Carole Thibaut à Lille – L’écriture, une zone sensible

Présentée à la Maison des métallos en février dernier, Une liaison contemporaine fait escale au Théâtre du Nord à Lille, jusqu’au 18 décembre. L’installation immersive, imaginée par Carole Thibaut et réalisée en collaboration avec le collectif InVivo, plonge le public dans une relation amoureuse et au cœur de ses innombrables échanges numériques. A travers cette correspondance du XXIe siècle, où les mots créent l’histoire plus qu’ils ne la content, l’auteure nous entraîne dans une narration intime et émotionnelle. Elle cherche à saisir les arcanes de l’esprit amoureux, en livre certains secrets. Porté par la voix des protagonistes, le visiteur se laisse glisser au fil du récit, flotte dans un espace transparent à la fois physique et mental, oublie simplement l’heure. Traversé par des flux d’images, des refrains éprouvés et aimés, il se laisse bouleverser. En marge de l’œuvre, il peut également profiter d’une bibliothèque amoureuse et d’un confessionnal… amoureux, lui aussi !

Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre

Elle adore les livres. Combien de fois ne les a-t-elle pas observés ? Arrivés dans la sacoche du facteur, ils rejoignaient immédiatement le meuble aux portes de verre du salon. Enfermés à double tour, inaccessibles et dorés sur tranche, ils agissaient comme une irrésistible tentation. Mais au prétexte qu’il ne fallait pas les abîmer, chacun d’entre eux était interdit. « Je me souviens avoir très rapidement eu accès à la bibliothèque de l’école, mais mon obsession était d’ouvrir celle de chez moi. Quand j’ai enfin trouvé la clé, ce fut pour découvrir Les Fleurs du mal de Baudelaire, La Comédie humaine de Balzac, Les Rougon-Macquart de Zola… J’essayais toujours de resserrer adroitement la rangée de livres, mais ma mère a fini par s’en apercevoir… Et, finalement, par accepter que je les lise ! » Carole Thibaut a près de dix ans et découvre alors la littérature du XIXe siècle. Passionnée par l’écrit, la petite fille n’a de cesse d’accumuler les lectures et d’approfondir ses connaissances. Plus tard, elle s’adonnera au latin et au grec. Les mots lui permettent d’exister. Ils la construisent. Son envie d’entrer toujours plus profondément dans l’écriture la pousse vers le théâtre, cet « endroit absolument génial, prodigieux, presque mystique, où les mots vous traversent ». Vivre et travailler avec eux de « manière incarnée, charnelle » devient alors son but. Après le baccalauréat, elle poursuit des études de Lettres tout en entamant un parcours de comédienne professionnelle. Rapidement, elle s’intéresse à la mise en scène, « endroit beaucoup plus actif que le jeu ». Femme, elle sait qu’il lui faut travailler plus pour s’imposer et acquérir une légitimité dans un monde régi par des hommes. A 25 ans, désormais auteure, metteure en scène et comédienne, elle prend la tête du théâtre de Saint-Gratien, dans le Val d’Oise, qu’elle dirige pendant 6 ans. Egalement fondatrice de la compagnie Sambre, elle mène à bien de très nombreux projets théâtraux en lien avec la société, tant auprès des scolaires que des jeunes ou des femmes auxquels la parole manque ou n’est pas donnée. Toutes ses activités liées à l’écriture s’entremêlent et se nourrissent. Bête de travail et d’interrogation, elle ausculte inlassablement les rouages intérieurs de l’être humain et ses comportements. Tout ce qui l’irrite la questionne. Le numérique notamment. Mettrait-il en danger les livres ? L’idée est insupportable mais elle ne résiste pas : il faut qu’elle se frotte et éprouve ces nouveaux outils de communication textuelle. Evidemment, il n’est pas question d’utiliser les nouvelles technologies pour réaliser de manière augmentée ce qu’elle sait déjà faire. L’idée est bien plus ambitieuse : inventer ! Ainsi naît Une liaison contemporaine, fruit d’un long processus de réflexion et de création mené avec le collectif InVivo. A l’intersection de plusieurs mondes, l’œuvre est immédiatement soutenue par le Dicréam, le Centre des arts d’Enghien et La Panacée, à Montpellier. Mais il est toujours très difficile de faire entendre une voix transversale. Qualifiée au départ d’installation théâtrale, elle est aujourd’hui suivie de l’adjectif numérique. Bien qu’appartenant sans conteste au monde des arts plastiques, l’œuvre n’a pas encore trouvé (en dehors de ces partenaires « historiques ») de centres d’art pour l’accueillir. Une des raisons évoquée : fait état de trop de mots. Edifiant ! C’est donc au Théâtre du Nord, à Lille, que vous aurez la chance de la découvrir jusqu’au 18 décembre. Nommée avant l’été par la ministre Fleur Pellerin à la direction du Centre dramatique national de Montluçon, Carole Thibaut s’installera, quant à elle, en Auvergne dès janvier et sa nouvelle pièce, Monkey Money, sera visible en février au théâtre Le Carreau à Forbach, en Moselle. Rencontre avec une femme des mots.

Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre

ArtsHebdoMédias. – Le monde de l’art contemporain vous découvre. D’où venez-vous ?

Carole Thibaut. – Je viens de l’écriture. Toutes ses formes m’ont toujours passionnée et la passion doit se confronter aux réalités. Mon parcours a vraiment commencé par le jeu, la scène. Puis il s’est développé au fil de toutes sortes d’aventures autour des mots. Une liaison contemporaine en est une. Ensuite, c’est le regard des gens qui la place dans l’univers du théâtre ou dans celui du numérique. Je me méfie beaucoup des classifications et des écoles. C’est un peu mortifère. J’ai besoin de me balader, de faire des rencontres, d’être confrontée à des choses qui me dérangent ou m’interrogent. Penser que le livre n’était pas le seul support possible de l’écrit m’a au départ très fortement questionnée, sinon heurtée. Il faut dire que quand j’ai commencé à écrire, j’utilisais la plume ! J’aimais avoir ce rapport au papier.De l’écriture, vous êtes passée à la mise en scène.

Au départ, j’ai mis en scène les textes des autres, puis les miens. Comme une poursuite de l’écriture. C’est là où la réflexion a commencé à s’approfondir. Les mots restent toujours ceux que j’ai écrits sur le papier – sauf dans le cas d’une performance –, mais il y a une continuation de l’écriture en « 3D » qui s’inscrit dans la chair, des moments incroyables où les acteurs me révèlent ce que le texte contient. Il y a des thématiques qui reviennent constamment, alors même que je ne m’en aperçois pas forcément en les écrivant. Et heureusement ! Si on avait une totale conscience quand on écrit, tous les auteurs seraient essayistes ! A l’artiste, les choses n’en finissent pas d’échapper.

Qu’est ce qui a initié la réflexion menée sur le rapport entre l’écriture et le numérique ?

Cette réflexion a commencé lors d’une résidence à La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle. Franck Bauchard, qui à l’époque en était le directeur artistique, avait lâché la fameuse phrase de Marshall McLuhan : « Le message, c’est le médium », provoquant immédiatement une opposition farouche des écrivains présents. Il soutenait également que le livre n’était pas le support du théâtre, que le texte lui préexistait, que le papier n’était rien ! Comme les autres, au début je me suis arc-boutée tout en ayant tout de même envie d’en discuter. Quand une chose m’énerve, je me dis forcément qu’elle vient de soulever quelque chose en moi d’important que je me dois de creuser. Il faut dire que j’avais été sensibilisée au sujet quelque temps auparavant en travaillant sur une double correspondance, commande du Festival de Grignan qui m’avait remis un prix. Ainsi, j’ai croisé les échanges épistolaires de la femme de Molotov et de celle de Staline avec ceux, numériques, d’une journaliste russe, qui sera assassinée, et d’une jeune Tchétchène, qui se fera sauter dans le métro moscovite. La mise en scène de ce texte n’a pas été évidente. Par exemple, faire twitter en direct deux comédiennes ne fonctionne pas. Il y a quelque chose de laborieux, d’explicatif et de démonstratif qui empêche d’entrer au cœur de la relation. Il fallait donc faire autrement. Quelque temps plus tard, pour une autre pièce, j’ai été amenée à travailler avec une jeune équipe de créateurs de l’ENSATT (Ecole nationale des arts et techniques du théâtre) qui m’a permis d’aller plus loin dans le développement de l’écriture plateau. Je leur ai proposé ensuite de participer à ce qui allait devenir Une liaison contemporaine.

