La force de l’art 5/5 – Censure et tabous : la peur du réel

Pour clore notre série d’articles concernant le rôle de l’art et la place de l’artiste dans le monde contemporain, Charlotte Waligora, historienne de l’art, se livre à une analyse de la nature de la censure dans un pays comme la France et y répertorie les différents tabous encore existants.

ArtsHebdo Médias. – Tabous et censure sont-ils les deux faces d’une même pièce ?

Charlotte Waligora. – Le tabou et la censure posent ensemble les limites de l’acceptable, du dicible et du descriptible, du représentable. Dans le domaine de l’art vivant et de ce que l’on nomme l’art contemporain – pour regrouper depuis plusieurs décennies les médiums les plus progressistes –, on joue énormément sur le tabou puisqu’une des caractéristiques de cet art est à la fois ou distinctement le spectaculaire (le monumental) mais aussi et surtout le sensationnel (la transgression). Cette « valeur » équivaut à peu près grossièrement au jeu de la carte de la provocation. Nous sommes dans une époque de quête du scandale, de surenchère et d’escalade, jouant sur la fascination inévitable qu’exerce l’interdit. L’art contemporain tendancieux n’entraîne cependant pas franchement la censure qui s’établit théoriquement dans un cadre juridique et légal de plus en plus flou posant au final les limites de la République et de la démocratie, puis fatalement d’un de ses piliers : la liberté d’expression. L’actualité ne cesse de nous donner des exemples, notamment dans le cadre des affaires récentes entre culture européenne et islam, entre ce qui est sacré dans la culture européenne et ce qui est sacré dans les cultures islamiques, de cette limite et d’un impossible (?) dialogue des cultures et des civilisations dans une forme de respect mutuel. Je pense toujours à cette maxime : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » et à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme… Sans effort conjoint, ce débat me semble insoluble. Tabous et censure entretiennent un rapport évident de cause à effet. Celui qui transgresse prend un risque sans l’ignorer, qu’il s’agisse d’actualité ou d’art contemporain. Ce qui est insupportable est de voir ici, après tous les combats menés pour conquérir une telle liberté d’expression, tout à coup cet acquis remis en question par l’extérieur, ce que personne ne peut décemment tolérer. Il me semble qu’elle est, ici, sacrée. Le problème de l’appréhension du tabou d’une culture à une autre et au-delà des frontières est aujourd’hui un problème extrêmement délicat. À quel moment une société ou civilisation peut-elle censurer une autre société ou civilisation, lui imposer ses règles ? Malgré tout, Mounir Fatmi vient d’être censuré à l’Institut du monde arabe… Quant à l’art contemporain, il s’attaque majoritairement à d’autres tabous, vise à bousculer les consciences et les mentalités parfois de façon aussi stupide qu’inutile et parfois de façon très pertinente : lorsque Duchamp a présenté Fountain en 1917, ne posait-il pas d’une certaine manière les limites du règlement du Salon des indépendants de 1917 et ne testait-il pas encore les limites d’acceptation d’une époque où les avant-gardes ont éclos ?  Quand Vladimir Yankilevsky réintroduit la sexualité dans la peinture moscovite des années 1960, lorsque Ma Liuming et Zang Huan performent au village de l’Est, à Pékin, dans les années 1992-1993, et tentent de respirer une forme parfaitement inédite de liberté, quelque chose d’essentiel se produit dans l’histoire.

La censure est-elle toujours à mettre en opposition avec la liberté d’expression ? Est-il possible de censurer pour le bien général ?

Ko Siu Lan
Le week-end de sept jours, installation à l’Ecole des beaux-arts de Paris, Ko Siu Lan, 2010.

