, 2012). Dans un coin, une chaise enchaînée (Untitled, 1993-2012) porte le nom de l’artiste, la Stambouliote Füsun Onur. Signe de désobéissance ou mise en retrait volontaire, toute interprétation est sciemment soumise à la subjectivité du regardeur. Une longue galerie accueille une impressionnante installation de Geoffrey Farmer. Constituée de centaines d’images découpées dans le magazine américain Life – dont la publication a cessé en 2007 – et plantées à la verticale comme autant de marionnettes de théâtre d’ombres, Leaves of Grass (2012) est comme une frise chronologique en trois dimensions – les photos vont de 1935 à 1985 – retraçant l’histoire du monde telle que des millions d’Américains l’appréhendaient à travers les pages d’un journal longtemps considéré outre-Atlantique comme le média de référence.
De la pièce voisine proviennent des bruits alarmants, ceux, peut-être, d’une vive altercation. Intrigué, le visiteur se laisse guider jusqu’à pénétrer dans un grand espace vide au sol moquetté. Le son provient d’une vidéo montrant deux personnes s’invectiver violemment, filmées lors d’une séance de thérapie de groupe conçue par Stuart Ringholt. Anger Worshops (2008) offre au public de vivre une expérience participative, lors de laquelle chacun est invité à exprimer tour à tour de la colère, puis de l’affection, à l’égard des autres acteurs de la performance. Du 15 au 21 août et du 8 au 16 septembre, deux sessions seront chaque jour ainsi animées par l’artiste australien (réservation recommandée).
Le silence règne au contraire au cœur de l’installation de la Croate Sanja Ivekovic, The Disobedient (The Revolutionaries). Celle-ci prend notamment pour point de départ une photographie prise à Cassel en 1933, qui montre une petite foule observant un âne enfermé derrière des barbelés et surveillé par un soldat nazi : une mise en scène destinée à l’époque à prévenir les habitants de leur sort s’ils s’obstinaient à acheter dans des magasins juifs. La plasticienne reprend l’image de la bête de somme et présente toute une collection de jouets et peluches à l’effigie de l’animal, baptisant chacun du nom d’une personnalité qui s’est élevée contre l’injustice et/ou la barbarie – de Rosa Luxemburg à Mohamed Bouazizi, en passant par Che Guevara.
Changement radical de décor avec la Hauptbahnhof (la gare) et sa longue arrière-cour pavée bordée d’entrepôts pour grande partie investis par la Documenta. Des escaliers de bois clair désignent chaque lieu concerné. L’un d’eux mène à une étonnante grotte artificielle, au fond de laquelle le Vénézuélien Javier Téllez projette sur grand écran le film Artaud’s Cave (2012). L’installation est toute entière inspirée par l’écrivain et poète français Antonin Artaud, son concept du « théâtre de la cruauté », son long internement en asile – la vidéo est pour partie tournée dans un établissement psychiatrique de Mexico – ou encore son devenu célèbre séjour au Mexique de 1936, lors duquel il s’était rendu chez les indiens Tarahumaras pour y être initié aux rites du soleil et du peyotl – espèce de cactus dont la consommation a des effets hallucinogènes. A ne pas manquer, déployé dans un espace voisin, l’étonnant travail du bois d’István Csákány. The Sewing Room (2012) reproduit grandeur nature tout un atelier de confection, habité par d’élégants et fantomatiques mannequins en costume noir. Le temps paraît suspendu. L’artiste d’origine roumaine érige ici une forme de monument en hommage au travail et à l’ouvrier, tout à la fois présent et invisible.
La nature mise en exergue à l’Ottoneum
Discrètement situé entre la Documenta-Halle et le Fridericianum, l’Ottoneum, le musée d’Histoire naturelle, vaut assurément le détour. Ne serait-ce que pour le magnifique film d’Amar Kanwar, The Sovereign Forest (2012), à travers lequel l’artiste indien fait parler les herbes, le vent et l’eau, qui viennent dénoncer les tristes pratiques relatives au contrôle des terres – mêlant corruption et violences physiques – ayant cours depuis des dizaines d’années dans l’Etat oriental de l’Orissa. Les images, qui content le combat des paysans contre les industriels et les politiques à la manière d’une fable tragique et poétique, sont magnifiques. Dans une salle attenante, sont disposés plusieurs grands livres de papier : une vidéo est projetée sur chaque page de droite, que l’on peut tourner à sa guise. De petites boîtes recèlent des graines de différentes variétés de plantes menacées. Politique et agriculture occupent également le centre de la démarche de l’Américaine Claire Pendecost. Elle présente ici une installation intitulée Soil-erg (2012) et basée sur la graine en tant que « le plus ancien système de connaissance libre d’accès de l’histoire ». L’artiste s’élève contre le « vol légalisé » qu’a constitué à son sens le fait de breveter progressivement les semences. Elle invente, par ailleurs, une nouvelle monnaie mise à portée de tous puisque fabriquée avec du composte. A l’extérieur, elle développe un autre pan de son projet sous la forme de larges et hauts cylindres emplis de terre et présentés comme une possibilité de produire des légumes pour des communautés n’ayant que très peu de sols à cultiver.