Comment avez-vous envisagé cette collaboration ?

Je souhaitais envisager en même temps le fond et la forme. Je ne voulais pas que le texte vienne s’insérer dans un dispositif mais que le développement de l’écriture fasse partie intégrante du dispositif créé. A ce moment-là, je m’intéressais beaucoup au sms, plus qu’au mail dans lequel je reconnaissais le même rapport à la correspondance que dans les échanges épistolaires. Le sms a inventé un nouveau type de relation qui n’existait pas avant lui, un échange écrit qui relève de l’oral par son instantanéité. J’ai eu envie de creuser dans cette direction sans pour autant montrer des comédiens utilisant leurs mobiles. J’ai donc cherché le meilleur sujet pouvant mettre en exergue cette pratique. Travailler sur la relation amoureuse s’est alors imposé. Il n’y a pas d’autre endroit où le rapport à l’autre absent/présent est plus fort. Bien entendu, je ne parle pas de la construction amoureuse réciproque, mais de la cristallisation, de l’obsession amoureuse, celle dont parle Barthes dans Fragments d’un discours amoureux, celle qui fait éprouver un vide sans rémission, un désir à jamais inassouvi. En résumé, il s’agissait de raconter une histoire d’amour à travers des sms.

Carole Thibaut, collectif InVivo, photo Alex Nollet, courtesy La Chartreuse

Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre

Parlez nous du processus de création.

Il a duré un an et demi ! Nous avons beaucoup imaginé, beaucoup testé. Par moment, nous avons projeté les mots tout en les disant, mais l’effet était redondant. Ensuite, nous avons tenté de les afficher sur les corps pour qu’ils les traversent. Nous avons ajouté de la fumée. Puis, nous avons intégré des évocations de lieux comme le train. Je nourris des obsessions sur le rapport amoureux, des choses qui m’ont toujours bouleversée, comme ces histoires adultères à la fin desquelles les deux renoncent au rapport passionnel pour retourner à ce qu’ils ont construit avec d’autres. Un de mes films préférés sur le sujet est Brève rencontre de David Lean. Très beau, en noir et blanc. Réalisé avec une véritable économie de moyens. Il se présentait comme un défi pour Une liaison contemporaine. Nous voulions travailler sur la force du mot, rendre compte de la fragmentation totale de soi et de l’autre provoquée par la passion. Il y a comme ça des endroits de folie ordinaire qui sont magnifiques. Nous avons décidé de travailler sans écrans, car ils font désormais tellement partie de notre vie qu’on ne les voit plus comme « écrans », d’intégrer des casques pour permettre une forme d’isolement et ensuite rendre indispensable le déplacement à l’intérieur du dispositif. Le corps se devait d’être en action. Nous avons finalement retenu trois vecteurs d’écrit : le dialogue sms, le mail – (tradition épistolaire et logorrhée incessante d’elle), et le récit, écrit par lui, recherche véhémente de reconstruction d’un passé définitivement perdu. Il y a aussi des géographies du temps et de l’espace, comme les cartes du tendre des précieuses du XVIIe siècle, qui montrent leurs cheminements. Tout est totalement imbriqué et s’il était possible de mettre l’ensemble des éléments bout à bout, on arriverait à reconstruire l’événement dans sa totalité, mais immédiatement il s’éclaterait de nouveau. A posteriori, il me semble avoir raconté une histoire de fantômes, de choses qui persistent, d’avoir exprimé un rapport au passé, à la mémoire. Je n’ai ni donné de clés, ni fermé le récit car dans une relation amoureuse, tout ne cesse de s’ouvrir.Nombreux sont les visiteurs qui ont été bouleversés.