De quelle censure parle-t-on ? De celle appliquée en France aujourd’hui dans le domaine de l’art contemporain ? Il n’y en a pas. Et pour quel type de transgression ? Iconographique ou celle, sous-jacente et profondément indécente de l’argent et de l’ennui associés à l’inculture qui engendrent souvent des artistes stupéfiants de vide ? En termes iconographiques, je pense à l’exposition Jean Rustin à Créteil en 1982, qui a été censurée suite à une intervention policière, à l’installation de Ko Siu Lan en 2010 à l’Ecole des beaux-arts de Paris censurée par les dirigeants d’alors, enfin à la mise en examen il y a dix ans à Bordeaux des commissaires de l’exposition Présumés innocents pour diffusion d’images violentes et pornographiques. En réalité, dans le domaine de l’art, l’autocensure supplante très souvent la censure. Elle semble inspirée par le climat assez détestable « surprocédurier » et de froissements communautaires revendiqués.  Je ne vois pas qui ou ce qui a été interdit d’exposer ces dernières années. Dans le pire des cas, la presse évoque le scandale et soulève un débat, entachant ou non la réputation de l’artiste, celle du décideur qui rend visible l’objet du scandale. Et pour le bien général, lorsque le tabou émerge de l’iconographie, un panneau d’avertissement –  « Certaines images peuvent heurter la sensibilité du jeune public» –  suffit à régler le problème. En France, par exemple, et j’évoque ici un problème que j’ai bien connu, j’ai souvent été stupéfaite de voir la crainte que pouvait encore susciter la présentation publique des peintures de Jean Rustin, alors que de nombreuses installations, performances, vidéos, photographies pouvaient être cent fois plus choquantes que la figuration rustinienne. Je me demande d’ailleurs parfois si la peinture n’est pas un peu subversive ou ne tend pas à le devenir, pas celle qui représente absolument mais celle qui porte en elle une forme d’excellence. Et puis Rustin touche lui-même à toute une série de tabous : la désexualisation d’une relation amoureuse, la réalité d’un corps vieillissant, la démence, la solitude, enfin la mort et la réalité de celle-ci. Il me semble que le même problème d’autocensure s’est posé au Musée d’art moderne de la Ville de Paris au moment de l’exposition Larry Clark puisque le musée a décidé d’interdire l’entrée de l’exposition aux mineurs. La décision fut médiatisée et les mineurs intéressés virent les clichés de Larry Clark sur le Web… Censurer dans le sens autocensurer pour le bien de tous se produit très régulièrement, davantage par frilosité et craintes des procédures d’ailleurs, car, dans le domaine du « bien de tous », la plus grande confusion règne.[[triple-h180:1,2,4]]

Les différents médiums sont-ils égaux devant la censure ?

Evidemment non puisque la peinture n’est pas visible, en tout cas la peinture imaginée ici depuis plus de 50 ans… Quand elle l’est, c’est minoritairement ou dans des lieux privés, notamment dans les galeries. On la voit tout de même dans certaines institutions, mais de manière fragmentaire, au gré des vents et des envies, des cotes, de la mode, si l’on excepte les efforts du Musée d’art moderne de la Ville de Paris dans ce domaine. Le tissu des institutions françaises n’a plus réellement observé la peinture depuis des décennies, phénomène unique en Europe. Peut-être que la méconnaissance explique cette absence. Sans compter que le sensationnel, qui fait rage dans les médiums contemporains, n’est pas une de ses valeurs clés. Ses questionnements sont ailleurs, pérennisant la problématique de l’objet et de sa représentation « initiée » ou radicalisée par Picasso au début du XXe. Pensez-vous qu’à l’époque Duchamp et Picasso avaient conscience qu’ils divisaient inexorablement l’art français du XXe et du XXIe siècle ?  La peinture reste intellectuelle, posant des problèmes profonds, philosophiques et métaphysiques. Elle n’est pas qu’image de l’instant, inféodée à la pub et au design, vouée à s’effriter au contact de futures tendances toujours prêtes à éclore.  Enfin, tout dépend de ce que l’on entend par peinture, mais c’est un autre débat… Il faut se rendre capable de faire le tri dans ce domaine également. La réponse est bien évidemment non… Disons que les nouveaux supports s’exposent à la censure, les supports plus traditionnels sont très généralement en proie à l’autocensure…

L’« affaire Fountain » pose-t-elle les bases d’un malaise endémique entre œuvre d’art contemporain et public ?

Duchamp
Fountain, Marcel Duchamp, 1917.