Suit un grand espace vide qui ouvre sur une pièce plongée dans le noir. Clemens von Wedemyer y présente Muster (Rushes, 2012). Trois grands écrans sont disposés en triangle en son centre. Chacun d’eux diffuse une vidéo au scénario se déroulant à trois époques différentes mais ayant pour même décor l’ancien monastère bénédictin de Breitenau – tristement connu pour avoir abrité un camp de travail forcé nazi –, situé dans les environs de Cassel. La première se déroule dans les années 1990, lors d’une visite du site, devenu un mémorial, par deux adolescents, August et Amélie, leurs compagnons de classe et leur enseignant. Leurs préoccupations – on entend la musique d’un baladeur – s’affichent bien éloignées du caractère dramatique de l’histoire du lieu. La suivante met en scène la libération en 1945 du camp et l’arrestation de ses gardiens par des soldats américains, aidés par un interprète aux traits rappelant ceux du professeur accompagnant le groupe de jeunes précédemment évoqué. Enfin, la troisième vidéo se passe dans les années 1970, lorsque l’abbaye servait de maison de correction pour jeunes filles. Le spectateur reconnaît cette fois l’actrice qui jouait Amélie. La musique, le corps et le langage sont les outils maniés avec force et subtilité par l’artiste allemand pour explorer les notions, prises au sens large, d’emprisonnement et de libération. Des thèmes qui, associés à la violence, restent largement d’actualité comme le rappelle le Libanais Rabih Mroué qui évoque dans une installation à entrées multiples le sort alarmant de la population syrienne, placée au quotidien sous la menace de tireurs embusqués. Alignés sur un long pupitre et mis à disposition du visiteur, plusieurs folioscopes racontent chacun un instant du drame en cours à partir de témoignages visuels, pour la plupart tournés avec leur téléphone portable par les victimes elles-mêmes. Sur le mur, une silhouette se dessine, une arme à la main, à contre-jour sur un fond rougeoyant ; on la voit tour à tour s’effondrer, puis se relever ; les images, obsédantes, se répètent en boucle. Le monde va mal et les organisateurs de la Documenta tenaient à ne pas l’oublier. A l’heure de la mondialisation, la manifestation propose, par ailleurs et pour la première fois, des rendez-vous hors de Cassel, notamment au Caire (jusqu’au 8 juillet), à Banff, au Canada (jusqu’au 15 août), et à Kaboul (jusqu’au 19 juillet). Une trentaine des artistes internationaux programmés à Cassel ont conçu leur intervention dans ce cadre élargi. Une paire de bonnes chaussures ne suffira donc pas pour y accéder, mais l’épais livre vert édité pour guider les visiteurs permettra d’apaiser un tant soit peu la frustration !
L’indispensable étape de la Hugenotten Haus
C’est une maison insolite qui se dresse sur la Friedrichstrasse, non loin de la Neue Galerie. Son nom est la Hugenotten Haus (la maison des Huguenots), une vieille bâtisse datant du début du XIXe siècle, ayant souffert des bombardements de la Seconde Guerre mondiale et inoccupée depuis une quarantaine d’années. Pour Documenta, ses clés ont été confiées à Theaster Gates, qui y a élu domicile pour y mener un projet de rénovation très personnel. A la fois urbaniste et plasticien, musicien et éducateur, l’Américain a conçu 12 Ballads for Huguenot House comme un champ d’exploration in situ des relations existant entre l’entreprise sociale, les pratiques artistiques contemporaines et le réaménagement culturel. La maison devient un lieu d’expérimentations, de performances, de débats, de dîners et d’installations. Le visiteur déambule d’une pièce à l’autre ; ici, deux escaliers tapissés de papiers et tissus multicolores se croisent pour monter chacun vers… nulle part. Là, est diffusée la vidéo d’un musicien jouant du saxo, plus loin une autre laisse entendre la voix envoûtante d’une mystérieuse chanteuse. La cuisine, elle, semble attendre la reprise d’une discussion laissée en suspend. Il règne dans cet espace pourtant délabré, aménagé de meubles faits de bric et de broc – à partir de matériaux prélevés dans un autre immeuble investi par l’artiste américain et son équipe, à Chicago – une atmosphère à la fois paisible et chaleureuse.