Des gens très différents les uns des autres ont été profondément touchés. C’était très beau. Il y a eu des rencontres magnifiques. Beaucoup m’ont dit avoir reconnu des sms qu’ils avaient écrits… Certains trouvaient terrible de partager ainsi un moment fort de leur vie, d’autres étaient émus de comprendre que tout le monde peut vivre une telle chose. C’est comme s’ils prenaient conscience, en traversant l’installation, que cette histoire qu’ils avaient crue unique et ravageuse était universellement partagée. Le sms est probablement pour beaucoup dans cette sensation de réel, car il n’est pas encore approché comme un objet de fiction, un peu comme l’effet produit par le roman épistolaire au XVIIIe siècle que nombre de lecteurs tenaient pour vrai. Il a créé un  vrai trouble.

A Montluçon, allez-vous poursuivre cette réflexion sur les écritures numériques ?  

Une liaison contemporaine est le prolongement d’un parcours. Cette expérience pourrait être interprétée comme un pas de côté mais l’important est surtout qu’elle crée un nouveau chemin. Quand j’ai postulé à la direction du CDN de Montluçon, j’ai dessiné un projet qui s’appuie sur une exploration des écritures contemporaines, toutes celles possibles en résonnance avec une scène. Jusqu’où fait-on théâtre ? Cela reste à déterminer et c’est très bien ! Nous allons travailler sur quatre axes : les écritures narratives mises en scène avec un total respect de leur intégrité, les écritures orales, témoignages de la parole portée aussi par exemple par ceux qui ne peuvent écrire, la performance, jeu de l’écriture spontanée, et les écritures numériques. Je souhaite créer un lien constant entre toutes ces formes d’écrits, que nous puissions développer une constellation de possibilités de développement d’une pensée qu’elle soit rédigée sur une feuille ou travaillée à travers des liens hypertextes. Une revue semestrielle sera consacrée à la parole des artistes qui s’adonnent à leurs sujets de prédilection. Si leurs pensées ne sont pas forcément intellectuelles, elles sont intelligentes et traversent des zones sensibles et essentielles de notre monde contemporain. Il y aura par ailleurs des lieux associés et une plateforme sera créée pour croiser les tentatives menées par les uns les autres sur les différentes formes d’écritures actuelles. Elle permettra d’ouvrir de nouveaux champs d’investigation et de réflexion. Nous sommes souvent trop isolés dans nos métiers.

Pour plus d’infos, lire l’article écrit lors du passage d’Une liaison contemporaine à la Maison des métallos, à Paris.

Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre

GALERIE

Contact
Une liaison contemporaine, jusqu’au 18 décembre au Théâtre du Nord, 4, place du Général-de-Gaulle 59000 Lille. www.theatredunord.fr L’installation sera accessible aux horaires suivants : le 12 décembre de 15h à18h30 et de 20h30 à 22h ; le 15 décembre de 18h à 21h ; le 16 décembre de 14h à 19h30 et de 21h à 22h30, le 17 décembre de 17h30 à 18h30  et de 20h à 21h30 ; le 18 décembre de 18h à 21h.
Crédits photos
Une liaison contemporaine © Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre,Une liaison contemporaine © Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre,Une liaison contemporaine © Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre,Une liaison contemporaine © Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre,Une liaison contemporaine © Carole Thibaut, collectif InVivo, photo Alex Nollet, courtesy La Chartreuse,Une liaison contemporaine © Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre,Une liaison contemporaine © Carole Thibaut, collectif InVivo, courtesy Compagnie Sambre
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