« Qui est in, qui est out ? » Il y a un public pour l’art contemporain et un public « contre » l’art contemporain mal compris, qui déplore en réalité sa visibilité massive et excessive, et ce public a priori « contre » se voit systématiquement diabolisé. Il semble qu’il y ait aussi un public abandonné, voué à lui-même, en quête d’initiation culturelle restant souvent sur sa faim, complexé également par la dialectique accompagnant l’art dit contemporain. Le malaise est – à ce niveau-là – installé depuis des décennies. L’affaire Fountain m’a toujours semblé être une bonne blague qui a mal tourné… Même si l’urinoir de Duchamp était exposé sous le titre de Bouddha de la salle de bain, si je ne m’abuse… Duchamp, avec l’art du ready-made, introduit une nouvelle problématique au début du XXe siècle, celle du geste et de l’idée qui prévaut sur l’objet, même si l’objet a toujours, dans son œuvre, une importance. Les dérives actuelles me semblent avoir bien peu de saveur à côté de Duchamp, de Klein, de Fluxus, par exemple. Ce qui est certain est que tout ce que nous observons et pose parfois problème se réclame de Duchamp… Je ne sais pas ce que ce dernier penserait s’il était parmi nous aujourd’hui. J’ai souvent l’impression que le plus grand n’importe-quoi est réalisable en souvenir de lui. Il y a un autre problème dont on parle beaucoup moins, c’est le « syndrome de l’art moderne ». Une rumeur encore très vive se plaît à dire que rien ne fut acquis par l’état, en France, avant 1945 dans le domaine de l’art moderne et des avant-gardes… C’est faux. Kandinsky est entré dans la collection du Musée du Jeu de paume de son vivant entre 1934 et 1944, Picasso également, Kliment Redko lui-même a été acquis par André Dézarrois, conservateur dudit musée. Tout cela est vérifiable dans les dossiers d’achats de l’Etat qui sont conservés aux Archives nationales, sur l’inventaire si l’on manque de temps… En 1947 est inauguré à Paris le Musée national d’art moderne, qui en 1977 devient le Centre Pompidou. Il succède après guerre au Musée des artistes vivants du Luxembourg et au Musée des écoles étrangères contemporaines du Jeu de paume. Jean Cassou prend la tête du Musée national d’art moderne, nouvelle terminologie pour une nouvelle institution, pour un nouveau programme. Il semble que l’objectif numéro un du conservateur fut de pallier les manques de ses prédécesseurs en matière d’avant-garde, notamment André Dézarrois, évincé après guerre pour avoir sympathisé avec des mouvements d’indépendantistes bretons. Toujours est-il qu’un jugement de valeur esthétique entre en jeu à ce moment-là. Vous connaissez la suite : rattrapages modernistes puis rattrapages conceptuels, enfin course au progressisme et ne plus jamais laisser partir ailleurs ou laisser passer une formule esthétique novatrice et révolutionnaire. Depuis c’est comme cela et tout ce qui ressemble de près ou de loin à une forme de tradition est ignoré… Conséquence : il y a un an zéro de l’art et un messie – 1917 et Marcel Duchamp –, une problématique valable – celle du geste et de l’idée –, un art « officiel » – l’art conceptuel. C’est ainsi et nous ne pourrons rien y changer, même en écrivant… C’est le drame de notre époque. L’affaire Fountain a ouvert une brèche dans laquelle la France s’est engouffrée bien après 1945, soit longtemps après 1917. Si on laisse triompher l’amnésie programmée, si l’on occulte délibérément des pans entiers de l’histoire de l’art moderne et contemporain, le fossé entre un certain public et l’art vivant restera car une très grande confusion règne encore ici aussi, notamment en termes de qualifications et de compétences.

Les scandales d’hier sont-ils ceux d’aujourd’hui ?

Rustin
Couple près de la fenêtre, Jean Rustin, 1991.

On se souvient de l’Adam et Eve chassés du Paradis peints par Masaccio à la chapelle Brancacci à Florence dont les sexes furent couverts deux siècles plus tard de feuilles de vigne, tandis qu’à quelques centaines de kilomètres de Florence et quinze siècles plus tôt, à Pompéi et Herculanum, des phallus de bronze en érection ornaient les villas en guise de clochettes d’entrée ou de lampes à huile. Le Musée de Naples conserve, par ailleurs, un marbre de petites dimensions représentant un dieu Pan parfaitement masculin s’accouplant avec une chèvre. Une telle représentation sur la place publique aujourd’hui, par exemple à la place du désormais célèbre coup de boule de Zidane, serait parfaitement impensable, quoique… Jeff Koons et Oleg Kulik n’ont-ils pas versé dans ce genre d’imagerie ?  Ce qui est inquiétant est l’escalade dans le domaine de la pure volonté de choquer. Une tendance internationale – qui a du mal à passer toutefois – est aujourd’hui la cruauté. Vous souvenez-vous de Marco Evaristti, qui en 2003 avait présenté des poissons rouges nageant dans des mixers ? C’était au Musée danois Trapholt de Kolding.  Libre à chacun de broyer les poissons qui étaient vivants. Ce fut fait. Il y a eu un procès incriminant le directeur du musée pour « acte de cruauté envers les animaux », mais il me semble que suite à une parole d’expert en mixers ou poissons, artiste et directeurs furent relaxés car il était impossible que les poissons aient pu souffrir à une telle vitesse de broyage… Dans un cas comme celui-là, on passe un cap assez dément. Nous avons eu également droit à Guillermo Vargas Habacuc et au chien attaché dans une galerie du Nicaragua, à Gregor Schneider qui souhaite exposer un mourant dans un musée, au photographe Nebreda qui s’automutile et se photographie créant des clichés difficiles parfois à digérer, mais David Nebreda est un adulte qui fait de son corps ce que bon lui semble et n’inflige à personne d’autre ces petits supplices. Il sera sans doute toujours perpétuellement soumis au panneau « Certaines images peuvent heurter la sensibilité… ». Michel Journiac avait initié cette part du Body Art avec la Messe pour un corps et cela, une fois encore, n’engageait que lui et ses participants. Même phénomène avec Hermann Nitsch et ses vidéo-performances prises au Schloss Prinzendorf. Comment qualifier cette tendance ? D’auto-flagellatrice ? De décadente ? D’école de Sade à l’échelle de l’art plastique de la fin du XXe et du début du XXIe siècle ? La question est : tout cela entrera-t-il dans les mœurs prochainement et, surtout, quel sera le niveau supérieur dans l’art de la transgression ? L’art étant le reflet d’une société… Si les œuvres que je viens d’énumérer représentent notre époque…  Et, paradoxalement, relire Pierre Desproges trente ans après en dit long sur une forme de régression aberrante dans le domaine de l’expression publique et de la pensée.

