Fred Forest à New York – L’art du défi

Sur un continent ou un autre, Fred Forest ne change pas ses habitudes ! C’est toujours et encore l’Institution, d’ici ou d’ailleurs, qui est interrogée, voire mise en accusation. Il y a quelques heures, il est entré au MoMA, à New York, pour y faire une « sociological walk », entendez « promenade sociologique ». L’artiste français y a parcouru les collections permanentes comme un touriste normal. Du moins en apparence. Filmée et photographiée par d’autres visiteurs complices, cette déambulation a été suivie par les abonnés de ses comptes Twitter et Facebook. L’ensemble des témoignages de cette performance, qui n’a pas dit son nom, est actuellement en cours de montage et un débriefing aura lieu dans quelques heures à l’AC Institute dirigé par Holly Crawford. Il sera mené par l’historienne de l’art, Stéphanie Jeanjean.

Paris, le 7 octobre 1974. Trois artistes français dévoilent le Manifeste I de l’art sociologique, qui sera publié dans le journal Le Monde trois jours plus tard. « Hervé Fischer, Fred Forest et Jean-Paul Thenot ont décidé de constituer un collectif d’art sociologique qui puisse fonctionner comme une structure d’accueil et de travail pour tous ceux dont la recherche et la pratique artistique ont pour thème fondamental le fait sociologique et le lien entre l’art et la société. (…) Le collectif d’art sociologique, par sa pratique artistique, tend à mettre l’art en question, à mettre en évidence les faits sociologiques et à “visualiser” l’élaboration d’une théorie sociologique de l’art. (…) Il recourt aux méthodes de l’animation, de l’enquête et de la pédagogie. En même temps qu’il met l’art en relation avec son contexte sociologique, il attire l’attention sur les canaux de communication et de diffusion, thème nouveau dans l’histoire de l’art et qui implique aussi une pratique nouvelle. » 

New York, le 23 septembre 2012. Depuis quelque temps, une communication bien orchestrée annonce pour cette date une performance « sauvage » de Fred Forest au MoMA. Autant dire que les vigiles de l’institution sont en éveil, car, bien entendu, aucun autorisation n’a été donnée, même pas demandée. Le musée est un lieu privé qui compte rester maître de sa programmation. Alors qu’il avait annoncé la réalisation d’un Mètre carré invisible, action théorisée par le critique d’art Pierre Restany (1930-2003), l’artiste français est bloqué dès l’entrée du musée et sommé de faire demi-tour sous peine de voir débarquer la police. Une discussion s’engage alors avec les gardiens, qui ne réalisent pas qu’ils sont « piégés » et participent sans le vouloir au tournage de The Conversation, seule performance réellement prévue ce jour-là ! « J’en aurais presque sauté de joie au cou du chef de la sécurité, un grand type plutôt sympa, qui me dépassait de trois têtes. Cette production transgressive se réalisait donc avec l’aimable concours des vigiles dépêchés en urgence par l’administration muséale ! Après cette première action fructueuse, j’ai pensé au MoMA comme à un champ d’expérimentation riche de promesses. Un terrain privilégié pour développer une pratique d’art sociologique, basée sur la critique des institutions. J’ai donc décidé de récidiver. »

Mercato San Severino (Italie), le 29 octobre 1983. Mario Costa, Fred Forest et Horacio Zabala signent le Manifeste de l’Esthétique de la communication. « La “réalité” est aujourd’hui constituée d’une multiplicité variée et simultanée de fonction d’échanges. Le contenu de l’échange devient de plus en plus secondaire par rapport à son mécanisme. Sans exclure la possibilité d’explorer l’univers de “l’implosion” et de “l’hybridation” des “signifiés”, nous soutenons la prépondérance des réseaux et des fonctions sur l’information elle-même. (…) » Fred Forest écrit cette même année : « La démarche dans laquelle je suis engagé est un travail qui prend pour objet la communication. Travail de réflexion, mais aussi pratique d’action à l’intérieur et sur ce champ. Cette position bouleverse les données classiques de l’activité artistique et en rend l’appréhension problématique. Nous assistons non seulement à un changement d’objet, mais aussi de moyens. Ce qui entraîne une modification profonde de la philosophie esthétique. »