 

Quelles sont les diverses natures des tabous contemporains ? Pourquoi certaines œuvres font-elles scandale ?

Manzoni
Merde d’Artiste, Piero Manzoni, 1961.

La pédophilie, la zoophilie, la sexualité publiquement pratiquée, l’urine, les excréments, le cannibalisme, tout ce qui fait sauter les limites d’acceptations culturelles et les frontières entre ce qui est de l’ordre de la vie privée et de la vie publique, ce qui est hors la loi. Ce qui fait scandale en France aujourd’hui, en marge de ce que j’ai cité précédemment, est tout ce qui est lié à un système de valorisation aux apparences maffieuses ou soviétiques avec politburo et apparatchiks, règles de comportements et idéologie à suivre au pas au risque de disparaître des champs de vision collectifs. Les prix atteints pour certaines œuvres, les réseaux, les rapports d’influences, la surmédiatisation de certains et le fait de « jouer » – en période de crise et de perte totale de repères – avec l’argent du contribuable choquent et scandalisent de plus en plus. Fred Forest est souvent là pour demander un peu de transparence. Exemple : la restauration des colonnes de Daniel Buren, la programmation de Jean-Jacques Aillagon au château de Versailles, lorsqu’on sait que les artistes soutenus par les pouvoirs publics français, par l’intermédiaire de deux ou trois personnes, sont ceux qui représentent des intérêts financiers privés colossaux ne profitant qu’à un tout petit nombre qui s’en amuse à l’échelle du marché de l’art international. Cela fait des années que l’on parle d’institutions à la traîne du marché, sans doute parce que les missions des conservateurs ont également muté. La mission scientifique du conservateur s’est considérablement étiolée au profit de la quête du mécénat, avec toutes les conséquences que cela suppose… Manzoni en vendant, en 1961, ses boîtes de merde d’artiste au prix de l’or avait inauguré le genre, Wim Delvoye le poursuit avec Cloaca, machine à fabriquer de la merde. Le vide et l’absence de sens indignent également : à titre d’exemple, les porcelets élevés autour de Wim Delvoye dans le but d’être tués, naturalisés, tatoués, exposés puis vendus, les animaux plongés dans le chloroforme de Hirst, le film impudique de la mort de la mère de Sophie Calle présenté à Venise en 2007 suscitent des interrogations sans réponses. Ce qui indigne et choque encore beaucoup est également tout ce qui est lié au fluide corporel, à l’urine, au sang, au sperme, à la masturbation publique, à l’orgie. Jan Fabre en est le chantre dans le cadre de ses mises en scène théâtrales. Mais il me semble que cela lasse plus que ça ne choque aujourd’hui… Le Piss Christ d’Andres Serrano a, quant à lui, posé un vrai problème, notamment à une époque où faire l’aveu de sa foi chrétienne est souvent sujet à moquerie. À titre personnel, j’aurais préféré qu’on pisse sur les dogmes de quelques bords qu’ils soient et je me remémore Romain Gary dans La nuit sera calme : « Je t’ai déjà dit que j’ai un côté chien, un côté instinctif déterminant, et si j’avais rencontré Jésus, j’aurais tout de suite remué la queue et je lui aurais donné la patte. » Ce qui est un peu injuste est que dans un pays libre où la liberté d’expression est sacrée, les chrétiens sont toujours les derniers servis, or ils ne sont pas tous les inquisiteurs d’hier, ils ne sont pas tous d’extrême droite ou fascistes… On peut être philosophiquement chrétien sans être catholique. Serrano pourrait-il faire la même chose avec Mahomet ou Bouddha ? Qui présenterait l’œuvre en France ? Comment la France critique réagirait-elle ? Je pose la question du courage et de l’audace dans l’art de la provocation. Les œuvres qui font scandale portent en elles la tentation ou le désir, la détermination de la provocation et, dans bien des cas, le tir est stérile.