Fred Forest
Fred Forest au MoMA

Paris, le 28 avril 2014. Dans le café, la plupart des tables sont déjà dressées pour le déjeuner. La musique trop forte couvre le brouhaha des consommateurs. Fred Forest, toujours ponctuel, débarque avec cette mine caractéristique de l’artiste pris en flagrant délit d’impertinence et de facétie. Dans quelques jours, il s’envolera pour la Grosse Pomme et toutes ses pensées sont déjà mobilisées par une nouvelle performance. « Le principe est arrêté, mais il faudra compter avec l’impondérable. Dans les arts de participation et dans le travail que je fais, il y a toujours une part aléatoire et c’est ce qui me stimule. L’art n’est pas une chose prévue à l’avance, mais la conséquence de tout un processus. » Et d’évoquer l’anecdote rapportée par un antique auteur, qui raconte comment le peintre grec Apelle est parvenu à représenter l’écume sortant des naseaux d’un cheval en jetant une éponge sur son tableau, transformant ainsi un geste de colère en effet désirable ! Dans la droite ligne de l’art sociologique et de l’Esthétique de la communication, Fred Forest joue avec l’information. Contrairement à la dernière fois, il a gardé « secret » le projet de performance au MoMA qu’il prépare, depuis trois mois, avec la complicité de l’AC Institute. « L’objectif s’inscrit dans ma démarche d’analyse critique. Je dénonce la toute puissance des institutions qui imposent des valeurs arbitraires, influencées qu’elles sont par les grands collectionneurs et le marché. Je pose sans cesse la question de la valeur d’un artiste ? Pourquoi, à continuité de démarche et forme originale égales, choisit-on d’exposer untel ou untel ? Agir pour faire parler : telle pourrait être la devise de l’artiste qui utilise la communication comme arme contre ceux qui, habituellement, en usent, voire en abusent. « Mon travail s’intègre dans une lutte de pouvoir. Si l’on considère que la culture et l’art sont des facteurs d’épanouissement et d’intérêt pour la société, alors ce que je fais est politique et touche également à l’économique. On pourrait aujourd’hui qualifier ma démarche d’art de marketing ! J’utilise les méthodes de ce dernier non pas pour vendre, mais pour faire des choses d’un point de vue artistique. » Pour ce faire, Fred Forest se sert des technologies. Depuis plus de cinquante ans, ce pionnier de l’art vidéo a manipulé la caméra, le téléphone, la télévision, le réseau Internet et désormais les smartphones, outils par excellence de la communication contemporaine.Mais attention ! Quand il se sert d’eux, ce n’est pas pour les promouvoir, seulement les utiliser comme accessoires d’une démonstration artistique.

New York, le 9 mai 2014. En ce jour de gratuité au MoMA, la queue pour entrer au musée est longue. Fred Forest compte mettre une bonne demi-heure pour atteindre son but : les collections permanentes du musée. Là, il n’est interdit ni de photographier, ni de filmer. Non loin de lui, réparties dans le public, six personnes attendent également pour entrer. Elles ressemblent à tous les autres visiteurs, mais sans elles point de performance. Elles sont chargées d’utiliser leurs téléphones portables pour enregistrer des images de l’artiste en train de déambuler de salle en salle, de 16 h 30 à 18 h. Pour cette « promenade sociologique », Fred Forest s’est lui même équipé d’une caméra, qu’il porte autour du cou, et des fameuses lunettes augmentées mises au point par Google ! Dans un bistrot non loin, Stéphanie Jeanjean, une autre complice, réceptionne l’ensemble des données transmises par l’équipe, auxquelles viendront s’ajouter celles capturées par l’artiste et dont un premier montage sera réalisé par Jean Guillaume Le Roux et finalisé par Yvana Samandova à Paris dans la foulée. « Je fais une simple visite au musée mais, dès que j’en sors, je crie au monde entier que j’ai fait une performance au MoMA et je mets au défi critiques et institutionnels de prouver que ce n’était pas une performance ! », s’amuse Fred Forest, qui profite de l’occasion pour questionner le statut de l’exercice en même temps que de provoquer l’emblème international de l’art contemporain.

New York, le 10 mai 2014. Journée de débriefing à l’AC Institut : Fred Forest est interviewé par Stéphanie Jeanjean, devant un parterre de personnalités du monde de l’art new-yorkais et de curieux. La Sociological walk  que l’artiste nomme également « visite augmentée » ou « simple visite » est l’objet de toutes les attentions. « Ma démarche est intuitive et c’est pourquoi je suis un artiste. Bien sûr, d’une action à une autre, je peux corriger, mais cela se fait dans l’improvisation. Ma pratique commande ma théorie. Et un de ses moteurs est le jeu. Parfois, j’arrive à ruser avec l’Institution, parfois non ! Si le buzz ne prend pas, ce n’est pas grave. C’est seulement partie remise ! » Mais l’Institution n’est-elle pas gagnante dans tous les cas ? « Tout ce que l’on fait peut être récupéré. C’est une règle. Faut-il ne rien faire pour autant ? Ce n’est pas ma position. Je suis un artiste qui fait front au système. C’est un choix. En ce qui concerne le MoMA a plusieurs manières de réagir : un, il m’empêche d’entrer, deux, il joue l’indifférence, trois, il m’achète l’œuvre ! » Gageons qu’une de ces institutions prendra bientôt Fred Forest à son propre jeu en lui ouvrant ses portes en grand. L’artiste antisystème au cœur de ce dernier : un défi que nous rêvons de voir relevé.

Fred Forest
Fred Forest au MoMA

Découvrez la vidéo de la sociological walk de Fred Forest au MoMA.

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© Fred Forest, © Fred Forest, © Photo Pierre Caron, © Fred Forest, © Fred Forest, © Fred Forest