La mort, ultime tabou ?

La mort dans l’art, c’est souvent Jésus, la crucifixion, la plaie, la douleur, les épines. La mort dans l’art, c’est le cadavre ; le Christ mort de Mantegna (v.1480), le Christ mort d’Holbein (1521), les Christs de Grünewald. Rembrandt avait peint en son temps une leçon d’anatomie bien connue de tous ; le romantisme est en partie né de la représentation réaliste de cadavres, si l’on se remémore Gros, Géricault et l’expérience du Radeau de la Méduse, Delacroix, etc. Le réalisme est né avec l’Enterrement à Ornans de Courbet. Aujourd’hui, la mort dans l’art, c’est Joël Peter Witkin, par exemple, et ses mises en scène fantastiques, magnifiantes mais suscitant bon nombre d’interrogations sur la névrose et les angoisses de l’artiste. Nous sommes passés de ces cadavres peints et photographiés aux cadavres de Sun Yan, par exemple. Un cadavre à l’état brut, exposé dans un musée est-il une œuvre d’art ? La galerie de paléontologie serait un formidable musée d’art contemporain qui s’ignore, les funérariums de nouvelles galeries d’art contemporain. Je ne suis pas certaine que le cadavre ou le dernier souffle de vie apporte des réponses à la question de la mort dans notre société. En regard de la façon dont cela se fait, on imagine volontiers que le prochain palier pourrait être l’exposition de la putréfaction et de la décomposition du corps. Cela dit, la question de la mort est une question très importante. En société, on ne regarde plus la mort, on ne veut plus la voir, on la fuit comme on fuit et dénigre le vieillissement et le temps qui marque nos chairs. On meurt vite, on abrège, on meurt hors de chez soi à l’hôpital et l’on reste en funérarium, ce processus salutaire engendre toutefois une forme de déni. La mort est devenue quelque chose d’aussi rejeté qu’insupporté chez nous… Or, il est aussi naturel de mourir que de naître et de vivre. Il me semble logique que des artistes réintroduisent la mort dans les champs de vision, mais faut-il encore que l’œuvre pose clairement le problème d’autant que la vanité le résout depuis des siècles. En Russie, par exemple, et dans les cultures slaves, en général, on part à cercueil découvert et il se passe tout un tas de choses auprès du corps ; on mange, on boit, on rit, on pleure, les enfants jouent, on vit près d’un corps l’espace de quelques jours, sans même se poser la question… Je crois qu’au fond on passe notre vie à oublier la mort et à oublier que ça va arriver. Tout va à l’encontre de cette échéance, absolument tout. Or, pour pouvoir bien vivre, il faut bien à un moment donné accepter de mourir. Tout ce qui est de l’ordre de la correction du corps, la dictature de la silhouette, le botox, la chirurgie esthétique, le « photoshopage », les avertissements permanents en termes de santé publique… Au final, on a l’impression que la terre entière nous invite à tout mettre en œuvre pour ne pas vieillir et ne pas mourir. Le cadavre tout comme la vieillesse et la chair imparfaite sont insupportés, donc intolérables dans l’art car c’est ce que nous allons devenir et, au cœur de cette question, je me demande si, aujourd’hui, ce n’est pas le réel et la réalité le grand tabou.

Crédits photos

Image d’ouverture : Installation signée Marco Evaristti © Photo Evaristti Studios – Fountain © Marcel Duchamp/Succession Marcel Duchamp/BUS 2012 – Merde d’artiste © Manzoni, photo Michele M. F., licence Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic – Couple près de la fenêtre © Jean Rustin, courtesy Fondation Rustin Maurice Verbaet – Installation à l’Ecole des beaux-arts de Paris © Ko Siu Lan

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